Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Printemps 2004 - Vol.06, No.02
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Régulation et transformation sociétale, gouvernements et sociétés civiles


Elvire Bornand

Doctorante en sociologie, Université de Provence, Maison méditerranéenne des sciences de l'homme, Aix-en-Provence. Diplômes obtenus: 1999-2000: DEA sociologie, Université de Provence, Aix en Provence. 1998-1999: Maîtrise de sociologie, Université de Provence, Aix en Provence. 1997-1998: Licence de sociologie, Université de Provence, Aix en Provence. [email protected].

Yamina El Djoudi

Doctorante en Histoire de l'art, Université Paris X, "Economie, Organisation et Société". Diplômes obtenus: 2002-2003: DEA "Histoire et Cultures de l'Europe Méditerranéenne", Université de Provence. 2001-2002: Maîtrise d'Histoire de l'Art, Université de Provence. 2000-2001: Licence d'Histoire de l'Art, Université de Provence. 1999-2000: Maîtrise de Lettres Modernes Université de Provence. 1998-1999: Licence de Lettres Modernes, Université de Provence. [email protected].


Résumé

L'enjeu central de cet article est la détermination des conditions et des moyens par lesquels l'action vue comme processus se voit légitimée. Interroger le changement, c'est mettre en rapport des forces stabilisatrices et des forces réformatrices; les unes ne peuvent exister sans les autres, leurs interactions pouvant être étudiées en termes d'opposition, d'affrontement et de récupération. Après avoir mis en perspective les notions de changement et de réforme à travers la diffusion de l'idée de progrès et de la définition des relations entre des actions contestataires et des actions stabilisatrices, l'étude se concentre sur la qualification des spécificités du lien politique et des formes d'association qui font gouvernement - à travers les théories du pacte social - tout en interrogeant la dimension critique dont toute contestation est porteuse et la récupération dont elle peut faire l'objet. Pour illustrer ce propos et l'ancrer dans le présent, un exemple particulier de réforme lié à la recomposition des politiques culturelles est développé.

Mots clés: critique, politique, progrès, récupération, réforme.


Abstract

Regulation and societal transformation, governments and civil societies

The central stake of this article is the determination of the conditions and the means by which the action seen as process is legitimated. To question the change is to put in balance stabilizing forces and reforming forces; the ones cannot exist without the others, their interactions can be studied in terms of opposition, confrontation and take over. After having put in prospect the notions of change and reform through the diffusion for the idea of progress and the definition of the relations between actions of protestation and stabilizing actions, the study concentrates on the qualification of specificities of the political bond and the forms of association which make government - through the theories of the social pact - while questioning the critical dimension any dispute carries and the take over whose it can be the object. To illustrate this matter and to anchor it in the present, a particular example of reform related to the recombining of the cultural policies is developed.

Key words: criticism, politics, progress, take over, reform.


"Si le progrès se faisait régulièrement, si les abus étaient détruits à mesure qu'ils se manifestaient, les réformes introduites à mesure que leur utilité est généralement sentie, les améliorations opérées chaque fois que le temps est venu, les révolutions n'auraient pas de causes justifiables" (Ott A., 1855, p.631).

Qu'est-ce que réformer veut dire? La perspective de changement dont ce mot est porteur peut relever d'une amélioration, la recherche d'une situation meilleure, mais aussi de la volonté de rétablir une pureté originelle dévoyée, le regard plongé vers un passé archétypique d'un âge d'or ou du rejet de l'obsolescence. Des appels à la refonte des projets d'évolutions des sociétés occidentales adressés par les tenants des mouvements alter-mondialistes aux sociétés civiles comme aux gouvernants à la consécration en France d'un ministère de la réforme de l'Etat, l'air du temps est emprunt de volontés et de représentations du changement. La première des questions à laquelle il faut se confronter est celle de la nature et du contenu même de cette notion de changement. Dans un mouvement, qui s'étend sur les vingt dernières années, les modalités de construction et de production de l'action publique se sont diversifiées, intégrant des méthodes de gestion importées des théories du management privé. La concertation s'est imposée comme une méthode d'élaboration de ces politiques visant, par l'intégration en amont des projets d'individus ou de groupes représentatifs de la société civile, à éviter ou prévenir les conflits éventuels liés à l'application future des dispositifs mis en place. Cependant si la concertation représente bien une nouvelle manière de gérer la construction de l'action publique, il s'agit d'une innovation qui n'influence pas la structure même du système. En effet, le but demeure avant tout de légitimer les politiques mises en place et non de les remettre en cause. A ce titre, le rôle des experts préposés à l'explicitation des objectifs poursuivis semble bien plus important que la marge de manoeuvre réelle dont dispose les membres et représentants de la société civile pour contester les projets en amont de leur mise en oeuvre. L'exemple peut sembler anecdotique mais chacun a conscience que ce n'est pas parce qu'une mairie, lors de la mise en place d'une ligne de tramway, consulte pour avis ses administrés que ces derniers peuvent imposer leur vue sur le projet; tout au plus pourront-ils choisir la couleur du tramway parmi les coloris d'un panel pré-consenti. Il n'est évidemment pas question de nier toutes possibilités d'action réformatrice émanant d'un agent autre que l'Etat, mais de souligner que toute acte de réforme s'inscrit toujours dans un processus plus vaste qu'on ne peut juger qu'à l'aune de l'héritage structurel et intellectuel sur lequel le changement se construit. De même, on ne peut pas en prévoir à long terme la portée réelle. Les regards portés sur la réforme et plus largement le changement sont doublement portés vers le passé et l'avenir tout en étant résolument ancrés dans un présent insatisfaisant.

L'horizon spatial de régulation des politiques évolue, sous l'influence de l'intégration européenne de nouveaux principes imprègnent les politiques nationales, à travers la diffusion aux services publics de la notion de concurrence, la définition de l'intérêt général se modifie. Un double mouvement s'opère, mouvements protestataires et visée des gouvernements sont de portée continentale voire mondiale, alors que les besoins et aspirations des populations sont de plus en plus identifiés à de micro espaces à travers les idées de"bien régional" ou d'"intérêt public local" par exemple. Quelle est la place de la société civile dans ces transformations? Clients, bénéficiaires, citoyens? Selon la catégorie à travers laquelle la société civile est pensée, la temporalité et la nature des politiques changent, il faut donner une satisfaction rapide aux clients, régenter la durée des services auxquels ont droit les bénéficiaires des aides publiques, garantir au citoyen la conservation de ses droits et devoirs, si l'on ne veut pas rompre le contrat social qui fait société. Outre la nécessité d'atteindre une satisfaction à court terme dans le domaine matériel, les prises de position des collectivités territoriales peuvent transformer à long terme la vision d'un art en train de se faire; cela d'autant plus que la demande d'action culturelle se fait pressante: elle nourrit l'espoir et les malentendus.

L'enjeu central de notre analyse sera la détermination des conditions et des moyens par lesquels l'action vue comme processus se voit légitimée. Interroger le changement, c'est mettre en rapport des forces stabilisatrices et des forces réformatrices; les unes ne peuvent exister sans les autres, leurs interactions pouvant être étudiées en terme d'opposition, d'affrontement et de récupération. Ces mouvements sont dépendants des processus antérieurs dont elles ont hérités; certaines structures régissent des principes communs. En aucun cas, il est question de tabula rasa ou de bouleversement de l'existant. Les stratégies mises en place sont adaptation voire innovation, mais jamais il ne s'agit pas de création ex-nihilo. Ces questions seront abordées en confrontant les postures théoriques et les analyses déployées par deux chercheurs issus de champs disciplinaires différents, l'histoire de l'art et la sociologie des politiques publiques. Nous appuierons notre propos, d'une part, sur des éléments issus de la théorie des conventions, ainsi que sur les théories du pacte social, principalement dans la lignée de J-J. Rousseau et sur une conceptualisation de l'action dérivée des travaux de H. Arendt; d'autre part, nous nous baserons sur les avancées de R. Koselleck quant à la notion de temporalisation des concepts et sur l'expérience théorique de la récupération produite par Marcuse puis par l'Internationale Situationniste.

Après avoir mis en perspective les notions de changement et de réforme à travers la diffusion de l'idée de progrès et de la définition des relations entre des actions contestataires et des actions stabilisatrices, nous nous concentrerons sur la qualification des spécificités du lien politique et des formes d'association qui font gouvernement - à travers les théories du pacte social - tout en interrogeant la dimension critique dont toute contestation est porteuse et la récupération dont elle peut faire l'objet. Enfin pour illustrer notre propos et l'ancrer dans le présent, nous développerons un exemple particulier de réforme lié à la recomposition des politiques culturelles.

Progrès et action: le mouvement historique de l'espace public

De son introduction dans le nouveau champ de conscience historique à aujourd'hui, la notion de progrès déploie des contradictions de représentation et d'action concrétisée tout en conservant cette signification première qui la lie au champ réformateur. La conscience historique comme la notion de progrès semble se mettre en place au milieu du XVIIIème siècle: nous assistons dès lors à une inversion du sens de l'histoire, à l'organisation d'un nouvel espace de temporalité. Ce Sattelzeit, qui s'installe entre 1750 et 1850, voit avec les Lumières l'homme se dégager de l'image du Dieu chrétien et donc de la conception de Temps qui lui était associée; ainsi avec J. Guilhaumou (et la suite de R. Koselleck qui a développé la notion de Sattelzeit) pouvons-nous dire que "c'est bien au cours de la seconde moitié du XVIIIème siècle qu'une nouvelle expérience du temps s'impose en Europe. (...) L'immanence du temps s'incarne alors dans une forme linguistique, "l'Histoire", qui tend à devenir un concept réflexif, donc indépendant d'un objet et/ou d'un sujet précis " (Guilhaumou J., 2000, p.108). Simultanément, d'autres concepts apparaissent comme ceux de "mouvement", de "révolution", et au sein de concepts sociopolitiques ceux de "progrès" ou de "concept d'avenir". Libérer de la vision eschatologique du monde, l'homme n'en demeure pas moins attaché à l'idée d'un âge d'or: d'aucuns le reconnaissent dans l'état de nature (de la "cabane" de Laugier au songe pastoral de Bernardin de Saint-Pierre) quand d'autres (et parfois les mêmes) le placent dans un 'après' que le sens du progrès rapproche. L'idée de progrès se conçoit alors en regard d'une amélioration à l'image de Condorcet qui dans son Esquisse d'un tableau historique du progrès de l'esprit humain (1795) décrit neuf étapes déjà parcourues par l'homme avant d'en annoncer une dixième, à venir, qui mime ce que nous pouvons considérer à l'instar d'un progrès total, c'est-à-dire en infinie progression, au vu de la "perfectibilité"[1] de l'homme.

Cette notion de progrès s'assure d'une finalité (l'amélioration des conditions de vie de l'homme, souvent via les innovations techniques) sans se prévaloir d'une volonté de finitude. Ce progrès annonce une évolution sans bouleversement, et de fait nous transmet la nécessité progressive de réformes comme autant de transformations graduelles et nous dégage de l'instance de révolution. Si la notion de progrès conserve généralement un trait sémantique qui le place dans le domaine de l'amélioration, son champ de projection a fortement varié à travers les siècles. Alors que le domaine scientifique (voire industriel) a longtemps garanti ce progrès, il laisse dorénavant planer un doute, les capacités techniques affleurant aussi bien la promotion du bien-être de l'homme que sa possible annihilation[2]. Malgré les (ou du fait des) accélérations de l'histoire qu'a connu le XXème siècle, la notion de progrès semble plus encore que jamais liée à celle de réforme, repoussoir de la forme révolutionnaire. L'idée de réforme repose sur le sème de modification, de transformation; de fait, il n'entraîne jamais un bouleversement ou l'éviction totale de l'objet qu'il entend réformer. Ces manifestations permettent de repousser les horizons d'attente sans produire ni provoquer de brèche, s'assurant un fonctionnement reposant sur la "satisfaction différée".

Le terme de réforme, donc, est associé à l'idée d'une transformation, d'un changement. La réforme est à la fois un sens et une étape d'un processus plus vaste. Elle s'inscrit dans un cadre politique et temporel. Par la signification dont il est porteur et la voie qu'il indique, l'acte de réforme définit le juste et le souhaitable, il entend proposer une direction vers laquelle doit tendre la société dans son ensemble pour le bien de tous, ce 'tous' pouvant être entendu comme la communauté d'individus formant le corps politique et civil d'une société. En tant que processus, l'acte de réforme est une étape. D'un point de vue temporel, il s'inscrit à un moment de l'histoire des institutions d'une société. D'un point de vue politique, il s'inscrit dans des lois, définissant ce qui ne sera plus (rejet des dispositions antérieures), ce qui est, mais l'acte de réforme est aussi une promesse de ce qui peut être, le sens vers lequel tend la société, à travers la réforme, n'est pas contrarié par un possible futur mouvement contraire. La réforme n'est pas un acte de création, c'est un acte dépendant, la formation étymologique même du mot en est un indice. L'acte de réforme est une action sur ce qui est, cet acte est dépendant du passé - path dependent pour reprendre le concept anglo-saxon. Il s'agit d'une proposition de changement, mais qui ne remet pas en cause, tel que nous l'entendons, la forme même du gouvernement, de l'organisation de la société. La réforme n'est pas la révolution. Au début des années 1980, les lois de décentralisation, en France, réforment l'organisation politique et ses institutions. Des échelons de décisions territoriaux sont créés ou renforcés, en réponse au souci d'améliorer le fonctionnement de l'action publique, de renforcer le fonctionnement démocratique des institutions. Cette réforme met en question une organisation jugée dysfonctionnelle mais sans questionner les principes supérieurs communs, suivant la terminologie développée par Boltanski et Thévenot (1991), sur lesquels le gouvernement est établi. L'Etat se restructure pour mieux servir et exprimer l'intérêt général et la volonté commune de la société civile.

L'acte de réforme est une action et une représentation. La réforme s'incarne dans la construction de nouvelles règles générales qui s'intègrent à un système de règles préexistant. Une règle n'existe jamais seule mais par rapport à d'autres, le tout formant le système dans lequel les actions des individus et des collectifs s'insèrent. La règle contraint mais elle introduit aussi de l'incertitude. En effet, elle est prescription mais cette prescription est incomplète. La règle s'adresse au collectif, plus elle est précise moins elle peut être transposée à une pluralité de comportements. De ce fait, sa formulation doit être assez floue pour être adaptée à un champ large de possibles. L'incomplétude des règles implique un travail d'interprétation de la part de l'acteur. Pour effectuer ce travail d'interprétation, qui introduit de l'incertitude dans la construction de l'action, l'acteur mobilise des normes et des représentations, il s'appuie sur des principes supérieurs communs qui lui permettent de s'organiser. Reprenons l'exemple des lois de décentralisation. Interroger aujourd'hui la construction et la production de l'action publique, c'est en partie poser la question des conditions dans et par lesquelles existe une conduite locale ou territoriale de l'action politique et des politiques. Le corps de règles produit par les mouvements de décentralisation politique et de déconcentration administrative de 1982-1983 et 2003 structure cette action. Dans ce cadre, les collectivités territoriales produisent des conduites qui sont construites par les règles de droit tout en s'appuyant sur des espaces d'incertitudes que lesdites règles introduisent. Suivant l'interprétation des comportements prescrits à laquelle se livrent les collectivités territoriales, ces dernières peuvent stabiliser leur action dans le cadre légal légitimé ou adapter leur conduite en faisant jouer les règles entre elles. C'est le cas dans la construction des politiques de l'emploi, ce domaine est en droit de la compétence de l'Etat au niveau central, mais les collectivités territoriales peuvent y participer en s'appuyant sur l'incomplétude des règles fixant leur action dans le cadre économique et social. Parce que l'acte de réforme est à la fois un sens et une étape, qu'il s'appuie sur des structures et un cadre d'action hérités, il induit un ensemble de conduites possibles dont il ne peut prévoir ni contrôler tous les effets. La réforme porte en elle des éléments de conflit, en publicisant les principes sur lesquelles elle s'appuie, elle s'expose à la dispute, à la critique sur le sens général de l'action.

Questionner la réforme et plus largement les changements sociétaux, c'est opérer un double mouvement analytique, partant à la fois de l'individu et des interactions entre individus et du lien politique, c'est-à-dire, dans ce texte, des formes par lesquelles les individus s'organisent en sujets et objets d'un gouvernement. Dans La condition de l'homme moderne, H. Arendt (1961) développe l'idée que l'acteur se révèle dans la parole et dans l'action, les hommes se distinguent et révèlent par ce biais le monde dans lequel ils vivent et/ou aspirent à vivre. Le discours est la représentation du monde que l'on donne à voir à autrui, disant ce qui est ou ce qui devrait être (par la critique et la contestation); il s'agit toujours d'opérations de distinction. Pour reprendre une formulation empruntée à l'auteur, on ne peut dire une chose sans la comparer et la différencier de ce qu'elle n'est pas. Toute proposition qu'elle soit critique ou stabilisatrice s'inscrit dans l'existant. Si l'on s'intéresse aux termes par lesquels les critiques remettent en cause la forme et le sens actuel de notre société, on peut noter l'existence d'un conflit, interne à la critique, entre les tenants d'une vision du monde anti-mondialiste et ceux qui prônent un modèle alter-mondialiste. Cet exemple est porteur de deux opérations différentes de distinction. Le premier courant remet en cause le sens général de l'action (identifiée à la mondialisation), alors que le second tend à s'inscrire dans le processus à l'oeuvre en en redéfinissant les finalités. Il est important, à ce stade de développement de l'analyse, de préciser que la notion d'action telle qu'elle est ici entendue ne se limite pas à son acception courante. Dans l'action, les acteurs ne font pas, ils agissent. L'agir est différent du faire, l'acteur peut faire de manière isolée mais il ne peut agir qu'en rapport avec les autres. Etre capable d'action, c'est aussi être capable d'inattendu. Le faire est prévisible; en agissant, l'acteur introduit et profite de l'incertitude pour révéler une volonté et une identité. Par l'action et la parole, l'acteur en interaction, participant d'un collectif, ne signifie pas tout ce qu'il fait mais tout ce qu'il est. L'action est un révélateur, il est ici question de représentation, non plus au sens de normes et de principes véhiculés dans l'action, mais entendue comme expression d'une identité et d'une volonté. Des associations revendiquent ainsi l'existence de groupes qui ne sont pas visibles, pas représentés, en tant qu'entités organisées dans le domaine public. C'est le cas d'AC! (Agir contre le chômage), par exemple, qui par l'action et la parole révèle dans le domaine public les chômeurs en tant que groupe représentatif.

L'action ne peut exister que dans le domaine public, domaine du visible et de la représentation. L'action, en outre, ne peut se faire que dans la société, dans l'interaction entre acteurs ayant des référents communs. Cela signifie que l'action n'a pas d'auteur, isolé et identifiable, mais des porte-parole et des agents. "L'embarras vient de ce qu'en toute série d'événements qui ensemble forment une histoire pourvue d'une signification unique, nous pouvons tout au plus isoler l'agent qui a mis le processus en mouvement, et bien que cet agent demeure souvent le sujet, le "héros" de l'histoire, nous ne pouvons jamais le désigner sans équivoque comme l'auteur dans les résultats éventuels de cette histoire" (Arendt, 1961, p242). L'homme fort est un mythe, qu'il s'agisse de stabiliser et renforcer l'existant ou de le contester. Les actions, dans la parole comme dans l'acte, sont des constructions collectives, incarnées, certes, à certains moments, par des hommes. L'action étant révélation, elle a besoin d'être visible, identifiable, donc de s'incarner dans des porte-parole. On peut s'arrêter un instant sur l'existence et la conduite de ces porte-parole, et plus particulièrement revenir sur l'idée d'une incertitude irréductible inhérente à l'action, qui fait qu'il existe toujours une différence entre les finalités souhaitées de l'action et son résultat au terme du processus. L'idée de démocratie locale ou dite de proximité connaît un vaste succès aujourd'hui. Elle se construit, en partie, dans le jeu entre deux catégories d'acteurs, qui représentent la société civile, les élus et les associations. Ces dernières ont un rôle à la fois d'information et de contestation, elles représentent et défendent des intérêts. Il est à remarquer qu'au niveau local, les associations jugées représentatives par le corps politique, sont aussi des viviers dans lesquels de futurs élus locaux sont distingués. L'action a une pluralité de finalités possibles, tout en proposant à la société civile la possibilité de représenter ses intérêts de manière alternative face au pouvoir politique en place. Les porte-parole de ces intérêts peuvent à tout moment modifier la définition de leur identité et instrumentaliser la contestation dans le but d'être partie prenante du sens général de l'action.

L'action consiste à établir des rapports, par elle, des principes sont mis en équivalence. Boltanski et Thévenot (1991) ont ainsi proposé pour analyser ces opérations de mise en rapport et en équivalence un modèle fondé sur la définition de cités (cité inspirée, de renom, civique, marchande, industrielle - auxquelles s'ajoute la cité par projets). Chacune de ces cités repose sur des principes supérieurs communs aux membres qui la composent. La reconnaissance et l'opinion des autres sont ainsi les principes organisant la grandeur dans la cité de renom. L'équivalence permet de définir ce qui est juste et légitime et ce qui ne l'est pas. Ces principes ainsi définis encadrent la conduite des acteurs et détermine leur ordre de grandeur: plus un acteur fait valoir le caractère général de ses arguments, plus il a vocation à incarner la grandeur de la cité. Dans la cité civique, un acteur est plus ou moins grand selon le degré qu'il atteint dans l'expression de l'intérêt général et de la volonté commune. La force des actions réformatrices ou stabilisatrices réside, dans le domaine public, dans leur capacité à exprimer une action juste en montrant qu'elle est dans l'intérêt de tous, ou pour le moins du plus grand nombre. Ces courants s'affrontent en se disputant les principes supérieurs qui valident une action juste. Dans le domaine public, une action est toujours potentielle, elle dépend à tout moment de l'intensité de la coordination entre les acteurs et de leur capacité à dépasser ou à masquer leurs intérêts propres pour formuler une proposition politique. Le mouvement ouvrier à incarner, dans l'histoire récente, cette puissance commune, née d'une coordination dépassant un intérêt que l'on pourrait dire de classe ou économique et social pour proposer une forme de gouvernement. Le mouvement ouvrier s'est construit par l'abandon progressif d'arguments économiques liés aux conditions de travail et de vie d'une catégorie particulière d'acteurs en faveur d'une montée en généralité inscrivant les revendications de ce mouvement sur les droits civils et civiques des individus et non sur leurs spécificités économiques et sociales. Pour avoir la puissance nécessaire à l'imposition d'un mouvement de stabilisation ou de changement, un collectif doit avant tout montrer en quoi il ne représente pas une fraction de la société mais la société dans son ensemble, sinon il s'épuise.

La contractualisation du lien politique: l'espace de la critique?

A l'analyse du changement, des processus fixant le sens général de l'évolution de la société à travers l'examen des conditions et des caractéristiques de l'action de l'individu et des collectifs, il faut joindre une analyse du lien politique, plus particulièrement de l'accord contingent que trouvent les membres d'une société pour se constituer en entité politique. Après avoir posé la question des individus et de l'action, il faut envisager celle des formes prises par l'association de ces individus. L'idée de réforme est à situer dans le courant de réflexion qui s'organise autour des idées de droit naturel et de souveraineté. Le problème posé aux hommes est le suivant, si l'on s'en réfère à J-J Rousseau(Rousseau, 1762, p.12): "Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant. " Le contrat ou pacte social est cette forme d'association. Le contrat produit un corps social, une association qui ne peut être identifiée à une agrégation d'individus, qui est plus que la somme des parties qui le compose. Par le contrat social, l'individu perd sa liberté naturelle et gagne sa liberté civile et tout ce qu'il possède par propriété. La force commune qui lie entre eux les individus repose alors sur un intérêt commun qui donne corps et pouvoir aux institutions politiques.

Les théories du pacte social visent à établir "à quelles conditions un Etat peut à bon droit exiger l'obéissance de ses sujets et elles répondent à cette question par la supposition suivante: un certain nombre d'individus libres et égaux instituent par contrat un Etat souverain auquel ils sont de ce fait tenus d'obéir" (Terrel, 2001, p15.). Les auteurs des théories de pacte social essaient de définir ce qui fait la spécificité du lien politique et ce qui légitime l'autorité politique (le consentement de tout ou une majorité des membres d'une société). La loi est le principal appui sur lequel cette autorité est établie, en donnant le droit de commander et de légiférer à une autorité souveraine, les membres d'une société acceptent de se soumettre à des règles dont ils ne sont pas les auteurs. Le contrat est l'outil de pacification des rapports entre les hommes, en régulant les actions, droits et devoirs de chacun: il introduit de l'ordre et de la prévisibilité dans l'action. Ainsi le contrat premier, celui qui associent les hommes entre eux, a une fonction stabilisatrice. Il offre un cadre structurant, apportant par les principes qu'il produit, le gage d'une continuité des actions face aux sources de conflit potentiel.

Nous avons développé l'idée, dans la première partie de ce texte, que la construction et la conduite de l'action dépendaient de l'incertitude introduite à la fois par l'incomplétude des règles et par l'action elle-même. Si l'incertitude est condition et conséquence de la conduite de l'action, cette dernière pour s'établir par rapport à un sens général, prétendre à une montée en généralité, doit pouvoir prendre appui sur des fondements non contestés, stabilisés. Pour prévoir sa conduite future, l'acteur doit être en mesure de connaître et maîtriser l'enchaînement des événements et actions passés et présents. Le contrat social assure cette stabilité. Le contrat ou pacte social donne pouvoir de commandement à l'autorité souveraine, par le contrat, suivant la théorie développée par Hobbes (1642) s'effectue une transaction du droit: chaque citoyen délègue à l'Etat une partie de ses droits en échange de la promesse que l'Etat veillera à la préservation de ses intérêts. Le pouvoir de commandement est instauré par le contrat social; si son fondement est contractuel, sa nature, elle, ne l'est pas. Cela veut dire que commander, ce n'est pas négocier. On remarquera qu'une des transformations de l'organisation de l'Etat est aujourd'hui marquée pourtant par la prolifération des formes contractuelles, relevant de l'idée que la relation, par exemple, entre Etat central et collectivités territoriales est négociable (contrat de ville, contrat de plan Etat- Région). Il apparaît ainsi que l'objet même de la conduite des politiques publiques peut être débattu et disputé. Cela pose la question de la réforme d'un point de vue que nous n'avons pas encore abordé. La chose publique pouvant être négociée et disputée, en dehors des temps prévus pour la participation de la société civile au déroulement de l'action politique - et ce dans un cadre différent, car la possibilité de négocier n'obéit pas aux contraintes du contrat social initial -, il ne s'agit plus d'un accord entre l'ensemble des membres de la société mais de négociations plus ou moins localisées: un maire peut, en accord avec d'autres collectivités territoriales, mener une négociation avec l'Etat sur la mise en place de conventions particulières (une prime pour les chômeurs par exemple ou des moyens de transports gratuits pour certains publics) et ce sans que le résultat de cette négociation bénéficie au reste de la société, la négociation étant territorialisée. Les notions de droit naturel (droits et devoirs des individus en dehors de toute appartenance), de souveraineté et de contrat ou pacte social sont aux fondements de nos conceptions des notions de réforme, de changement mais aussi de critique ou contestation des pouvoirs en place.

Deux éléments clefs permettent de saisir comment s'organisent les rapports entre pouvoir politique, changement politique et critique du politique: le droit et la convention. Les individus se soumettent à un Etat par le pacte social qu'ils établissent. Cet Etat établit, par voie législative des règles qui organisent la société, qui déterminent ce qu'un citoyen peut ou ne doit pas faire, ses droits et devoirs. A côté du droit existent d'autres règles qui, elles aussi, structurent la société, les conventions, au travers des coutumes et des traditions, par exemple. L'Etat se fonde principalement sur le droit pour agir, adapter et stabiliser sa conduite, pour fonder des coordinations permettant une action s'émancipant en partie de ces règles de droit; les acteurs s'appuient sur des conventions, qui fonctionnent comme une médiation entre les intérêts particuliers des acteurs en interactions, leur offrant la possibilité de construire une action sur un bien commun renouvelé. Lorsque les conventions, qui naissent dans ces coordinations localisées, sont diffusées et obtiennent l'adhésion du plus grand nombre, elles peuvent être formalisées dans le droit et devenir ainsi des règles structurant la société dans son ensemble. Parler de réforme, de transformation, implique que l'on s'intéresse à la critique. Nous retiendrons de la notion de critique, qu'elle ne "(...) prend sens (...) que dans un différentiel entre un état de choses désirables et un état de choses réel". (Boltanski, Chiapello, 1999, p69). La critique est à la fois une dénonciation et une construction, la dénonciation de ce qui est et la construction de ce qui devrait être. L'Etat, lorsqu'il met en place une réforme agit sur le droit; les critiques qui émanent de la société civile, agissent sur les conventions pour contraindre l'Etat à agir sur le droit. Par la critique, un mouvement dénonce certaines conventions pour en appuyer d'autres, dénonciation de la morale bourgeoise, du conservatisme des institutions culturelles et mise en avant de la liberté des moeurs et du bien-être. Lorsque la critique rencontre un large public, par la force de ces porte-parole et/ou sa diffusion médiatique, elle se dilue. En forçant le trait, on pourrait oser dire que la critique s'arrête quand elle convainc, lorsque les conventions que portent la critique sont reprises par les pouvoirs contestés, elles s'inscrivent dans le droit et cessent de représenter une alternative.

Ainsi l'Homme unidimensionnel de Marcuse (1968) posait comme trait caractéristique de cette société sa faculté d'absorber les forces d'opposition qui la menacent. Marc Jiménez résume justement cette proposition de Marcuse en écrivant que "l'accroissement du bien-être matériel et la possibilité que se donne le système de satisfaire des besoins qu'il a lui-même suscités ou créés désamorcent les velléités de contestation. Cette acceptation et cette intériorisation des règles du jeu de la part des gouvernés montrent le parfait fonctionnement de la désublimation répressive: en fin de compte, elle assure la cohésion sociale" (Jiménez M., 1997, p379).

Prenons un exemple de cette récupération par le système d'une force de contestation. L'Internationale Situationniste (1957-1972), groupement essentiellement artistique les premières années qui reniera cette pratique rapidement, est tout de suite consciente du pouvoir de la récupération: elle en prend acte et tente de la défier. Ainsi, la connotation situationniste dont sont tributaires les événements de 68 est due à cette pratique du détournement, tant dans les émissions radiophoniques, par les comics, les romans-photos et les photographies à caractères pornographiques. Comme le rappelle G. Marelli, le fait de retourner à son avantage ces instruments de conditionnement du pouvoir aura été "l'idée la plus intéressante, et la plus chargée de nouveauté, de développement possible, que les situationnistes ont réalisée puis répandue dans le milieu révolutionnaire" (Marelli G., 1998, p.297). Etant admis qu'"esthétiser la politique ce serait donc occulter la part de raison pour user prioritairement de cette émotion esthétique produite par un spectacle d'un genre nouveau. Avec l'esthétisation de la politique on est sur le versant où l'art, lorsqu'il est conjoint à la politique, est au service de la propagande étatique", (Wahnich S., 1998, p.10). L'Internationale Situationniste récupère alors ce type propagandiste au service de la révolution, et soumet un "esthétisme révolutionnaire" qui lui fut propre avant d'être à son tour récupéré et désamorcé. L'une des récupérations les plus symptomatiques de l'IS à cet égard est la mise à profit par le monde médiatique de l'expression introduite par Guy Debord de "société du spectacle", la dénaturant par la simplification pour lui faire prendre corps à la réalité du monde même qui la récupérait. Cependant la spirale de la récupération fonctionnant par delà sa propre absorption, un nouveau flux peut réamorcer une contestation.

Nous l'avons déjà noté, par son passage à la convention puis à la réforme, la contestation se voit récupérée et, par la même, rendue inopérante. Le caractère subversif et éminemment politique de certaines pratiques artistiques peut connaître la même variation; dès lors, c'est l'assimilation qui conduit à une réforme du regard spectatoriel. La radicalisation des pratiques artistiques, des avant-gardes aux nouvelles gardes contemporaines, a fait du discours artistique et des critiques qui l'entourent une donnée incontournable de la contestation internationale. Aujourd'hui encore (et de plus en plus ces dernières années) l'art entend énoncer et contester le monde qui l'a vu éclore. Car, à l'instar de Paul Rebeyrolle, nous pouvons croire que "que la peinture non seulement peut mais se doit d'être un art très politique. (...) on ne devrait peindre que des tableaux indispensables" (Rebeyrolle P., 1994, p. 130-131). S'il parle en peintre, nous pouvons élargir ce propos à toutes les pratiques, sans en dénaturer le sens de nécessité d'un art politique, et cela quel que soit le degré de contestation qu'il assume, la constatation pouvant agir comme détonateur. Pourtant, en insérant ces pratiques au sein du marché et/ou de l'institution, plus que de permettre à un large public de les "rencontrer"[3], leur est infligé un revers de sens, l'assimilation. Elles se trouvent dès lors désamorcées. Elles le seront plus encore après leur insertion dans le domaine de la pédagogie: reléguées au passé, on entend leur faire perdre toute vision pour l'avenir. S'amorce et se clôt alors l'image figée d'une contestation d'hier. Mais un pendant à cette réforme du regard existe: malgré l'affadissement dû à l'habitude du regard et à l'atténuation du sens, cette "rencontre" aboutira à un changement au sein de ce regard et cela quelle que soit la portée de cette évolution.

L'envers et le revers d'une réforme culturelle: la création des Fonds régionaux d'art contemporain (FRAC)

En mettant en place une instance comme les FRAC (Fonds régionaux d'art contemporain), le ministère de la Culture français inscrit comme objectif: "le développement et la diffusion de toutes les formes de la création contemporaine (...); une politique d'acquisition originale (...); la sensibilisation du public des régions aux formes contemporaines des arts plastiques"[4]. Outre ces promulgations, le fonctionnement effectif de ces 22 FRAC engendrera des conséquences connexes qui retentissent aujourd'hui encore tant pour un public professionnel que pour le public-spectateur. Ces deux instances se verront par ailleurs doublement affectées, comme public donc, mais aussi comme citoyen, les FRAC étant irrémédiablement liés à la sphère politique que représente la Région (en tant que collectivité territoriale) puisqu'ils ont pour base un partenariat de l'Etat via la Drac (direction régionale des affaires culturelles, représentant déconcentré du ministère de la Culture) avec la Région. Intéressons nous donc à ces différents points de vue.

Replacée dans l'histoire générale des politiques dévolues à l'art, l'émergence de ces fonds se dessine en rapport aux paliers généraux qu'aura connus le ministère de la Culture de sa création en 1959 à la mise en place de ces fonds en 1982. Pourtant plus qu'une réforme dans l'ordre des politiques culturelles, la mise en place des FRAC s'affirme comme un bouleversement du panorama de l'art contemporain en France, "parent pauvre" de la culture, et est perçue à l'instar d'une création. Cette création effective à travers la circulaire du 23 juin 1982 fait souffler un vent d'espoir dans les rangs de l'art contemporain (particulièrement pour ses acteurs), puisqu'elle se présente comme une véritable révolution dans le paysage morne de l'art contemporain français. Par ailleurs, les objectifs qu'elle sous-tend comme les aspirations qui ont présidé à son élaboration jettent et projettent son regard vers un âge d'or de l'art français, avant la domination américaine sur les marchés internationaux. De plus, elle est parallèle à une embellie du marché dans les années 80 ce qui tend à accentuer cette euphorie première. Rapidement pourtant, ces fonds trouveront nombre de détracteurs dans le milieu des professionnels de l'art (artistes, marchands, critiques...). L'accusation de clientélisme est évoquée: reproche est fait à ces fonds de plébisciter toujours les mêmes artistes, toujours les mêmes galeries, et cela même si, chiffres à l'appui, le contraire est démontré. La fronde anti-contemporain y trouve un nouveau point d'appui pour son rejet. A l'opposé, d'autres y voient un moyen de récupération de la contestation artistique. Tous s'entendent à critiquer l'éventuelle élaboration d'un nouvel art d'Etat, subventionné et aseptisé[5]. D'autant que le FRAC a aussi pour mission la "sensibilisation" du (ou des) public(s).

Les objectifs définis en 1982 (qui n'ont jamais, malgré l'accroissement de ces structures, subi de modifications), comme son organisation et son fonctionnement, par le flou catégoriel et la généralité de ses propositions entraînent une démultiplication des possibles quant aux publics concernés par son action et aux territoires dévolus à celle-ci. Les notions mêmes de territoires et de publics s'entremêlent, comme le rôle imparti à chacun des partenaires (le ministère via la délégation aux arts plastiques mais aussi son représentant déconcentré la DRAC, et la Région).

Cette structure se doit donc de "contribuer au rattrapage des inégalités constatées entre certaines régions" (circulaire du 23 juin 1982) afin d'homogénéiser la diffusion de l'art contemporain sur tout le territoire (de la Région, mais aussi et par extension, de tout le territoire français), de sensibiliser tous les publics de celui-ci, mais aussi de définir une politique d'acquisition cohérente et de qualité et parallèlement susceptible de redynamiser la jeune création, et se voit bâti sur un duo de fondations inconciliables, la démocratie culturelle et la démocratisation culturelle. Année après année, les FRAC (dont la délégation aux arts plastiques a fêté les vingt ans, avec un an de retard, à travers une vaste série d'exposition, "la plus grande manifestation d'art contemporain jamais organisée en France", proclame la communication attenante à cette manifestation) se sont développés (FRAC dit "de seconde génération"), accentuant par là même la confusion des genres, des attributions et des territoires d'action. Le problème soulevé tient à une confrontation du sens. Ainsi de nombreux interlocuteurs au sein même des FRAC reconnaissent l'enjeu symbolique que l'institutionnalisation de l'art invoque. Ainsi peut-on lire qu'"un FRAC, comme un musée, peut fonder notre conscience de l'art comme art" (Mangion E., FRAC, 2000, p.21)pour reprendre l'expression de Merleau-Ponty"le musée fonde notre conscience de la peinture comme peinture" Merleau-Ponty, 1969, p.102). Cette force d'élaboration du sens se joue au regard des publics[6] sans pour autant leur laisser en appréhender les règles du jeu, puisque, de plus en plus, leur prise en charge dans les FRAC et dans les musées tend à se confondre, charriant son lot d'assimilation des rôles[7].

Pourtant, aucune concertation ni aucune proposition de changement ne semblent à l'ordre du jour, qui permettraient à ces structures de clarifier et leur rôle et la place de chacun des partenaires en jeu.

Dès l'aube de leur création, les fonds régionaux ont représenté les vitrines idéales pour un chantier de réforme de plus grande ampleur, l'entreprise de décentralisation. Ils apportent une légitimité de fait à une instance encore de faible portée politique et symbolique - l'entité régionale - et lui garantissent une image culturelle progressiste. Ils plébiscitent par leur organisation et leur fonctionnement une gestion décentralisée et déconcentrée, l'Etat conservant un droit de regard et une mainmise sur ces fonds. Ce partenariat peut aboutir à des conflits d'intérêt, chacune de ces deux instances appréciant en son sein des enjeux parfois divergents: ces conflits retentissent particulièrement au seuil des échéances électorales (nous le constatons particulièrement à travers le tour "régional" que la Région entend parfois insuffler à ces fonds régionaux d'art contemporain quand le ministère entend conserver sa position d'origine - qui fait la richesse de ces structures); d'autant plus que l'Etat tend à se désengager financièrement quand la Région voit sa participation croître d'exercice en exercice, les frais de fonctionnement et les attentes des FRAC dorénavant arrivés à maturité ayant considérablement augmenté les subventions premières.

Jusqu'à présent les variations d'usage et de principe qu'ont connues les FRAC ont été contingentes des nécessités rencontrées: ce fut le cas d'une part pour son passage d'une idée de fonds à l'élaboration de collections, et d'autre part pour la sédentarisation de cette structure dévolue en première échéance à n'être qu'un fonds sans mur. Pourtant, depuis quelques années, une réforme des statuts entend se mettre en place puisque les fonds régionaux, qui ont pour la plupart opté pour la forme associative, ne se voient couverts par aucune clause d'inaliénabilité des oeuvres achetées et cela malgré ce que stipule l'un des articles du statut de l'association FRAC[8]. Depuis plusieurs mois, l'EPCC[9], établissement public de coopération culturelle, semble en être l'aboutissement(la signature de ce type de charte n'est pas une obligation; par ailleurs, elle ne touche pas exclusivement les FRAC). Mais outre cette clause, cette réforme des statuts laisse entrevoir des modifications plus larges qui pourraient définir une nouvelle donne pour les FRAC et pour son exemplaire partenariat Etat/Région: ainsi pour créer un de ces établissements, il faut que l'ensemble des parties intéressées coopère en son sein, ces parties pouvant être des collectivités territoriales ou une coopération d'une ou de plusieurs collectivités avec l'Etat. L'Etat n'est donc pas obligatoirement partie prenante au sein des EPCC. Cette éviction possible de l'instance nationale pourrait, si elle venait à prendre forme, nettement bouleverser la donne pour les fonds régionaux. Nous ne pouvons que constater une coïncidence de fait entre le nouvel élan de la décentralisation et les nouvelles dispositions qui se font jour.

Tout au long de cet article, nous avons interrogé la notion de changement, questionnant à travers elle l'idée de réforme. Nous avons considéré successivement les notions de progrès, d'action individuelle et de coordination du collectif, de pacte social, de règle telle que le droit et la convention et de récupération. A travers cet examen, nous avons voulu démontrer que toute action prend place au sein d'un processus, que l'on ne peut analyser le changement qu'en le replaçant dans une pluralité de temporalités. La contestation, et plus largement toutes les opérations critiques, ne prennent place qu'au sein du modèle qu'elles tendent à remettre en cause. La plupart des conduites quotidiennes se rapportent au faire, c'est-à-dire à une production pouvant être menée par des individus isolés et reposant sur des normes et des pratiques incontestées. L'action, elle, est "agir", c'est-à-dire une production collective de représentations et d'actes reposant sur des opérations de distinction. En ce sens, principalement, le changement est entendu comme un processus hérité, reposant sur l'existant et ne pouvant donc être conduit que dans un double rapport: celui qui lie les individus dans l'espace public et celui qui l'oppose à des représentations, des principes tous reconnus comme juste par une partie de la société mais ayant à démontrer leur universalité.

Nous aimons à entrevoir dans nos visions du passé ou dans nos espoirs à venir l'incarnation d'un âge d'or. C'est de lui que nous tentons de nous rapprocher à chacun des changements que nous générons. Pourtant à l'instar de ses tentatives réformatrices, cette évocation varie d'une époque à une autre, d'un individu à un autre. Comment admettre que, quelle que soit la conception de l'âge d'or que l'on perçoit, aucune ne touche jamais l'homme? Que cet absolu motive des actions (à moins qu'il ne les démotive?) sans pouvoir admettre sa réalisation?

"Plus le monde change, plus il reste le même" (J. Carpenter, 1997)

Elvire Bornand
Yamina El Djoudi

Notes:

1.- On lira au sujet de ce terme l'article de R. Koselleck, "The Temporalisation of Concepts", dans lequel l'auteur interroge, entre autre chose, l'élaboration des termes"perfectionnement" et "perfectibilité", le premier apparaissant au début du XVIIIème siècle quand le second se forge avec Rousseau (qui voit dans ce pouvoir de l'homme à se changer lui-même une "catégorie métahistorique").

2.- Nous ne retrouvons d'ailleurs pas ces points de vue contradictoire au sein des courants militant pour "un autre monde". Il est aussi évident (et est-il nécessaire de le rappeler?) que la notion de progrès et ses matérialisations varient d'un espace géographique et culturel à l'autre.

3.- Le mot "rencontre", comme palimpseste, autorise un "effet de surimpression" qui nous ramène aux notions de hasard et de choc, de combat et de contact (malgré l'atténuation de sens qui a pu être infligée à l'objet de cette rencontre). Il renvoie à l'idée de l'étymologie barthienne et à la définition générale du substantif "rencontre".

4.- Se reporter à la circulaire du 23 juin 1982.

5.-...alors même que l'ampleur des collections réunies par les FRAC nie cette assertion.

6.- Nous parlerons DES publics au vu des innovations apportées par la médiation culturelle. Ainsi de nombreux FRAC possèdent dorénavant un "service des publics", sa mission de sensibilisation - qui passe majoritairement par le public scolaire - étant déterminante.

7.- Les FRAC, en tant que structures de moindre ampleur, n'ont dans l'immédiat pas rencontré ce problème qui se pose de plus en plus aux structures muséales, celui de la dérive marketing: "le public n'est plus considéré comme une masse, mais comme segmenté de façon multiple par des spécialistes du marketing, selon des profils sociaux et des styles de vie. Le capitalisme a cessé, donc, d'être organisé strictement du coté de la production. Il dépend maintenant de la consommation" (MacDonald, 1993, p20).

8.- L'inaliénabilité est une conséquence du domaine public, et ne peut donc pas agir dans le champ associatif, puisque celui-ci est le fait de personnes morales relevant du droit privé.

9.- Journal officiel du 5 janvier 2002, loi no2002-6 du 4 janvier 2002.


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Notice:
Bornand, Elvire et El Djoudi, Yamina. "Régulation et transformation sociétale, gouvernements et sociétés civiles", Esprit critique, Printemps 2004, Vol.06, No.02, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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