Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Hiver 2004 - Vol.06, No.01
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Éditorial

Groupes minorisés et ethnies discriminées: Des processus de nomination et de désignation de l'autre


Jean-Louis Olive

Maître de conférences en sociologie et anthropologie à l'Université de Perpignan. Directeur-adjoint du laboratoire de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines: Voyages, Echanges, Confrontations, Transformations. Parcours méditerranéens de l'espace, du texte et de l'image (VECT - EA no 2983, sous la direction du Pr. Paul Carmignani). Responsable scientifique du groupe de chercheurs de l'Axe IV du VECT: Sociologie et Anthropologie des Labilités, des Altérités et des Mobilités (sous la direction du Pr. Ahmed Ben Naoum).


"Pour faire de la bonne sociologie, il faut d'abord aimer les hommes."
(Roger Bastide, 1948)[
1]

Comme l'affirmait aussi Roger Bastide, pour faire de la bonne sociologie ou de l'anthropologie, il faut avoir des "dons particuliers" (Bastide, 1971, p232), comme la reconnaissance de l'autre ou le respect, ne serait-ce qu'à travers ce que l'on en dit, la manière dont on le dit, notamment celle dont on le nomme. La nomination de l'autre et la dénomination ethnique des autres, en tant que groupe, communauté ou société, marquent le sens de la relation de l'altérité à l'identité, comme elles posent le problème de l'ethnicité, prise ici dans le sens où l'entend Eric B. Hobsbawm (1993, p52): "Je qualifierai donc d'ethnique tout groupe qui, pris comme un tout, se différencie de façon permanente des autres groupes qui vivent ou interviennent sur un certain territoire; cette différence s'opère par le nom, par les caractéristiques qui sont censées le distinguer des autres et, bien entendu, par les traits communs aux membres du groupe, qu'ils soient réels ou seulement supposés réels."

On est moins minoritaire que supposé tel, et toujours en relation aux majoritaires. Il y a déjà longtemps, Fredrik Barth a démontré que si les différences culturelles persistent, les frontières ethniques procèdent d'une géographie abstraite, fondée par la méconnaissance de l'autre. Pour se légitimer, dans leur attente paradoxale de reconnaissance, elles tentent de s'imposer par des marques distinctives ou "diacritiques" (Nadel, 1970, p137-142), qui passent par "l'exagération de traits", ou par "l'exacerbation de la tradition". Dans nos sociétés complexes ou plurielles, mêlant sédentarité et mobilité, il faut bien se résoudre à admettre l'existence de "systèmes sociaux polyethniques", ou de "groupes ethniques en interdépendance" (Barth, 1995, p215-219). Or, tout à l'inverse, si les groupes ethniques établissent les limites de leur identité aux frontières, et aux frontières du langage, transformant l'altérité en étrangeté, la plupart d'entre eux ont aussi cette capacité cognitive inverse de "faire éclater cette fermeture du groupe sur lui-même, et de promouvoir la notion approchée d'une humanité sans frontières" (Lévi-Strauss, 1962, p201). C'est d'ailleurs l'un des rares points consensuels sur lesquels Claude Lévi-Strauss s'était accordé avec A.-R. Radcliffe-Brown, l'un de ses détracteurs coutumiers[2].

C'est dans la tension dialectique entre deux tendances polarisées (unicité distinctive et unité indistinctive) que l'on dit l'autre et qu'on le nomme: "c'est ce qu'on peut dire qui délimite et organise ce qu'on peut penser" (Benvéniste, 1966, I, p73). Si Michel Foucault insistait sur le rapport déterminant entre les mots et les choses, pour autant, on ne peut généraliser ce modèle herméneutique. Selon Willard Van Orman Quine, entre les deux termes de l'équation, entre énoncés occasionnels observatifs et énoncés occasionnels non-observatifs, ou cognitifs (Quine, 1980, p87-113), on parvient vite à l'impossibilité d'une "traduction radicale" (Quine, 1979, p2). C'est le cas dans la relation entre deux cultures, ou entre la culture de l'observé et celle de l'observateur, selon un schéma classique en anthropologie (emic et etic)[3]. On peut relever ici une violence symbolique, qui se fonde sur une asymétrie préalable: celle de l'analyste sur l'analysé (Olive, 2003). Le scientifique se positionne sur le primat de la cognition, alors qu'il inscrit l'observé dans le primat de l'émotion; le premier est dénotationniste et il aborde le second en termes connotationnistes, pour le dire en termes anthropologiques (Piasere, 1994, p183-184).

Tous les auteurs de ce numéro thématique illustrent et questionnent ces visions et ces divisions. Dans une belle mise en abîme postdoctorale, avec un sens aigu de l'engagement du chercheur, Carmen Mihai déplace son regard d'ethnologue sociocritique de la Roumanie, telle que celle-ci se dit en proverbes-images (le concept est de l'auteur), vers les acteurs ethniques de la nation roumaine, tels qu'ils sont dits, ou maudits, mais si peu entendus ou tus. Avec une grande lucidité, elle creuse une médiation heuristique entre la distanciation (nécessaire à la Roumaine qu'elle est) et la proximité (ambiguë et dangereuse à la même). Par ce même biais, elle superpose les jeux ethnonymiques et parémiques (réflexions et inversions entre groupes différentiels) aux jeux réflexifs et interactifs des situations vécues lors de l'enquête orale. Itinéraire et itinérance. Elle revisite ici le syntagme de l'observation participante (et aussi réfléchissante).

Dans la synthèse de sa recherche doctorale,Geneviève Berteloot explore les champs de l'éthique et de l'ethnographie de terrain (jusqu'à l'acte de violence), à travers la relation entre l'enquêteur et l'enquêté, mais aussi entre les gradients socioculturels et les écarts socioéconomiques qui instituent leur différence. Elle se fonde ici sur les travaux de Michel Foucault et sur sa définition de l'éthique (action, interaction, asservissement, et pratique de soi jusqu'à l'ascèse). Elle enquête auprès de chercheurs en anthropologie, soucieux de l'ethos du sujet et taraudés par l'évaluation du secret et la confidentialité, dans le domaine complexe de la santé et dans l'espace québécois (qui nous a déjà accoutumés à l'attente du meilleur). Avec infiniment de finesse, et un sens bien dosé de la participation, elle analyse la fonction de réflexivité (ou récursivité), mais en veillant à laisser la question ouverte.

Partant d'une réflexion théorique sur le renouveau conceptuel de l'ethnocentrisme (de William Graham Sumner à Clifford Geertz et Richard Rorty), comme "premier habitus anthropologique", Philippe Schaffhauser nous avait déjà accoutumé aux Indiens du Mexique. Il nous acculture ici à une nouvelle micro-société (les Ménnonites), qui un jour a accroché son regard, pour en dégager des perspectives de distanciation cognitive et iconique (par les photographies de Larry Towell). Un groupe de Hollandais qui s'exprime en plattdeutsch et refuse de payer ses impôts au sein des zones arides du Mexique. C'est de loin (et non de près) qu'il analyse les jeux d'opposition sacré-profane, foi-incertitude, et renverse les certitudes: "nous leur sommes exotiques", pour essayer de comprendre un processus de résistance et d'alternance. Lui qui semble malmener très affectueusement Claude Lévi-Strauss, il transforme aussi les clichés de terrain en diapositives anthropologiques (selon l'expression délicieuse de Clifford Geertz).

L'ethnocentrisme fonctionne à partir d'une pensée binaire (Goody, 1976, p35), qui serait peut-être plus développée dans la pensée scientifique des pays occidentaux, malgré les apparences. Certes, le degré d'humanité de l'autre a toujours semblé "inférieur" ou "mineur" par rapport au sien, mais la globalisation récente du système néolibéral et de l'idéologie de marché viennent accuser encore le vieux processus de l'ethnocentration. Certes aussi, le libéralisme n'est pas tout à fait une religion, or l'idéologie néolibérale apparaît bien comme une forme de croyance, car dans ses actes performatifs et ses rites d'institution, la créance et la croyance sont couramment assimilées ou superposées (Bourdieu, 1982, p124).

Pour exemple, c'est bien en termes de frontière ou de séparation physique que les acteurs nationaux se posent le problème de leur identité, en voulant croire à sa pureté, en déniant l'emprunt, le métissage, et en ignorant que l'identité[4] n'est que l'une des catégories d'ipsa absolus (selon la formule de Jacques Lacan) ou de l'ipséité, en tant que "saisie conceptuelle de l'ego" (Lafont, 1978, p189 sq.). Fondée sur un modèle figé, elle ne permet pas l'émergence de variations et de variantes alternatives. Lorsque l'on évoque l'unité et l'identité d'une société, ces catégories nominales sont postulées a priori, par une minorité unifiante, ou normative, alors qu'en réalité elles sont fondées sur le principe de l'individuation, ou eccéité (Kripke, 1982, p103; Ladmiral et Lipiansky, 1989, p238). Or celui-ci renvoie à un "monde de significations" (Castoriadis, 1999, p519), ou à l'institution de ces significations (en représentations) et à la typification sociale des rapports entre signifiants et signifiés. Pour les acteurs, en revanche, ces catégories n'existent pas en soi, mais comme l'expression d'une volonté, d'un rapport négocié avec les contraintes environnementales (familiales et métafamiliales, sociales et métasociales, micro-écologiques et macro-économiques), dans un contexte spécifique à chacune des situations d'action et d'observation. Il s'agit aussi de l'endosymbolisation qui est secrétée par l'observateur; il s'agit de la systématisation d'un legein ou d'un logos, ce discours instituant qui n'est d'abord qu'un indice de soi-même, index sui ou logocentrisme (Laplantine, 1994, p166). Selon les philosophes du langage et de la déconstruction du langage, cet item renvoie aussi à un logocentrisme métaphysique (Derrida, 1967, p51).

La compossibilité des conditions de l'enquête, en milieu minorisé, est fondée sur le principe d'un double rapport sémiologique et sémantique entre la synchronie et la diachronie, ou l'observation et l'historicité. Selon Patrick Williams (1991, p244-246), "La situation d'une minorité est à évaluer en établissant la nature des relations existant entre les dynamiques internes propres au groupe minoritaire et les contraintes émanant de la société globale. Plutôt qu'une typologie des ethnies minoritaires, une telle évaluation invite à établir la généalogie de chaque entité considérée: cette seconde démarche met en cause le rôle joué par les majoritaires, ce que ne fait pas la première." C'est pourquoi le statut de la minorité ou de l'ethnie minorée n'offre d'intérêt que dans la mesure où il soulève le problème de la minorisation (ici, langagière). C'est un processus idéologique et politique qui s'inscrit dans les arcanes de la relation à l'autre, dès lors qu'elle est instituée. L'autre n'est jamais minoritaire en soi, ni le résultat ou l'expression "pure" d'une minorité, il est minorisé, ou rendu minoritaire.

Sur les côtes lumineuses de la péninsule du Yucatán, au Mexique, Arnaud Jamin analyse les processus d'éco-développement, de patrimonialisation et de réappropriation du sol et de la culture par l'Etat. Par sa recherche en cours, sous influence de Roger Bastide et de Guillermo Bonfill, il montre que les acteurs des communautés indiennes, confrontés au nouveau projet de développement exogène, n'ont d'autre statut que l'adhésion involontaire au conservatisme, au néo-naturalisme et au tourisme: l'endogène est ici relégué à l'indigène, la terre sacrée et ses théonymes sont renommés et resémantisés depuis les centres de décision d'une nouvelle écocratie ultra-libérale (au plan national), voire d'une écololâtrie (au plan global). Maîtres du topos de l'environnement éco-identitaire (endogène, municipal), mais non du logos (exogène, national), et moins encore du nomos (hétérogène, mondial), les communautés indiennes et leurs compétences, en matière de territorialisation et de délocalisation diamétrique, sont reléguées, sur le marché idéologique, par délocalisation symbolique, par des effets éco-systémiques et linguistiques: le pays devient un espace de préservation (voire de réservation, voire encore une réserve), le respect du milieu devient une forme de protection, et la solidarité devient sécurité (ou sécuritarisme).

Autre forme de résistance aux assauts du mondialisme: la cause berbère en Afrique nord-occidentale. Tim Hoogeboom nous transmet ici un témoignage ethnographique troublant, qu'au premier abord, on pourra juger naïf ou ingénu. Mais Claude Lévi-Strauss ou Georges Devereux n'ont-ils pas cédé à cette pulsion d'empathie ou à ce besoin d'implication sociale du chercheur? Gaston Bachelard ne dénonçait-il pas précisément l'ironie de la science et son refus de l'émerveillement, surtout ses études objectives, "afin de dévoiler les ferments de subjectivité qu'elles cachent" (Bachelard, 1986, p55 sq.). Jouant à sa manière du "principe d'incertitude" (cher à Bohr et Heisenberg, mais aussi à Bourdieu), l'auteur remonte le cours accidenté du militantisme berbère au sud du Maroc pour atteindre l'historicité et la trame diachronique des vastes processus de globalisation. Inspiré par Clifford Geertz, mais taisant Paul Rabinow (le prédécesseur de l'auteur sur le terrain des Zaouïa), et affrontant Francis Fukuyama, il nous livre le résultat d'un premier choc frontal avec l'expérience d'un terrain éloigné. Comme il le dit, c'est "une formidable bouffée d'air frais qui nous vient du Maroc", et en bon geertzien, il mesure à quel point, et à ses propres dépens, la construction d'une identité se forge dans l'émergence politique du "local", seule arme morale pour évaluer et sémantiser l'inférence ou l'ingérence du "global". Et il parvient ainsi au renversement axial de la minorité: non pas celle qui subit, mais bien celle qui gouverne.

A ce dossier fait défaut un beau texte de Guy-Patrice Dkamela, chercheur au Centre de Recherche et d'Action pour le Développement (Yaoundé), empêché par des problèmes de santé (de même que notre collègue Orazio Maria Valastro). Il y aurait montré comment l'ethnonyme générique des "Pygmées" du Cameroun, qui recouvre les groupes Baka, Baguiéli ou Bakola et Bedzah , renvoie en réalité à des jeux conflictuels d'auto-valorisation ou de stigmatisation péjorative. Il s'en ouvrira à nous plus tard.

Abordant la question difficile du racisme, de la discrimination et des tensions interethniques en France, Goucem Redjimiexplore le rapport hypertensif qui règne entre l'école publique et les communautés originaires de l'immigration. En s'appuyant sur François Dubet, Michel Lobrot ou Michel Wieviorka, il s'attache à la problématique de l'échec et de la ségrégation scolaires, dans un contexte institutionnel qui répugne à s'adapter aux changements sociaux et culturels, et qui use des principes de socialisation et d'intégration de manière différentielle. L'auteur questionne les systèmes de représentations des enseignants (Ils sont nuls). Sans manichéisme, il analyse leurs attitudes défensives autant que celle des jeunes: "ceux qui n'ont pas fait d'autres expériences que celle de la violence". Une pédagogie de la différence et de l'infériorisation présiderait ainsi aux rapports sociaux, mais quelques initiatives, certes isolées, démontrent que, lorsqu'elle est prise en compte, l'expérience instituante (de la violence) peut être commuée en outil d'apprentissage, en localisation culturelle de la référence.

Annie Cathelin, qui étudie les problématiques de la santé dans la communauté des Gitans sédentarisés de Perpignan[5], part de l'étude de l'imaginaire (selon Gilbert Durand, Joël Thomas, René Girard et Edgar Morin). D'abord spécialisée dans le charisme et les rapports de pouvoir, elle explore la dissymétrie des structures représentationnelles (images positives et négatives), des connivences mythologiques aux clivages sociaux, en diachronie et en synchronie, entre Paios et Gitans, puis entre Gitans et Paios, et elle aboutit à un imaginaire de persécution: hier victimes sacrifiées et aujourd'hui victimes stigmatisées, assimilées aux déficiences pathologiques les plus infamantes. A l'inverse, le virus du Sida et l'Hépatite C seraient contractés par la pollution des eaux, au point que, à terme, les Gitans, anciennement institués dans la ville, et intégrés dans des rapports de dépendance, finissent par nous renvoyer l'image d'une discrimination à rebours et par nous re-nommer "Les Français". Exclusion symbolique défensive, certes, en réponse à l'évolution récente de leur situation économique et politique, l'auteur se pose la question de l'appartenance culturelle et du flamenco: focalisés par des images ou par des leurres imagologiques.

Comme je le développe plus loin, on dénie souvent aux Tsiganes le statut de nation, de peuple, d'ethnie, bref, de mention collective homogène. On argue par-devers eux du petit nombre, ou de leur syndrome peripatétique[6]: tantôt sous forme d'une dispersion spatiale, tantôt sous forme de l'immersion en communautés, en clans métafamiliaux ou en territoires lignagers. Comme l'a montré Louis Wirth (1967), la taille démographique et statistique, le statut "minoritaire" d'une communauté dans un corps plus large, ne sauraient en aucun cas constituer des critères d'évaluation ou de sélection scientifique, sinon des data partielles, des données quantitatives. Bien plus qu'ils ne les qualifient, ces faits induisent et instruisent des rapports de force, des tensions et des conflits. Or dans ces processus de division sociale et de relégation culturelle, accélérés ou précipités par les effets du changement social et de l'acculturation, ces sociétés en friches sont aussi des espaces en cours d'invention, de recomposition et de resémantisation.

En réalité, la succession des états centralisateurs, des normes internationales et des politiques différées de décentralisation n'y change rien. Par délégations successives de pouvoirs, chaque fois que le discours institutionnel des sociétés autochtones[7] se réfère à un programme d'intégration (de développement), les acteurs et médiateurs des communautés hétérochtones qui sont concernées répondent par un terme opposé, antinomique et presque antonymique, l'intégrité. Alors qu'il s'agit d'intégrer par la voie de l'assimilation, les intéressés signifient leur propre besoin de reconnaissance, de respect et d'honneur. Chassant une identité niée, ou déniée de l'extérieur, l'intégrité prend ici valeur d'intégralité socioculturelle, non plus celle de concessions marchandes ou de transactions socioéconomiques.

Le couple structural "intégration - intégrité", qui peut se développer par la suite jusqu'aux polarités de l'intégrationnisme (exogène) et de l'intégrisme (endogène), pose toute la problématique de nos sociétés. D'un côté la suggestion de violence symbolique, qui est fondée sur une sémantique agressive, de l'autre l'institution d'une grammaire défensive ou différentialiste. Les deux tendances finissent par se cristalliser et se polariser. C'est pourquoi les rapports duels entre nomades et sédentaires - ou dominés et dominants (comme modèles) -, sont codifiés par la méfiance et l'incroyance (comme formes de la méconnaissance), car souvent, les seconds cherchent à identifier chez les premiers un "chef" ou un "roi", ou par défaut, à l'inventer: "La politique des nomades se cristallise sous la pression extérieure" (Barth, 1960, p349).

Si nous n'inventions pas les nouvelles modalités du regard et de la taxinomie, à terme, nous ne ferions que reproduire les relations dissymétriques et les stéréotypes négatifs qui induisent toutes les "solutions" (hormis l'anéantissement physique). Elles se réduisent aux trois formes classiques de l'exclusion, la réclusion, et l'inclusion par assimilation (Liégeois, 1981, p46; 1994, p121-152). Le paradigme de l'intégration n'est qu'une variante de cette dernière forme. Il s'agit véritablement d'un terme politique[8] et non d'un concept scientifique, même si la distinction officielle et tendancielle (qui donne bonne conscience) se fonde sur la vertu supposée d'un passage de l'assimilation à l'intégration (Charlemagne, 1994). Depuis 1969, le Conseil de l'Europe a adopté diverses directives contre la discrimination des "minorités", et la charte de l'UNESCO précise leurs droits: "Les groupes ethniques qui sont victimes de la discrimination sous une forme ou une autre sont parfois acceptés et tolérés par les groupes dominants, à condition de renoncer totalement à leur identité culturelle. Il convient de souligner la nécessité d'encourager ces groupes ethniques à préserver leurs valeurs culturelles. Ils seront ainsi mieux en mesure de contribuer à enrichir la culture totale de l'humanité."[9]

L'intention est certes louable, les modalités d'application... problématiques. Et néanmoins, il est avéré que si le modèle théorique de l'intégration passe par la protection des minorités et garantit le respect juridique de leurs différences, le processus réel de minorisation les place plutôt en situation d'échec: "Les communautés tsiganes, comme d'autres groupes minoritaires, ont dénoncé, derrière l'application de principes généraux, la destruction de leurs identités et le rôle normalisateur joué par des institutions telles que l'école, l'administration, les services sociaux" (Charlemagne, 1989, p187). On ne peut l'ignorer, c'est la fonction des appareils idéologiques d'État (AIE), instruments de cohésion et de reproduction sociale analysés par Louis Althusser: "Est un appareil idéologique d'Etat chacun des systèmes qui constituent la réalité matérielle, à la fois théorique et pratique, de l'idéologie dominante. Ces systèmes assurent, dans la perspective de la classe dominante et au moyen de pratiques, attitudes, comportements, codes, rituels, discours, institutions et formes organisationnelles, la reproduction idéologique des rapports de production dans une société de classe" (Karsz, 1974, p219). Dans les sociétés capitalistes avancées, cet auteur énuméraitles systèmes religieux, scolaire, familial, juridique, politique, syndical, informatif, culturel (Althusser, 1970, p7-9). Mettant à jour leurs idéologies sous-jacentes, il énonçait les rapports de surdétermination qui font coïncider et converger le concret réel et le concret de pensée (Althusser, 1966, p240-242; Karsz, 1974, p220). L'idéo-centration des normes identitaires génère et justifie ainsi les marges symboliques et les périphéries bio-sociales, bref, les altérités qui re-génèrent en retour la validité de ces normes.

Fondés sur le "mythe de Sisyphe" de l'intégration (Castel, 1995, p418), ces dérapages pseudo ou néo-scientifiques peuvent dériver vers la collaboration avec les institutions de contrôle social et les services de police, à travers la dénonciation des conduites asociales. C'est en partie le sens des traités européens de Maastricht, Schengen et Amsterdam; en France, celui des lois Pasqua, Chevènement et Sarkozy: "Il y a là un effet symbolique puissant, induit par la loi, et qui inscrit la xénophobie jusque dans les institutions" (Todorov, 1997). On range ainsi pêle-mêle tous les minorisés du côté des populations réfractaires ou inciviles, mot à la mode et nouvelle forme de disqualification répondant au vieux besoin différentialiste des sociétés autochtones. C'est une manière détournée de nier leur civilité, entendue dans la double acception de leur citoyenneté émergente et de leur civilisation latente; voire leur culture, terme devenu dénotatif de minorisme et renforcé par l'usage encore plus connotatif, dénégateur et relégateur du mot tradition, mécaniquement réduit aux postulats du communautarisme et du misonéisme.

Sous ces glissements symboliques, on voit apparaître des divisions sociales qui constituent les caractères communs des sociétés postindustrielles. Il s'agit d'une confrontation sociale qui a valeur de compétition économique, notamment vis-à-vis des revendications laborales et des bénéfices des politiques publiques, avec la recherche programmée de boucs-émissaires en cas d'échec (Olzak, 1992, p8-9)[10]. Dans les Etats démocratiques et dans les régimes constitutionnels, le conflit ethnique se traduit par les traits de l'exclusion sociale, active et compétitive, entretenue par les intérêts des groupes ethniques dominants, qui protègent ainsi leur hégémonie et leurs capacités de contrôle social (Olzak, 1992, p209). Les dominés se trouvant alors en situation de "colonialisme endogène" (Hechter, 1975), la ségrégation sur le marché du travail augmente la compétition ethnique, délimite les frontières culturelles et engendre d'autres formes d'action collective, comme le conflit ethnique (Banton, 2000, p461). En dénonçant un groupe ethnique auprès des autorités de tutelle, c'est en réalité un autre groupe ethnique qui tente de les influencer en sa faveur et de créer ainsi les conditions de sa propre légitimation (Olzak, 1992, p234).

"Le multiple engendre le conflit", écrivait un précédent éditorialiste dans la même revue[11]. Or je le postule ici avec d'autres: "L'idée d'une mutuelle compréhension et d'une parfaite communication qui préside généralement à notre définition de la société n'est pas paradigmatique de la vie sociale. Tout comportement social est interprété, construit, et rien n'indique que jamais deux personnes produisent la même interprétation d'un même événement" (Barth, 1992, p20). Mais que l'on ne se méprenne pas sur l'ethnographie classique ou sur la sociologie de terrain: elles font l'objet d'une critique réflexive, non d'une agression, car elles comportent des qualités de souplesse et de labilité vis-à-vis de leurs sujets-objets (Barth, 1992, p30). Je note seulement ici qu'elles se trouvent confrontées à un statut et à des conditions d'expertise qui ont radicalement changé. Parmi les pièces théoriques du testament que Pierre Bourdieu a transmis à nos sociétés, il faut sans doute, à mon sens, s'arrêter (et sans cesse revenir) sur le passage de la "lutte des classes" à la "lutte des classements" (Bourdieu, 1987, p163). Entendons ici les rapports sociaux conflictuels qui émergent entre visions et divisions: c'est-à-dire les langages par lesquels nous construisons nos objets, nous les transmettons et les relatons.

Jean-Louis Olive

Notes:

1.- Egalement citée par François Laplantine (1996, p14), cette même phrase servait à ouvrir la leçon inaugurale de Lucienne Roubin, Introduction à la sociologie, à l'Université d'Aix-en-Provence puis à Paris, Musée de l'Homme, Département Europe, octobre 1985.

2.- Je renvoie ici (hors bibliographie) à Radcliffe-Brown Alfred-Reginald, "The Social Organization of Australian Tribes", Oceania, I-2, 1930-31, p214. Je renvoie aussi au bel hommage rendu à cet auteur méconnu par (aussi hors bibliographie) Goody Jack, "Anarchy Brown", in coll. L'anti-autoritarisme en ethnologie, Bordeaux, Département d'Anthropologie Sociale/Centre d'Etudes et de Recherches Ethnologiques, 1997, p81-88. En contrechamp à l'oeuvre magistrale de Claude Lévi-Strauss, à la racine de l'Ecole de Manchester (Radcliffe-Brown précédant Evans-Prichard, Meyer Fortes, Max Glückmann et, plus près de nous, Victor W. Turner): preuve que l'on peut être à la fois durkheimien et anarchiste!

3.- Il est encore à craindre que le sens de telles classifications ne procède ici du seul contexte indexical ou fonctionnel (phonetic input) de l'observateur, alors que celui-ci est invariablement précédé par la réalité du phénomène sémantique ou herméneutique (phonemic output) de l'observé. Car il s'agit d'une opposition structurale et asymétrique entre un point de vue extérieur (etic), souvent dominateur, et un point de vue intérieur (emic), selon l'analyse du linguiste Kenneth L. Pike (1954, p8 sq.)

4.- La catégorie de l'identité s'inscrit parmi les concepts avec suffixes en -té: liberté, charité, etc. (tels leurs équivalents anglais dom, hood), qui présentent un caractère condensif, marquant l'interoceptivité et produisant une condensation de l'image de réalité (voir Lafont, 1978, p210).

5.- La population gitane sédentarisée au centre-ville de Perpignan (qui comporte d'autres sous-ethnies tsiganes, des voyageurs et des populations agglomérées dans sa périphérie) est significative d'un taux de concentration très élevé (5000 à 6000 individus environ), comme en Andalousie ou en Roumanie: les questions de santé, de logement et d'éducation, par exemple, y sont donc particulièrement "denses", au point de conférer à cette ville moyenne les stigmates d'une Cité des Gitans, et la construction exogène d'une identité collective discriminante, qui est perpétuellement reproduite, avec le sempiternel discours du "sociologue institutionnel" (lire le dossier édifiant: "Perpignan, ville frontières", Libération, samedi 29 et dimanche 30 novembre 2003, cahier central, XVI pages).

6.- "Communautés dont la stratégie économique essentielle consiste à migrer d'un groupe de clients à un autre (...) qui possèdent une idéologie morale qui les distingue des clients (...) et dont l'interaction avec les clients peut être soit contiguë, soit d'attachement" (Rao, 1985, p100-106). Sans le développer plus longuement, je traiterai plus loin dans le dossier de ce concept "tsiganologique".

7.- L'usage de la locution sociétés autochtones n'a rien à voir ici avec celui du syntagme des peuples autochtones (ou peuples premiers, encore plus ambigu). M'inspirant plutôt de Castoriadis et de Lévi-Strauss (voir mon article plus loin), je signifie ou je reformule ici l'idée de sédentarité et de territoire politique, à travers le jeu d'opposition structural qui l'oppose aux communautés hétérochtones (autre façon de dire nomades et d'évoquer l'émergence du territoire symbolique).

8.- C'est après la chute du mur de Berlin (1989), face aux nouveaux flux migratoires (est-ouest, après le rapport sud-nord) qu'a été créé en France le Haut Conseil à l'Intégration (9 mars 1990).

9.- Charte de l'UNESCO, 18e principe de la Déclaration sur les préjugés raciaux, rédigée à partir des travaux d'anthropologues comme Michel Leiris, Claude Lévi-Strauss et Alfred Métraux.

10.- Ce point est plus longuement développé dans: Olive, 2003a, p66-92.

11.- Je renvoie ici (hors bibliographie) à Panagiotis Christias, "Conflits et rationalité scientifique", Esprit critique, Vol.05, no.03, Été 2003, p. 1; et au dossier thématique afférent dans son ensemble.


Références bibliographiques:

Althusser Louis, Pour Marx, Paris, Maspéro, 1966.

Althusser Louis, "Idéologie et appareils idéologiques d'Etat", La Pensée, 151, 1970.

Bachelard Gaston, La formation de l'esprit scientifique (1ère éd.1938), Paris, Librairie Philosophique Vrin, 1986.

Balandier Georges, Sens et puissance, Paris, Fayard, 1971.

Banton Michael, "Ethnic conflict", Sociology, 34-3, 2000, p. 461-498.

Barth Fredrik, "The Social Organization of a Pariah Group in Norway", Norveg, 5, 1955, p. 125-143.

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Notice:
Olive, Jean-Louis. "Groupes minorisés et ethnies discriminées: Des processus de nomination et de désignation de l'autre", Esprit critique, Hiver 2004, Vol.06, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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