Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Hiver 2004 - Vol.06, No.01
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Le déploiement de l'intervention. Lecture d'un transversal interdisciplinaire à la lumière de l'herméneutique du sujet selon Foucault


Yves Couturier

Ph.D. en sciences humaines appliquées. Département de service social, Université de Sherbrooke, Sherbrooke, Canada.


Résumé

Que vient donc faire la notion d'intervention dans la désignation de l'action professionnelle? Le présent article explore comment cette notion arrime les unes aux autres les pratiques de divers groupes professionnels, ici spécifiquement le travail social, les soins infirmiers et l'enseignement. Nous puisons du côté de l'herméneutique du sujet de Foucault l'un des points d'ancrage de l'interventionnisme, le développement du souci de soi.

Abstract

The deployment of intervention. Analysis of an interdisciplinary tranverse according to Foucault's hermeneutics of the subject

What is the role of the intervention notion in the designation of profesional action? This article explores how this notion links up the practice of several professional groups, in social work, nursery cares and teaching. We take inspiration from the hermeneutics of the subject of Foucault one of the major bases of interventionnism, the development of self-concern.


Introduction

Il est possible, au plan d'une stricte sociologie des groupes professionnels (Dubar, 1995), de mettre en dialogue le groupe professionnel des travailleuses sociales[1] et celui des enseignantes. Métiers féminisés, estimés tous deux comme des quasi professions par la sociologie américaine des professions (Etzioni, 1974), avec une position relativement basse dans le champ des professions tel qu'institué en Amérique du Nord, ils partagent un ensemble de caractéristiques suffisamment convergentes pour convaincre de la pertinence du rapprochement. Nous voulons cependant dépasser ce dialogue de la forme pour en ouvrir un autre, plus fondamental, en considérant ces deux groupes professionnels comme des métiers relationnels (Demailly, 1998) arrimés à des impératifs sociaux d'action qui leur sont pour partie transversaux, et qui conditionnent une forme de métissage disciplinaire que nous avons analysée autour de la diffusion de la notion d'intervention. Cet article est le dernier d'une série découlant d'une recherche doctorale (Couturier, 2001) comparant les constructions de l'intervention par des infirmières et des travailleuses sociales en CLSC[2]. En fait, il constitue pour cette série une conclusion ouverte sur une proposition théorique qui infléchira notre programme de recherche. Cette proposition exposée, nous verrons comment l'herméneutique du sujet selon Foucault permet de réfléchir l'un des principes de la rencontre interdisciplinaire et de voir dans quelle mesure cette transversalité concerne aussi les enseignantes.

Espace sémantique de l'interdisciplinarité

Les critiques de l'interdisciplinarité sont nombreuses, notamment pour motif d'usurpation d'identité; outre le fait qu'on en parlerait plus qu'on ne la pratiquerait réellement, il semble en effet que la volonté de métissage interprofessionnel et intersectoriel du travail peut se réduire pour un certain nombre de cas à la simple multidisciplinarité, catégorie qui apparaît insuffisante en regard du projet épistémologique interdisciplinaire de recomposition de l'unité de l'Homme (Proust, 1992). Elle serait néanmoins l'objet de réussites invisibles (Faure, 1992), comme autant de réalisations pratiques, quotidiennes et silencieuses de la proximité au travail à la faveur du partage d'un "espace commun" (Gusdorf, 1988, p. 872) de travail.

Ces réussites participent de l'un des deux pôles de l'aire des débats sur l'interdisciplinarité tels qu'exposés par Mathurin (1995). Ce premier pôle, dit praxéologique, pose l'interdisciplinarité comme la nécessaire rencontre pratique d'activités professionnelles en vue de solutionner les problèmes tels qu'ils se présentent aux praticiens. La dispersion sémantique de la dimension praxéologique de l'interdisciplinarité se distribue sur un diagramme de positions assez large, suivant notamment la ligne de force des conceptions de l'efficacité de l'action. Il peut s'agir tant du débat socio-organisationnel quant à la continuité des services que de la quête d'humanisation qu'exprime la discussion sur la continuité des soins en nursing, par exemple. Le métissage cherche donc à rencontrer diverses formes d'efficacité.

L'autre pôle, dit épistémologique, considère que l'interdisciplinarité est scientifiquement nécessaire en cette épistémè de la complexité pour produire une connaissance globale, à l'encontre de l'analytique infinie de la partie. Il s'agit ici de recomposer l'unité de l'Homme, fracturé en autant de spécialités et sous spécialités disciplinaires qu'il en eu fallu pour atteindre l'illusoire indivis. Ces deux pôles partagent une même tonalité rhétorique, à savoir que, tant pour des raisons épistémologiques que pragmatiques, il importe de travailler ensemble, pour un mieux tout aussi indéniable que nécessaire.

L'approche des pratiques interdisciplinaires par l'angle des réussites invisibles permet cependant une certaine émancipation de cette forte tonalité normative; il s'agit pour nous de quitter la conception et la promotion du projet pour l'étude de l'objet. La collaboration interprofessionnelle s'appréhende donc ici au moment de son effectuation plutôt qu'à travers les nombreuses activités de promotion ou de conceptualisation dont elle est l'objet. L'appel à la collaboration se conçoit alors comme une condition pratique du travail, comme une condition interdisciplinaire (Couturier et Chouinard, 2003) dans les métiers relationnels, plutôt que comme une nécessité éthique, praxéologique ou épistémologique de travailler ensemble. Il s'agit donc moins de s'intéresser aux nécessités du travailler ensemble qu'aux effets performatifs de cet appel pressant. Le regard du chercheur se tourne alors du côté des raisons pratiques (Bourdieu, 1994), des réussites invisibles et des logiques sociales qui entrent en jeu dans ces actions. Nous avons ainsi constaté que, par-devers les insatisfactions que la collaboration soulève, les pratiques interprofessionnelles produisent autant d'effets voulus que non voulus. Ainsi, l'élaboration d'un interlangage (Apostel, 1972) est pour nous un indice et un analyseur des réussites invisibles interdisciplinaires.

À cet égard, l'extraordinaire diffusion de la notion d'intervention (Nélisse, 1997) constitue un artefact fort révélateur de cet interlangage émergeant. D'ailleurs, Crapuchet anticipa, avant même la vogue interdisciplinaire, la naissance de "l'usage d'une langue commune à tous ceux qui "interviennent"" (1974, p. 15). Sur la base de cette hypothèse de travail, nous avons reconstruit les sens et les usages de la notion d'intervention par des travailleuses sociales et des infirmières en CLSC, ces usages considérés comme indices significatifs de l'élaboration d'une langue pratique de l'interdisciplinarité (Couturier, 2001; 2002a). Nous soutiendrons plus loin que cette langue pratique concerne l'ensemble des métiers relationnels, mais tout particulièrement ceux liés à l'État puisque l'interventionnisme est avant tout une affaire d'intérêt et d'action publics.

Espace sémantique de la notion d'intervention

Le sens du mot intervention semble on ne peut plus clair. Intervient ce qui s'insère dans un processus ou un système en vue d'en modifier le cours ou l'état. Son univocité apparente se voit en outre renforcée par son usage extensif et efficace pour désigner de nombreuses dimensions de la vie professionnelle. Cependant, si ses pourtours, ses conditions, ses styles, ses champs d'application sont décrits, tout comme son histoire, ses contextes et les débats dont il est l'objet sont rappelés, la diversité des tonalités d'usage demeure de fait des plus grandes et la notion en titre sous-problématisée. À titre d'exemple, la vaste et réputée recherche du ministère de l'Emploi français sur les transformations de la profession de travailleuse sociale a dénombré quelques 185 intitulés d'emploi se revendiquant du travail social (Chopart, 2000). La mission de recherche propose comme désignation fédérative l'appellation intervention sociale, sans chercher à élucider les tenants et aboutissants de ce changement conceptuel, se limitant à prendre acte de l'audience du terme. Somme toute, et malgré son vif succès d'usage, peu de textes cherchent à positivement conceptualiser la notion d'intervention, exercice pourtant nécessaire.

Notamment autour de Nélisse (1993, 1997) ont été publiés quelques textes explorant les sens et usages de la notion d'intervention. Ces textes démontrent d'abord la prégnance relativement récente de cette notion et la pluralité des univers de sens qu'elle mobilise. Ainsi, pour les professions du travail social, intervention se substitue en partie à aide et à service (Nélisse, 1993) alors qu'en soins infirmiers l'usage d'intervention apparaît sous un double impulsion, d'abord celle de la rationalisation du travail (McClokey et Bulechek 1993)[3], puis celle de la volonté de reconnaissance de la part relationnelle du travail des infirmières (ex.: Corbin, 1992). La notion d'intervention s'accole et se substitue alors en partie à la notion de soin, notion pourtant centrale aux si solides modèles conceptuels de la pratique infirmière. En éducation, Pourtois et Desmet (1998) ont réalisé des travaux conceptuels importants à ce propos, et Lenoir et al. (2002) proposent d'employer le terme intervention pour conceptualiser des changements fondamentaux de la pratique enseignante. Qualifiée d'éducative, l'intervention traduit à la fois un effort de reconnaissance professionnelle et scientifique de la complexité de la tâche d'enseignement.

Nélisse et Zuñiga estiment d'ailleurs que la notion d'intervention "ne réfère ni à une pratique spécifique, ni à une profession particulière, [Elle] est une catégorie générale synthétique regroupant des perspectives, des états d'esprits, des manières de penser et de faire" (1997, p. 5) transversaux aux métiers relationnels. Les auteurs la considèrent comme un "indéterminé. Mieux, un impensé: il fait penser, il "donne à penser" mais il n'est jamais lui-même l'objet de notre pensée" (Nélisse, 1993, p. 168). La catégorie intervention apparaît certes pour Nélisse comme polysémique, mais surtout polyphonique, c'est-à-dire qu'elle permet aux uns et aux autres de se comprendre en jouant sur des tonalités de sens se référant pourtant à des univers sémantiques en partie distincts. Chacun connote son discours, en faisant glisser les sens les uns sur les autres, dans une efficacité pragmatique d'ensemble tout compte fait remarquable. Cette translation sémantique peut être considérée efficace autant par le constat de son succès d'usage que par l'économie sémantique qu'elle permet de réaliser: par-delà les différences quant aux référents conceptuels ou paradigmatiques, les uns et les autres peuvent en gros s'entendre sans négocier tout, à tout moment.

Nos analyses des différents usages livresques et pratiques de la notion d'intervention nous ont conduit à regrouper en trois familles l'ensemble des énoncés de l'intervention. Ces trois axes sémantiques sont de fait, et selon des compositions diverses, investis et chargés de sens pour signifier l'intervention.

1. Autour des systèmes d'intervention est mobilisé le monde des systèmes, au sens de Barel (1973). Ici, la notion d'intervention traduit un effort incessant de rationalisation du travail et son arrimage à des appareils sociaux et techniques divers (programmes étatiques, corpus technologiques, corpus de savoirs, etc.). La notion se distingue alors de l'aide ou du caring par son rattachement à ces systèmes d'action agissant hors de la praxis professionnelle. Intervenir, c'est participer de façon protocolarisée à ces systèmes d'intervention.

2. Autour de schèmes pratiques, d'invariants praxéologiques (Soulet, 1997), l'intervention se réfère au monde vécu tel qu'il s'impose à la praticienne. Ces schèmes sont des incorporés, des coups de main, des habitus, des routines, qui se présentent de fait comme tacites de l'intervention, comme autant d'évidences transversales, par-delà les problématiques, les disciplines, etc. Il s'agit donc des règles pratiques, véritables existentiaux[4] de la mobilisation professionnelle. Ces schèmes se distinguent cependant des routines ou des habitus dans la mesure où ils sont formés d'une sédimentation collective de métier, agissant au sein d'une même communauté pratique. Ainsi, l'établissement de la relation, du climat de confiance, de la continuité psychologique, entre autres, sont des conditions incontournables et transversales de toute action dans les métiers relationnels. Ici, la transversalité constitue le caractère invariant de ces schèmes, mais d'une invariance praxéologique en ce sens que ce sont les raisons pratiques qui déterminent l'aire des possibles, le diagramme de variance. Intervenir, c'est jouer d'un sens pratique en situation.

3. Autour de la praxis, l'intervention renvoie au monde subjectif, à la praxis comme mobilisation de soi dans des activités complexes, nécessaires et éthiques (Ladrière, 1990). Il s'agit du monde des intentions, des projets, du sens auto-attribué que prend toute action professionnelle dans le cadre d'une relation entre co-existants, l'usager et le professionnel, dans un projet de rétablissement d'une commune humanité. Intervenir, c'est se mobiliser au plan existentiel en liant le projet de soi profane et celui professionnel.

Le lecteur attentif remarquera une correspondance[5] entre conceptualisation et la théorie de l'agir communicationnel de Habermas (1987), qui fonde sa théorie de l'action par l'articulation en pratique du monde objectif, du monde vécu et du monde subjectif, avec les agirs qui leurs sont associés. Cependant, à l'encontre d'Habermas, nous refusons de proposer une voie du dépassement éventuel de ces trois dimensions d'une théorie de l'action par ce que le philosophe nomme l'agir communicationnel. La voie habermassienne en appelle à une transcendance de ces dimensions qui, de fait, tend à les occulter pour se réaliser. Il nous semble plus prudent de les considérer comme trois dimensions formelles de toutes pratiques, participant de processus réflexifs complexes[6]. Chaque intervenante, en pratique, compose avec ces trois dimensions en regard de l'aire des possibles que son action lui ouvre. En d'autres termes, penser l'intervention, penser les pratiques interdisciplinaires, c'est penser le travail par ces trois axes pris dans la globalité et la complexité des rapports qu'ils impliquent.

La composition de l'intervention en CLSC

Nous avons donc mis à l'épreuve cette construction théorique dans le cadre d'une recherche doctorale réalisée dans un CLSC. Comme le sens originel de la notion d'intervention, provenant des sciences politiques et économiques, traduit d'abord l'action d'un système sur un autre (l'intervention de l'État sur l'économie), soit un usage a priori fort pertinent pour le travail social, nous nous attendions à une forte signifiance de la notion d'intervention pour les travailleuses sociales, et moyenne pour les infirmières. Pour ces derniers, la catégorie soin semblait a priori occuper tout le champ conceptuel, si l'on se fie à la force des modèles conceptuels en sciences infirmières (Kozier et al., 2000). En outre, nous nous attendions à ce que le centre de gravité pour chacun des groupes professionnels soit clairement du côté de la dimension praxique de l'intervention, et que le monde des systèmes soit importé dans les discours à titre de simple contexte à la mobilisation de soi, et que la dimension des schèmes pratiques soit en grande partie occultée, inaccessible à une analyse de discours. D'ailleurs nombreux sont les auteurs qui focalisent, dans les écrits récents portant les pratiques professionnelles, sur la dimension praxique du travail (ex.: Schön, 1996), et d'autres (ex. Renaud, 1997) qui la considèrent comme un moyen d'émancipation d'une technocratie forcément assassine de l'éternel professionnel, l'art libéral.

Nous avons d'abord été frappé par la difficulté des praticiennes à parler concrètement d'une intervention spécifique. En fait, leurs discours se structurent autour d'une catégorisation expérientielle dont le cas particulier ne constitue qu'une variante. Il ressort donc de l'ensemble des discours une forte teneur d'évidence, d'allant-de-soi, traduisant la force d'inertie du social, de l'histoire et des systèmes dans l'action quotidienne. Mais par-delà cette pesanteur de système, apparaît au premier plan le poids considérable des raisons pratiques de la mobilisation professionnelle: dire son intervention, c'est dire les allants-de-soi pour une intervention particulière. Ce premier constat laisse croire que les schèmes pratiques de l'intervention pèsent plus qu'il n'y paraissait à première vue. En outre, on retrouve un très faible poids de l'explicitation spontanée de l'intention, la légitimité de l'intervention provenant d'abord de la demande, du mandat de l'organisation, de la problématisation sociale, des caractéristiques de la personne objet d'intervention, et des conditions pratiques de sa réalisation. Elle se dit alors comme essentiellement évidente et découle directement de la lecture du cas singulier en regard de catégories générales. Cela ne signifie cependant pas que l'intervenante agira d'une façon stéréotypique, très loin s'en faut. Cela indique plutôt que la composition de son agir est une affaire qui procède de processus sociaux réalisés par un agent spécifique, dans un contexte particulier.

Le monde des systèmes, qu'il s'agisse des grands déterminants sociaux, des politiques sociales, des savoirs scientifiques, des rapports de classes ou de sexes, par exemple, est, tout compte fait, peu présent dans l'explicitation des interventions. Ces dimensions sont généralement reléguées à de vagues et somme toute lointaines dimensions contextuelles de l'action. En effet, le faire est clairement assujetti à l'activité praxéologique de catégorisation professionnelle: ce qui compte c'est de bien classer le problème, duquel classement découlera soit un protocole formel d'intervention, soit une série d'actions apparaissant comme évidentes, incontournables, voire "naturelles".

Quant à la signifiance de la notion d'intervention pour les deux groupes professionnels, nous n'avons pas constaté de différences substantielles en regard de la dimension disciplinaire. La composition de l'intervention est certes variée, le dosage entre les trois dimensions prenant différentes formes et tonalités. Mais nous ne croyons plus que l'origine disciplinaire soit surdéterminante à ce propos. L'axe de distribution des positions est en effet moins la discipline que la tâche comme telle, avec l'incommensurabilité de raisons pratiques qu'elle mobilise. Ainsi, l'intervenante oeuvrant au module de soutien à domicile (travailleuse sociale ou infirmière) évoque avec plus de force la nécessité de constater de visu des faits que l'intervenante en périnatalité, où des indices beaucoup plus subjectifs entreront en ligne de compte dans la construction de l'intervention.

Peut-on alors penser que l'élaboration d'une langue partagée commune à ceux qui interviennent permette la translation d'un univers de sens à l'autre et, ce faisant, la production d'une communauté de sens? Nous pensons que oui, mais pour autant que ces univers de sens ne soient pas uniquement considérés en regard de la dimension disciplinaire, d'une part, ou par le simple fait d'une intersubjectivité toute existentielle, d'autre part. En fait, nous pensons que les translations que permet en pratique la notion d'intervention caractérisent une communauté technique et pratique (un système de classement des problèmes sociaux, des technologies partagées, une histoire et une configuration organisationnelle, une division du travail, etc.) dont les schèmes pratiques expriment les réalisations pratiques situées dans une organisation donnée. Car le métissage se réalise à la faveur de la proximité et, parfois même, à l'encontre des injonctions institutionnelles à travailler ensemble. En fait, "seul le langage de l'activité, s'avère capable de constituer un langage commun" (Dejours, 1995, p.183).

L'interventionnisme: une condition de l'interdisciplinarité pratique

La conceptualisation de l'interdisciplinarité pratique que nous cherchons à reconstruire s'articule autour de situations concrètes engageant les praticiennes co-actives par-delà leurs perspectives disciplinaires, à travailler davantage ensemble, notamment par cette nécessaire et irréductible activité de négociation du travail collectif d'action sociosanitaire. De par la proximité au travail en CLSC, mais surtout de par l'exigence que créent les programmes et protocoles d'action de négocier l'action de chacun avec (potentiellement) tous, on peut estimer que le modèle CLSC aura été fécond à cet égard. L'objet de la négociation en question concerne alors moins le faire en tant que tel que les nécessités sociales de l'action; ces nécessités sont donc transversales, et créent certaines conditions à l'interdisciplinarité.

Klein soutient que "the rhetorical strategies [...] create interdisciplinarity discursive space" (1996, p.220), pour nous la condition épistémique d'un système de higher-level concepts (Jantsh, 1971) structurant l'action des divers praticiens. Ces higher-level concepts se lisent comme des impératifs d'action et constituent des formes problématiques posant à tout acteur les nécessités de ses actions. Au plan des systèmes, il s'agit par exemple d'impératifs de prévention du suicide, au plan praxéologique d'établir l'intervention dans une durée, une proximité, etc., au plan praxique d'un engagement existentiel à l'égard du changement chez le client. Intervenir, c'est agir en regard de ces nécessités transversales, en fait transcendantales, aux groupes professionnels impliqués dans une situation clinique. Alors que l'habitus disciplinaire peut être une puissante source de résistance à l'interdisciplinarité (Klein, 1996), le développement de ces conventions partagées peut aussi se constituer en un "interdisciplinary habitus" (1996, p.104).

De façon exploratoire, il est possible d'avancer une réflexion épistémique sur ces higher level concepts et les conventions pratiques qu'elles engagent quant aux nécessités d'agir. Avec toute la prudence que l'usage d'un tel concept exige, nous soutenons provisoirement que l'épistémè[7] actuelle quitte le projet de mathesis[8], sans cependant entrer dans ce que d'aucuns nomment la postmodernité. En fait, si nous constatons l'épuisement du projet de mathesis et le retrait partiel des épistémologies positivistes, nous constatons également une diffusion tout azimut des pensées du pondérable, du technocratique, du managérial, de l'efficacité marchande, de l'esprit gestionnaire (Ogien, 1995), du cosmos économique (Bourdieu, 2000). Contre Lyotard (1979), nous pensons qu'il y a non pas épuisement des métarécits, ces systèmes de discours qui légitiment un ordre social donné, mais bien diffusion de nouveaux métarécits, dont au premier titre ce que nous nommons le performatif libéral. Hors du désir du vrai positif et de l'ordre naturel de jadis, il y a aujourd'hui cet irrépressible désir du performatif, de l'efficace, et de son envers la liberté individuelle d'entreprendre et des allégories naturalistes qu'elle mobilise. Et cet ordre, car il s'agit à n'en point douter d'un ordre, exige le relativisme (formel) et l'humanisme (tout aussi formel) pour assurer sa prégnance nécessaire à la réalisation de l'unification peut-être paradoxale de la performance et de la liberté. La praxisation et la protocolarisation de l'action professionnelle constituent un cas d'espèce de cette mise en problème générale.

L'épistémè performative libérale se réalise en pratique selon deux conditions importantes, soit les processus de réflexivité complexe (Couturier, 2002b) et les technologies de soi, le soi étant le lieu de production de l'engagement et donc de réalisation de l'action sociale actuelle. Ewald questionne ainsi le lien qu'il y eut entre la forme étatique de l'État providence, dont sont issues les pratiques professionnelles qui nous intéressent ici, et le bio-pouvoir, un pouvoir agissant par les corps: la crise de l'État providence indique-t-elle la crise du bio-pouvoir, ou la "crise n'est pas plutôt une étape de son développement" (1986, p.27)? Nous pensons qu'il s'agit de la seconde hypothèse, mais qu'elle se joue différemment de ce qu'expose Ewald. Le bio-pouvoir se prolonge dans les technologies de soi, ce qui tend à reconfigurer la modalité d'action de l'État social sur le social, notamment en redéfinissant les conditions du travail des professionnels: en engageant l'exigence de collaborer au travail, en favorisant l'extension de la modalité relationnelle, de l'expansion de l'interventionnisme (du côté de la prime enfance; par les garderies, du côté des marginalités; par les diverses modalités de travail de rue, etc.), de la professionnalisation des pratiques parallèles (ex.: la psychologisation de pratiques jadis féministes), le développement du participationnisme formel (dans les conseils d'établissement scolaire, aux régies régionales, etc.), entre autres. Si les "technologies de l'implication" (1996, p. 15) au principe de diverses formes d'engagement exposées par Nicolas-Le Strat caractérisent la gestion du social actuelle, elles exigent une action relationnelle de tous les instants au plan de l'intervention pour réaliser l'institution de soi, fondement de tous les libéralismes. En fait, l'épistémè performative libérale, dans laquelle s'inscrit l'interventionnisme, se fonde sur l'articulation du pondérable, comme condition du performatif, et des institutions de soi, comme condition du libéralisme. Véritable matrice du monde, où se trouve une relation forte entre impératifs sociaux et injonctions à s'autoproduire, l'épistémè performative libérale est d'abord productive d'un rapport de soi au monde, par le rapport du sujet au projet de soi, que contribue à réaliser l'État social libéral par son action sociale.

Ainsi, les trois axes de l'intervention que nous avons décrits supra s'articulent entre eux: systèmes d'intervention et schèmes pratiques se réalisent sur un mode a priori praxique, d'où l'intervention se déploie sur un mode relationnel. Ce déploiement est selon nous productif d'un mode d'être-à-soi qui élabore le sujet libéral. Ici encore le lecteur attentif aura remarqué un air de famille avec le concept de gouvernance développé par Foucault (1994), où les technologies de la domination (pouvoir) s'articulent aux technologies discursives (savoir), en se réalisant par les technologies de soi.

Le souci de soi comme pivot de la réalisation de l'intervention sociale

Souvent, la pensée de Foucault est présentée comme se déployant autour de deux axes, pouvoir et savoir, qui se caractérisent par la capacité productive des technologies de domination et discursives. Cette réduction de la pensée de Foucault contribue au classement structuraliste du philosophe dans le champ des idées, malgré les fort explicites mises au point qu'il fit à ce propos[9]. Selon Deleuze (1986) cependant, un troisième axe se déploie dans son oeuvre, celui du souci de soi, qui lui aussi engage pratiques et technologies, en l'occurrence les technologies de soi. Foucault explora systématiquement ce thème à l'occasion de son cours au Collège de France en 1981-1982 (Foucault, 2001). Rappelons que son programme de recherche consistait à faire une généalogie des formes du sujet, la généalogie se distinguant de l'histoire par le projet d'interroger le passé à partir d'une question présente.

Par souci de soi Foucault entend l'"absolutisation [...] de soi comme objet du souci, et une auto-finalisation de soi par soi dans la pratique qu'on appelle le souci de soi. (2001, p.170)". Pour se développer comme sujet en regard des possibles d'une époque, il importe de "savoir se soucier de soi-,[...] c'est la tekhnê tou biou (la technique de vie) qui s'inscrit toute entière dans le cadre désormais automatisé du souci de soi." (2001, p.429). Cette technique de vie engage diverses technologies, diverses "pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles les hommes non seulement se fixent des règles de conduite, mais cherchent à se transformer eux-mêmes" (Foucault, 1994, p.545). Le souci de soi ne peut alors se réduire à l'auto-contemplation dans sa forme narcissique comme elle se présente dans une certaine culture américaine idéalisée. Il s'agit plutôt d'un élément constitutif des conditions de l'être, d'un existential, qui aura pris des formes diverses tout au long de l'histoire, pensons aux techniques méditatives, aux techniques ascétiques ou aux techniques de la mélancolie.

Ainsi, comprendre la forme contemporaine de la positivité du sujet, c'est comprendre que le monde est devenu corrélatif d'une tekhnê, et que cette tekhnê est source d'une forme donnée de subjectivation. Car le "soi auquel on a rapport n'est rien d'autre que le rapport lui-même [...] c'est en somme l'immanence, ou mieux l'adéquation ontologique du soi au rapport" (Foucault, 2001, p.514). Cette référence au rapport est importante car il ne s'agit pas ici d'élucider un ensemble de lois qui, de façon répressive, ploierait le sujet. En fait, celui-ci obéit moins à des lois qu'il n'agit en regard de formes tributaires des lignes de forces, comme lignes de distribution des points constituant la forme des possibles, à une époque donnée, pour un champ donné.

Le souci de soi est ainsi traversé de la présence de diverses figures historiques de l'autre, d'un autre idéalisé et normatif, le directeur de conscience, le maître, le sage, le pasteur, etc. Pour notre propos, cet autre est aujourd'hui d'abord un autre professionnellement institué, notamment par la figure de l'intervenant qui, par son action, engage des pratiques de réflexivité et d'anticipation des possibles, comme conditions de réalisation du sujet libéral. La modalité actuelle du souci de soi prépare donc à être au monde, en fait à être d'un monde. Et faire "de sa vie l'objet d'une tekhnê, faire de sa vie par conséquent une oeuvre [...] belle et bonne - implique nécessairement la liberté" (Foucault, 2001, p.405), une liberté toute sociale, voire sociétale. Le philosophe estime d'ailleurs que l'État, que d'aucuns décriront comme matrice de la déshumanisation, est en fait "matrice d'individualisation" (2001, p.524), de production d'une forme actuelle du sujet. Le rôle joué par les divers agents de l'État, travailleuses sociales, infirmières et enseignantes, parmi d'autres, se pose alors comme objet de recherche pour le développement d'une analytique des pratiques professionnelles et de leurs effets.

Le souci de l'autre est donc la forme socialisée, professionnalisée pour être précis, de ce souci de soi; il en est l'ethos, la fonctionnalité qui crée cette correspondance apparemment magique entre le travailleur social et son client, l'enseignant et l'enfant. "Si on appelle "pédagogique", donc, ce rapport qui consiste à doter un sujet quelconque d'une série d'attitudes définies à l'avance, on peut, je crois, appeler psychogogique la transmission d'une vérité [...] qui a pour fonction de modifier le mode d'être de ce sujet auquel on s'adresse" (Foucault, 2001, p.389). On peut alors concevoir que l'enseignement instruit le souci de soi, et que le travail social en corrige les défauts.

Cela est sans doute fondé, mais nous pensons que les deux groupes professionnels sont, en outre de ce rapport sériel, de plus en plus arrimés solidement l'un à l'autre, par la transversalité exposée supra, c'est-à-dire l'interventionnisme. La constitution de l'enfant en sujet, notamment en sujet d'intervention, et l'arrimage de l'instruction à la resocialisation dans un projet d'intervention éducative, exigent des nécessités d'action à la fois transversales et longitudinales. Au plan longitudinal, il s'agit d'assurer un suivi sur le long terme, où professeurs et intervenantes du milieu scolaire (orthopédagogue, psychologue, orthophoniste, etc.) arrimeront dans la durée une intervention sociale structurée autour d'un enfant. Depuis une dizaine d'année, cette intervention longitudinale s'est étendue au préscolaire (centres à la petite enfance comme lieu de dépistage et d'intervention précoces) et au post-scolaire, à travers les diverses modalités de travail de rue. Au plan transversal, il s'agit d'articuler toutes les actions intra et extra scolaires à une stratégie d'intervention: par l'action des intervenants de la Protection de la jeunesse en passant par celles des diverses ressources communautaires et des parents. Nos exemples tournent ici autour d'une action de type psychosociale puisque, avec les interventions médicales, ce sont elles qui s'appuient sur les légitimités les plus fortes, surtout dans une société où l'enfant, de par sa relative rareté, prend valeur. Mais d'autres exemples, plus strictement puisés de l'éducation, peuvent être évoqués. L'intervention éducative mobilise alors à la fois des dimensions de système (ex.: curriculum académique), d'invariant praxéologique (ex.: des moments d'apprentissage typiques) et praxique (ex.: soutenir cet enfant pour qu'il passe un examen).

L'interdisciplinarité devient dans ce contexte moins une nécessité éthique qu'un impératif pratique, un mot d'ordre: c'est la condition de réussite du projet éducatif qui n'apparaît plus, s'il l'eu déjà été, comme le seul projet de l'enseignante. Il n'y a donc pas "de différence de nature entre la clinique comme science et la clinique comme pédagogie" (Foucault, 1963, p.111), car "transformer le discours vrai en principe permanent et actif [...] fait du logos enseigné, appris, répété, assimilé, la forme spontanée du sujet agissant" (Foucault, 2001, p.510). Cela implique une instruction primaire et des activités correctives secondaires, soit sérielles, soit concomitantes selon les nécessités cliniques et pédagogiques prescrites par les programmes d'action, qu'ils soient curriculaires ou politiques.

Ici, l'instruction de soi par les enseignantes, comme la correction des défauts de soi par les travailleuses sociales et assimilés, se réalise par l'instruction ou la restauration de formes de vérité, de plus en plus liées à ce qu'on pourrait nommer l'État[10]. Le pouvoir, dont le pouvoir de l'État, "produit de la vérité, en tant qu'il fait voir et fait parler. Il produit du vrai comme problème." (Foucault, 1963, p.89). Et à chaque problème, en fait à chaque problématique socialement reconnue, correspond un ou des systèmes d'intervention (Barel, 1973) primaire et secondaire.

C'est ainsi que technologies de la domination (pouvoir), technologies discursives (savoir) et technologies de soi (souci de soi) se nouent dans la production d'une vérité en double hélice, celle de la vérité d'être du sujet libéral, c'est-à-dire engagé dans le projet d'être soi, en regard de la vérité d'une forme historique du sujet, et en regard de la vérité des problématisations sociales comme formes et conditions de ce sujet historique. Il y a donc "dans l'accès à la vérité, quelque chose qui accomplit le sujet lui-même, qui accomplit l'être même du sujet, ou qui le transfigure " (Foucault, 2001, p.18) en un sujet dont la forme est socialement encouragée.

Paradoxalement, cette instruction et cette restauration du souci de soi agissent comme une matrice, épistémique et sociale, qui crée ses impératifs, ses points aveugles, ses encavements. Il s'agit ainsi d'induire un ensemble de technologies de soi tant chez l'intervenant que chez le sujet d'intervention qui, par leur articulation, réaliseront une forme dont les jeux de forces créent les contours d'un soi social. Cela nous éloigne d'une analytique du contrôle ou de la production, comme d'une posture trop simplement humaniste, pour nous permettre de nous approcher, au plan théorique, d'une analytique de la forme. Or, former et réformer nous indiquent les pôles de l'activité de production de soi où le travail des enseignants et celui des travailleurs sociaux, entre autres, se lient sériellement ou concomitamment. Il s'agit notamment de développer en classe un oeil clinique, comme extension potentielle de l'État intervenant[11].

L'oeil et le regard cliniques

Foucault a soutenu l'idée que les sciences sociales étaient nées d'une transformation de la médecine qui engagea un rapport nouveau de l'homme à lui-même (1963, p.XI). Les enseignants, comme les éducateurs en garderie, occupent cette position privilégiée offrant un point de vue unique sur l'enfant à la rencontre du domaine public et du domaine privé (Arendt, 1961). Ce point de vue possède des potentialités cliniques importantes. Foucault estime que ces dernières comprennent une "découpe des choses, et le principe de leur articulation dans un langage où nous avons coutume de reconnaître le langage d'une "science positive"" (1963, p. XIV). La première de ces positivités est celle de la discrimination du normal et du pathologique au fondement de tout interventionnisme; elle réalise une "certaine manière de disposer la vérité déjà acquise" (Foucault, 1963, p.59), de classer, d'orienter, et d'agir. Et c'est là, à travers l'interventionnisme comme champ actuel du souci de soi que le travail social et l'enseignement se rencontre dans un travail sur le social. Car "le vrai ne se donne au savoir qu'à travers des "problématisations"", et que les problématisations ne se font qu'à partir de "pratiques, pratiques de voir et pratiques de dire." (Deleuze, 1986, p.70). Ainsi, en appui sur une diversité de pratiques distinctes, l'action de l'État intervenant peu mieux se réaliser par l'arrimage de la diversité à des problématisations communes, transversales.

Au plan clinique, l'envers du souci de soi est le refus ou le défaut de volonté (la stultitia). Le "stultus n'est pas capable de vouloir comme il faut [...] c'est essentiellement celui qui ne veut pas, qui ne se veut pas lui-même" (Foucault, 2001, p.128). Notre recherche doctorale a permis d'illustrer comment le client stultus provoque une sorte de souffrance professionnelle, en écho à la souffrance des usagers. Il s'agit d'une pénétrante frustration en soins infirmiers, d'un sentiment d'impuissance en travail social, en regard de l'évidence de la vérité de l'intervention qui se donne à faire. Tant pour la travailleuse sociale, l'infirmière que pour l'enseignante, l'incapacité ou le refus d'accès à la vérité de soi par l'usager ou l'élève se constitue comme une cible d'intervention importante, et un blocage en la matière peut devenir une source de frustration professionnelle. Nous formulons l'hypothèse pour l'enseignement que cette souffrance prend la forme d'une fatigue de l'enfant et d'une exaspération envers les parents qui refusent l'impératif d'être soi, d'être réflexif, de s'amender, etc.

La vérité sociale et ses évidences se transforment puis s'incarnent en un désir d'intervention. Ainsi, voir se réfère à la vérité des choses, l'écoute à la vérité de l'énonciation par l'usager. Un client, comme un élève, qui refuse de dire la vérité, de reconnaître la vérité, d'être réflexif, de s'amender, d'exprimer toute tonalité d'aveu, est attribué d'une forme sous-problématisée de pathologie qui engage une intervention souvent très forte pour faire émerger le vrai attendu. En travail social, il s'agit certes de voir, mais surtout de faire dire pour "voir" l'énonciation. Cela produit un espace de visibilité, soit celui de l'énonciation du souci de soi.

Il ne s'agit cependant pas de soumettre les écoliers ou les usagers des services sociaux à une force brute, mais bien de les lier, plus précisément de les engager dans un rapport à la vérité telle qu'elle se structure au plan épistémique. Car la triade pouvoir/savoir/souci de soi est moins répressive que productive, d'où son extraordinaire efficacité. Analyser les pratiques professionnelles en suivant la découpe du contrôle et de l'aide, c'est réduire la complexité des phénomènes en cherchant à élucider des intentions, bonnes et mauvaises. Un tel manichéisme est bien entendu trop simple, notamment parce que centré sur une action professionnelle qui, de fait, est action sociale. Pour sa réalisation, elle se doit d'articuler monde des systèmes, monde vécu et monde subjectif, et d'arrimer le travail des uns au travail des autres. Il s'agit de l'interdisciplinarité pratique, comme modalité de réalisation du travail sur le social.

Conclusion

Mettre en dialogue la profession d'enseignante et celle de travailleuse sociale contribue à élucider l'efficacité même des sciences humaines et sociales qui, de proche en proche, s'arriment les unes aux autres. Cet ancrage de l'action disciplinaire se réalise autour d'une transcendance interdisciplinaire, pour nous essentiellement épistémique, dont l'un des analyseurs est la diffusion de la notion d'intervention, et dont la modalité pratique de réalisation est la relation. Le projet scientifique d'analyse de cette forme de la transcendance passe par une topographie dynamique des articulations interprofessionnelles, dans la complexité des interactions et des raisons pratiques. Ce travail demeure en grande partie à faire. Une telle mise en problème ouvre, en outre des connaissances relatives aux pratiques professionnelles et à l'interdisciplinarité, sur une politique des formes de résistances et des formes de subjectivité, comme il en va de la bio-diversité. Mais voilà une autre question.

Yves Couturier

Notes:

1.- Métiers féminisés, nous emploierons ici le féminin. Le lecteur européen prendra note que le groupe professionnel des travailleuses sociales est un groupe mieux défini et mieux institué au Québec qu'en France, par exemple.

2.- Le Centre local de services communautaires (CLSC) est une organisation du réseau sociosanitaire québécois offrant des services généraux de première ligne. Ce modèle d'organisation, créé au début des années 1970, fut conçu pour favoriser un rapprochement entre l'action médicale, paramédicale et sociale.

3.- Et découlant elle-même de l'émergence du concept de diagnostic infirmier où, pour chaque diagnostic, correspondent des interventions, conçues comme protocoles d'actions standardisées).

4.- Nous entendons par existentiaux l'ensemble de conditions ontologiques de l'existence, notamment celles de la possibilité de se poser comme étant dans un rapport existentiel au monde.

5.- Cette correspondance nous est apparue au terme de l'analyse des données. Nous renvoyons le lecteur à Redjeb (1997) qui a exploré cette perspective avec force pertinence.

6.- Il va sans dire qu'ici se jouent divers processus réflexifs, mais d'abord sous un mode de "réflexivité par défaut", au sens exploré par Livet (1994). Il s'agit d'un "empilement réflexif" (1994, p. 48), comme un ensemble de conditions et de processus quasi formels de reconnaissance des intentions dans les processus de communication. La "réflexivité par défaut" constitue une forme d'immédiateté de ces processus.

7.- Il s'agit d'un système de discours qui, pour une époque et une société donnés, trace les contours du normal et de l'anormal, du valide et de l'invalide en science, etc.

8.- Il s'ait du projet de mesurer le monde, de le mettre en chiffres.

9.- "Je dis donc, avec la clarté nécessaire, que je ne suis ni structuraliste, et avec la honte qui convient, que je ne suis pas un philosophe analytique. "Nobody is perfect". J'ai donc essayé d'explorer ce que pourrait être une généalogie du sujet, tout en sachant bien que les historiens préfèrent l'histoire des objets et que les philosophes préfèrent le sujet qui n'a pas d'histoire." (Foucault, 2001, p. 507)

10.- Soyons prudent ici. D'abord, il importe de distinguer État de Gouvernement. Il ne s'agit pas de mettre en lumière quelque complot partisan, voire même idéologique. Soyons prudent aussi dans la mesure où le centre de gravité de ce que nous cherchons à nommer n'est pas au centre de la forme typique de l'État, dont la prégnance serait discutée. D'où la nécessité d'en appeler d'un concept sans doute discutable, celui d'épistémè.

11.- Il importe de souligner qu'il n'est pas de notre propos d'évaluer au plan moral le déploiement de l'interventionnisme. Notre analyse ne vise pas à élucider les formes modernes de la tyrannie mais bien quelques conditions du travail sur le social et, plus spécifiquement, de l'interdisciplinarité.


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Notice:
Couturier, Yves. "Le déploiement de l'intervention. Lecture d'un transversal interdisciplinaire à la lumière de l'herméneutique du sujet selon Foucault", Esprit critique, Hiver 2004, Vol.6, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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