Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Automne 2003 - Vol.05, No.04
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Dossier thématique
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Article
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Utilisation des NTIC dans les entreprises: au-delà des usages professionnels
Par Sami Zlitni

Résumé:
A partir d'un travail sur le terrain (observation directe et entretiens) mené auprès de cinq PME (petites et moyennes entreprises) tunisiennes, nous avons essayé d'identifier quelques usages extra-professionnels liés à l'utilisation des NTIC. Nous avons remarqué que, souvent, il y a un écart entre les usages prescrits et les usages effectifs. En effet, les employés n'utilisent pas les NTIC uniquement pour des fins professionnelles mais aussi personnelles. Nous avons relevé, également, les modifications des rapports avec l'espace et le temps, des frontières entre le privé et le public et des comportements des employés en relation à l'utilisation des nouveaux outils de communication.

Auteur:
Sami Zlitni est doctorant en sciences de l'information et de la communication au Groupe de Recherche sur les Enjeux de la Communication (GRESEC) à l'université Stendhal, Grenoble 3. Il a obtenu une maîtrise en sciences de la communication à l'Institut de Presse et des Sciences de l'Information de Tunis (IPSI) et un DEA en sciences de la communication à l'université Stendhal. Sa thèse porte sur l'insertion des nouvelles techniques d'information et de communication dans les PME tunisiennes.


Introduction

          On entend de plus en plus parler des NTIC, de tout ce qui apparaît de nouveau dans le domaine de l'information et de la communication. En rapprochant les distances, en faisant l'économie du temps et de la main-d'oeuvre, ces nouveaux outils semblent être la solution adéquate pour les entreprises afin de pallier la crise économique actuelle. Depuis quelques années, les entreprises ne cessent d'introduire ces NTIC à la recherche de compétitivité et de productivité. Par ailleurs, les acteurs internes réagissent de manière différente face à l'introduction des NTIC dans leurs entreprises: ils ne respectent pas forcément à la lettre les règles, ils manipulent à leur profit les incertitudes, ils rusent, ils trichent, etc. Ces utilisateurs s'approprient les nouveaux outils, laissant apparaître un écart entre les usages prescrits par leurs directions et les usages effectifs. A l'instar de De Certeau (1980), les recherches qui se sont attachées à l'étude de l'appropriation des techniques ont révélé la figure d'un usager actif, capable de créer ses propres usages.

          Nous allons examiner dans cet article quelques usages extra-professionnels d'employés d'entreprises tunisiennes à la suite de l'introduction des NTIC, c'est-à-dire "des pratiques qui sont autre chose que des erreurs de manipulation, et qui correspondent à des intentions, voire à des préméditations" (Perriault, 1989, p.14). Nous allons également tenter de saisir comment les NTIC favorisent de nouveaux modes de relation, à savoir une communication interactive et communautaire au sein d'espaces collectifs.

          Afin de mieux analyser la question de l'appropriation des NTIC par les employés et de repérer les différents usages extra-professionnels qui en découlent, il nous paraît plus judicieux de présenter, dans un premier temps, quelques définitions et approches relevant de la notion des usages.

1- La sociologie des usages des NTIC: les approches théoriques

          La sociologie des usages des NTIC se situe au croisement de trois secteurs de la discipline sociologique: la sociologie de la technique, la sociologie de la communication et la sociologie des modes de vie. Par ailleurs, l'évolution des approches théoriques des NTIC est marquée par un déplacement conceptuel de l'analyse des effets à l'analyse de la réception (Chambat, 1994, p.249).

          En partant de l'antériorité de la technique, la sociologie de la diffusion s'est attachée à analyser la diffusion des TIC en termes d'"adoption" et d'"acceptabilité" par les usagers selon un schéma linéaire. La sociologie de l'innovation, quant à elle, s'est penchée sur l'analyse des innovations techniques comme des construits sociaux alors que la sociologie de l'appropriation s'est intéressée à l'analyse de la formation des usages à travers leur mise en oeuvre, en étudiant l'appropriation des TIC du point de vue des usagers.

1.1- L'approche de la diffusion

          Cette approche se base sur l'offre technique en s'attachant à l'analyse de l'adoption de la technique sans se soucier de la conception de cette dernière.

          A partir de méthodes utilisées en sociologie de la consommation, les recherches qui relèvent de cette approche essaient d'expliquer la diffusion des innovations et de repérer leurs adoptants en élaborant des modèles comportementaux ainsi qu'à mesurer l'effet de leur adoption à travers les changements opérés dans les pratiques.

          C'est la théorie de la diffusion des innovations d'E. Rogers qui a suscité un certain nombre de recherches. En effet, ces travaux s'inscrivent dans une longue tradition anthropologique connue sous le nom de "diffusionnisme". Selon ce modèle, "une innovation est communiquée selon certains canaux aux membres du système social, et sa diffusion est d'autant plus assurée qu'elle est simple et adaptée aux valeurs du groupe d'accueil" (Miège, 1995, p.61). Ces caractéristiques sont au nombre de cinq: l'avantage relatif de l'innovation, sa compatibilité avec les valeurs du groupe d'appartenance, sa complexité, la possibilité de la tester et sa visibilité. Par ailleurs, cinq profils d'usagers sont classés: les innovateurs, les utilisateurs précoces, la majorité précoce, la majorité tardive et les retardataires. Ils sont intégrés dans le processus de diffusion sur une échelle de temps. Les adoptants passeraient d'un groupe restreint et marginal à un autre plus large, puis à un autre de plus en plus représentatif de la population en général.

          La théorie de la diffusion a fait l'objet de plusieurs critiques. Nous pouvons citer celle concernant le statut de la technique. E. Rogersa contribué à la propagation d'une fausse conception de la notion de diffusion, celle qui est basée sur l'intervention de la diffusion de l'innovation seulement lorsqu'elle est achevée et prête à être adoptée (Boullier, 1989). Aussi le caractère pro-innovateur de la théorie diffusionniste concernant la typologie des adoptants a-t-il été critiqué (Bardini, 1996, p.130): il néglige les phénomènes d'abandon après l'adoption.

          Néanmoins, bien que la théorie de la diffusion ait été critiquée et ait fait l'objet de quelques aménagements, elle a permis de décrire tout le réseau social de circulation d'une innovation technique dans une société (Flichy, 1995, p.30).

1.2- L'approche de l'innovation

          Les recherches qui relèvent de l'approche de l'innovation s'attachent à l'étude des processus d'innovation technique, c'est-à-dire au moment précis de la conception des innovations. "Cette approche part du postulat que ni l'antériorité de l'offre sur la demande ni l'autonomie relative de la technique par rapport aux pratiques ne sauraient signifier une extériorité de la technique par rapport à la société" (Chambat, 1994, p.256).

          Le courant dominant actuellement est celui du modèle de la traduction, représenté par les sociologues du Centre de sociologie de l'innovation, dont M. Akrich, M. Callon et B. Latour. Ce modèle définit le processus d'innovation comme une succession d'épreuves et de transformations où une série d'acteurs se trouvent en relation. "Le travail du sociologue consiste alors à décrire les opérations par lesquelles le scénario de départ, qui se présente essentiellement sous une forme discursive, va progressivement, par une série d'opérations de traduction qui le transforment lui-même, être approprié, porté par un nombre toujours croissant d'entités, acteurs humains ou dispositifs techniques" (Akrich, 1993a, p.92).

          Dans la même mouvance s'inscrivent les études de P. Flichy. En revanche, lui, définit un cadre de fonctionnement qui renvoie aux fonctionnalités de l'objet et à l'objet technique et un cadre d'usage qui réfère à l'usage social. L'alliage des deux cadres a donné lieu à un "cadre socio-technique".

          Par ailleurs, T. Vedel (1994) et A. Vitalis (1994) posent, dans une autre perspective, les questions du rôle des institutions publiques dans le choix de la technique et la représentation institutionnelle de l'usager dans le processus de l'innovation.

          Parmi les limites de l'approche de l'innovation, nous pouvons citer son absence de considération du rôle des pratiques. La sociologie de la technique "a certes redonné de l'épaisseur aux objets, mais cela, au détriment des acteurs qui s'en saisissent" (Akrich, 1993b, p.35).

1.3- L'approche de l'appropriation

          L'approche de l'appropriation est née, en partie, en réaction et face aux limites des approches quantitatives de la théorie de la diffusion. Elle situe ses analyses sur le plan de leur mise en oeuvre dans la vie sociale. La plupart des travaux "en orientant les regards vers les usagers-consommateurs, ont cherché à mettre en évidence la complexité de l'insertion sociale des techniques, et leur étroite relation avec l'ensemble des pratiques sociales et culturelles" (Miège, 1995, p.64).Plusieurs auteurs soulignent le rôle actif que jouent les usagers dans la formation des nouveaux outils. Pour J. Jouët "l'analyse des pratiques de communication montre que l'irruption de l'ordre technique dans le procès de communication n'en exclut pas pour autant la part du social dans le contenu de l'action", (Jouët, 1993, p.117).

          L'approche de l'appropriation met en évidence la disparité des usages et des usagers en montrant la construction sociale de l'usage particulièrement à travers les significations que revêtent les pratiques concernées pour les différents groupes sociaux (Chambat, 1994, p.259).

          Plusieurs questions de recherche rentrent dans le cadre de l'approche de l'appropriation. L'une de ces questions consiste à analyser la manière par laquelle se constituent les usages selon les groupes sociaux, et en particulier à travers l'examen des "significations d'usages".

          Une autre question traite des incidences de l'introduction des technologies dans toutes les sphères d'activités sur l'évolution des modes de vie, notamment sur la dichotomie sphère privée/sphère publique.

          Aussi les questionnements concernant les différents usagers, particulièrement "l'usager actif" des NTIC font-ils l'objet de divergences et contribuent ainsi à relancer le débat sur les anciens et nouveaux médias.

2- Méthodologie de travail

          Pour aborder cette problématique, nous nous sommes basés à la fois sur des entretiens semi-directifs et sur l'observation directe.

          Nous avons effectué, entre 2001 et 2002, une série d'entretiens avec le sommet stratégique (PDG, DGA, propriétaire ou groupe de propriétaires), le responsable informatique, le responsable de la GRH et un groupe d'employés afin d'étudier les enjeux économiques, organisationnels et communicationnels de l'intégration des NTIC dans les PME. Toutefois, nous nous sommes contentés, pour les besoins de cet article, d'exploiter particulièrement les propos recueillis auprès des employés.

          En outre, nous avons observé, individuellement, quelques employés en train de travailler. Il faut noter que nous avons été confrontés à une certaine réticence de la part des personnes interrogées dans la mesure où nous allions aborder des questions délicates concernant les usages extra-professionnels des NTIC. Il a fallu que quelques unes de ces personnes soient des 'amies' proches pour qu'elles soient mises en confiance et se livrer.

          Notre échantillon se compose de cinq PME tunisiennes. Il représente une certaine homogénéité au regard de la problématique sans pour autant que les entreprises soient similaires en tous points. Les traits communs sont: l'introduction des NTIC, la possession d'un site web et la localisation sur deux villes (Tunis et Sfax). Par ailleurs, les entreprises n'appartiennent pas au même secteur d'activité (3 entreprises industrielles et 2 entreprises de services) et ont un niveau d'intégration des NTIC différent.

3- NTIC et usages extra-professionnels

          L'introduction des NTIC a participé à favoriser la communication par écrans interposés. Connectés à Internet, les acteurs internes peuvent envoyer et recevoir des mails. Ils peuvent échanger des messages entre eux grâce à Intranet. Ils peuvent également correspondre ou discuter avec des interlocuteurs externes à l'entreprise.

          Nous allons reproduire ci-dessous trois extraits de différentes discussions par écrans interposés.

3.1- Nouveaux modes de communication interne

1er extrait: Ecran de deux collègues de travail:
 

: Salut, ca va mieux?

 

: Bof c pas la forme. Ca était ta soirée?

 

: Oui. 1mn: tél.

 

: Ok

 

: C Mounir. Hier CT génial, je suis rentrée vers minuit.

 

: Détails

 

: Tt à l'H pause café

 

: Ok, à pluch'

          L'utilisation des NTIC permet aux employés de communiquer plus facilement à n'importe quel moment avec les autres collègues sans avoir à se déplacer, comme nous l'a confirmé un employé: "J'utilise Intranet pour communiquer avec mes collègues et mon chef hiérarchique. Je communique également avec l'extérieur par le biais du courrier électronique et du chat". Dans le même ordre d'idées, en traitant le sujet du bouleversement des rapports établis entre les sphères publique et privée concernant l'utilisation de la nouvelle technique, Y. Toussaint souligne que le minitel "permet à partir d'un territoire domestique privé de communiquer, selon les modalités nouvelles d'une écriture sur l'écran, tant avec les institutions et des services constructifs de l'espace public qu'avec des personnes privées connues ou anonymes" (Toussaint, 1992, p.128). La communication ne concerne pas uniquement la vie professionnelle mais aussi la vie personnelle. Les acteurs internes utilisent la messagerie pour discuter de leur vie extra-professionnelle.

          Contrairement à la communication orale, la communication écrite via la messagerie est formée d'échanges brefs et le style est plus direct. Nous remarquons aussi que parce qu'écrire prend plus de temps que de dire les choses oralement, les longues discussions sont reportées pour les rencontre en face à face ("Détails","Tt à l'H pause café": Je te donnerai les détails tout à l'heure à la pause café). En effet, l'écriture est plus difficile et prend beaucoup de temps. L'écriture demande plus d'attention quant aux choix des mots et à la ponctuation qui peuvent rendre confus le sens d'une phrase. Il y a également le problème des fautes d'orthographe: "en plus les NTIC gardent les écrits en mémoire (...). Ce n'est pas agréable de savoir qu'il existe une trace de nos erreurs" nous a affirmé un employé. Surgit également la question du temps qui ne doit pas être trop long en ce qui concerne les questions d'ordre privé: "avec les autres collègues nous utilisons Intranet pour nous donner des rendez-vous pour discuter de choses personnelles de vive voix car on ne se permet pas de s'écrire de longs mails pendant les heures de travail. On s'envoie des messages du type: je t'attends dans mon bureau ou on déjeune ensemble aujourd'hui".

3.2- Les NTIC au travail: un moyen d'évasion

          "Raoudha" est une jeune employée dans une entreprise de services. Elle utilise le logiciel MSN Messenger pour "chater" avec ses collègues de travail et ses "amisdu chat" et exclusivement Intranet pour communiquer avec son supérieur hiérarchique.

2ème extrait: Ecran de "Raoudha" avec "Bogosse", un "chateur":

"Bogosse"

: Sba7 el5ir ya ta7founa

"Raoudha"

: Joli pseudo

"Bogosse"

::-).T'es où?

"Raoudha"

: W. Ke cherches-tu?

"Bogosse"

: Rencontre, voire +

"Raoudha"

: MDR. Attends 1 message

"Bogosse"

: D'ac

"Raoudha"

: C'était 1 message de mon chef.

Je te laisse.

"Bogosse"

: Non!:o(

RDV IRL?

"Raoudha"

: Désolée, bye.

          L'introduction des NTIC dans les PME, certes propose des applications et des solutions pour le travail, mais offre également la possibilité aux utilisateurs de s'évader en détournant leurs usages initiaux. L'utilisation de la messagerie depuis un poste de travail devient un outil de rencontre voire un support de fantasmes. Les "chateurs" se séduisent et entretiennent des relations amoureuses virtuelles, comme nous l'a dit un employé: "il m'est arrivé de correspondre pendant plus de deux mois avec un internaute (...). Nos messages étaient des fois un peu hot". L'interaction des écrans interposés, rendue possible grâce aux NTIC, donne consistance à ces fantasmes.

          Ainsi, la pratique de la messagerie apparaît comme un nouveau mode d'échange et de rencontre entre les membres de la communauté des "chateurs". Même si derrière ces échanges et relations fantasmatiques se cache le désir de rencontres réelles, "les messageurs considèrent que les relations établies par le truchement de la télématique, y compris quand elles débouchent sur des rapports d'amitié et se traduisent par des activités communes, ne peuvent être assimilées aux relations traditionnelles qui demeurent pour eux "la norme" de l'engagement affectif et de relations vraies", (Jouët, 1993, p.110).

          Confrontés à l'anonymat urbain, "Raoudha", "Bogosse" et les autres internautes utilisant les messageries reconstituent des liens amicaux et sociaux et construisent des micro communautés: "l'autonomie sociale se joue donc à un double niveau; celui de la quête de soi qui se traduit par le déploiement de la subjectivité et celui de la quête de l'autre qui s'exprime par la recherche de nouvelles sociabilités. Dans le tissage de micro liens sociaux se joue l'identité collective", (Jouët, 1993, p.110).

          La question de l'identité participe également à désinhiber les interlocuteurs. Les surnoms, diminutifs et nicknames servent de pseudonymes. "Raoudha" ne sait pas vraiment qui est "Bogosse". Elle ne sait pas avec qui elle est connectée sur internet. Ce n'est pas sûr qu'elle discute avec la personne avec qui elle pense communiquer. Aussi, s'il le désire, "Bogosse" peut-il toujours garder son anonymat en se cachant derrière son pseudonyme. L'identité active permet à la fois à "Raoudha" et à "Bogosse" de s'inventer une identité sociale en en empruntant une autre.

          Par ailleurs, il est à remarquer que l'utilisation des NTIC permet une certaine production de l'imaginaire. Un nouveau langage s'invente, composé de sigles, de chiffres, de codes, etc. Les "chateurs" utilisent même les lettres latines pour écrire en tunisien. Pour les lettres inexistantes, ils inventent des codes et mettent des chiffres ("Sba7 el 5ir": Bon matin, "ta7founa": belle)[1]. Ils créent ainsi un langage composé de codes propres qui montrent les formes particulières de leur négociation avec les NTIC. Leur "expérience communicationnelle s'accompagne (...) d'une représentation sur la technique" (Jouët, 1993, p.115), spécifique à leur communauté et constitutive de leur pratique. Les acronymes et les smileys sont utilisés par les "chateurs" pour dire plus de choses et plus rapidement. Les acronymes sont prononcés comme des mots ordinaires. Quant aux dessins et assemblages de petits signes, ils sont utilisés pour leur valeur littérale. Ils permettent aux utilisateurs d'exprimer leurs humeurs ou leurs caractéristiques physiques[2]. D'après un employé: "les smileys donnent de la chaleur à nos messages". Ces signes sont un nouveau moyen d'introduire de l'humain dans les relations à travers les écrans interposés le plus souvent aseptisées. Les utilisateurs font appel à la composante affective par le biais de ces smileys. Ces derniers comblent la chaleur des émotions dont l'écriture ne peut pas toujours rendre compte.

          L'interprétation et la lecture de ce "nouveau langage", de ces acronymes, de ces smileys, etc. reposent sur un décodage dont les grilles sont définies par l'imaginaire collectif de la communauté de "chateurs" et ancrées dans leurs ressources culturelles et sociales. Ainsi, "Raoudha", réceptrice libre et active, fait partie d'une communauté. Son isolement physique n'est pas synonyme d'isolement social puisque sa réception des messages repose sur des représentations d'une participation collective, (Jouët, 1993, p.111).

          En outre, comme le signale M.J. Carrieu-Costa, "le virtuel relève de la représentation" (Carrieu-Costa, 1995, p.8), les "chateurs" distinguent la vie du "cyberespace" de la "vraie vie" (RDV IRL: In Real Life - la vie réelle). Les utilisateurs sont conscients de la différence entre la réalité virtuelle et la vie réelle.

          "T'es où?": généralement en utilisant les moyens de communication classiques, le téléphone fixe notamment, on commence la discussion avec "comment ça va?". Avec la téléphonie mobile et Internet, la première question est "où es-tu?". Pour F. Jauréguiberry, "le téléphone fixe relie avant tout des lieux. A destination d'un téléphone mobile, la même personne est certaine de tomber sur son interlocuteur, mais ne sait généralement plus où celui-ci se trouve: le téléphone mobile relie d'abord des individus. D'une présence potentielle dans un lieu déterminé, on passe à la potentialité d'une présence dans un lieu indéterminé" (Jauréguiberry, 1998, p.75). On ne peut pas prévoir préalablement le lieu de son interlocuteur et par la même le cadre social dans lequel il se trouve, ce qui rend imprévisible la durée de l'échange et surtout le degré de liberté de parole.

          Ce qui peut être noté également dans ce deuxième extrait de communication par écrans interposés, c'est que les NTIC permettent, au moins temporairement, d'éviter le correspondant. En effet, il est facile de se déconnecter ("Désolée, bye"). L'utilisateur régule et module selon ses intérêts et disponibilités le flux de ses correspondances. "Les 'jeux' d'évitement, c'est-à-dire les stratagèmes utilisés par les utilisateurs pour se soustraire aux messages reçus comme aux informations demandées sont des tentatives pour se protéger de ce qui est perçu comme une intrusion toujours plus violente pour réglementer au plus près le temps de chacun" (Chatelain et al., 1999, p.100).

3.3- L'usager actif: contraintes et possibilités

3ème extrait: messages interposés entre un employé "R.S" et son supérieur hiérarchique "S.S":

"S.S"

J'attends le document attaché. Je ne l'ai pas encore reçu

"R.S"

Désolée, j'avais un problème de PC. Je vous l'envoie tout de suite.

"S.S"

Sans faute, j'en ai besoin.

"R.S"

Je téléphonerai après envoi pour m'assurer que vous l'avez bien reçu.

          Prétexter un problème avec son ordinateur permet à cet employé de trouver provisoirement une solution et d'échapper aux reproches que peut lui faire son chef à cause du retard d'envoi du fichier. "J'ai un problème de PC" est un moyen simple de contourner le non respect des délais.

          Comme l'utilisation des NTIC n'est pas toujours optimum (messages adressés aux mauvais destinataires, fichiers écrasés par mégarde, etc.), cet employé compte joindre par téléphone son chef pour s'assurer que le fichier est bien arrivé. Il veut vérifier en quelque sorte que l'invisible et le virtuel des NTIC se réalisent de façon concrète et réelle.

4- Remodelage des frontières: sphère privée versus sphère publique

          L'introduction des NTIC dans les PME incite les employés à les utiliser même en dehors de leur cadre de travail et faire de quelques uns des "accros du Net". Cette tendance se vérifie surtout chez les plus jeunes alors qu'elle est inexistante chez les plus âgés. Selon deux employés, leurs vies en dehors du travail sont marquées par l'activité qu'ils mènent au bureau. Plus encore, l'introduction des NTIC dans leur travail a "démantelé" les frontières entre la vie "privée" et la vie "publique" en professionnalisant la sphère de la vie personnelle. Un employé nous a ainsi affirmé: "Quand j'entend parler d'une nouveauté technologique, d'un nouveau logiciel ou d'un nouveau programme [en dehors du travail] j'essaie [dans le cadre du travail] de contacter les programmateurs ou le responsable informatique pour voir les utilités de ces techniques et s'il y a une possibilité de les acquérir". L'entreprise devient alors un "laboratoire d'essai" qui permet aux employés "branchés NTIC" de découvrir et de tester de nouveaux outils informatiques, qu'ils n'auraient pas pu (essentiellement à cause de leur coût élevé) obtenir à titre personnel. Ainsi, les NTIC, comme le souligne J. Jouët, se situent dans "l'entre-deux des espaces public et privé" et sont accompagnées d'un "double mouvement spatial qui conduit à la fois à transporter son univers privé dans l'espace public et à accéder à l'espace public à partir de chez soi", (Jouët, 1993, p.113). En effet, les messageries électroniques et la communication par écrans interposés brouillent les frontières entre les sphères publique et privée. En livrant à la lecture publique ses fantasmes intimes, l'utilisateur des NTIC fait éclater, via les messageries conviviales, son espace privé.

          Par ailleurs, en utilisant les NTIC à des fins personnelles (correspondance, chat, etc.), quelques employés sont devenus "drogués d'Internet", pour reprendre les termes d'une interviewée. Cette dernière nous a confié qu'elle fréquente quotidiennement les "publinets"[3] pour combler le "manque" qu'elle ressentait le soir. Elle ajoute: "je me suis tellement habituée à naviguer, à discuter dans des forums et à correspondre par mail que je sens le besoin de le faire le soir et même pendant le week-end". Cependant, nous avons remarqué que cette tendance tend à s'estomper selon l'âge et le statut civil des employés. Les "accrocs" des NTIC sont, dans la plupart des cas, de jeunes célibataires. Les moins jeunes et vivant en couple sont moins attirés par l'utilisation des NTIC en dehors de leur travail car leurs obligations envers leurs conjoints et enfants les empêchent de "trouver du temps libre pour naviguer sur le net", selon les dires d'une employée. Ceci devient possible quand l'utilisation des NTIC dans la vie privée entre dans les obligations familiales. C'est le cas d'une employée, qui utilise les nouvelles techniques chez elle à la maison pour aider et tenir compagnie à ses enfants qui se sont mis aux NTIC.

Les NTIC dans les bureaux: confrontation avec l'outil et développement des modes de faire

          Si, d'une part, les NTIC dans l'entreprise proposent des solutions de travail, elles offrent d'autre part aux utilisateurs un moyen "d'évasion" sur le lieu de leur travail et par la même de détourner leur usage initial. Ainsi, par le biais des NTIC, les employés dans et depuis leurs bureaux se rencontrent, se confient, se séduisent et "vivent" par écrans interposés. De nouveaux rapports apparaissent entre "Raoudha" et la communauté qui l'entoure. Désormais elle est au centre d'un réseau qu'elle s'est construite elle-même. Les NTIC ouvrent de nouveaux horizons dans les modes de relation, à savoir une communication interactive et communautaire au sein d'espaces collectifs en perpétuelle reconstruction. Aussi l'utilisation des NTIC dans les entreprises pose-t-elle des questions relevant de la modification du rapport au temps et à l'espace des employés, de leur identité, des frontières pas toujours claires entre le réel, le virtuel et le fantasme, de la difficulté de séparer la vie privée de la vie publique, des modification de l'écriture et des efforts des utilisateurs pour "réintroduire" de l'humain dans ces nouvelles techniques.

          En outre, si les PME utilisatrices des NTIC veulent rester ou devenir le cas échéant, un système ouvert et bénéficier des échanges communicationnels transversaux, elles doivent apprendre à gérer les flux d'informations tout en tenant compte de l'univers informationnel privé des membres du personnel.

Sami Zlitni

Notes:
1.- Plusieurs lettres en arabe inexistantes dans l'alphabet latin sont substituées par des chiffres, par exemple:

Chiffre

Lettre arabe

Nom

Valeur

5

kh, ch all.

j esp.

7

h

.

9

q vélaire

3

'laryngale

6

t emphat.

.

2.- Les smileys, appelés aussi "émoticônes", sont des petits signes (tirets, deux points, parenthèses ou figurines) qui permettent d'exprimer des humeurs ou des caractéristiques physiques. Exemples de smileys:

:-)

: Joyeux, rigole

:-(

: Triste

:-x

: No comment

8<

: Fille

8>

: Garçon

3.- Les "publinets" sont des centres publics d'Internet.

Références bibliographiques:

Akrich, Madeleine. "Les formes de la méditation technique", Réseaux, no60, 1993a, p.87-98.

Akrich, Madeleine. "Les objets techniques et leurs utilisateurs. De la conception à l'action", Raisons Pratiques, no4, 1993b, p.35-37.

Bardini, Thierry. "Changement et réseaux socio-techniques: de l'inscription à l'affordance", Réseaux, no76, 1996, p.126-155.

Boullier, Dominique. "Du bon usage d'une critique du modèle diffusionniste: discussion-prétexte des concepts de Everett M. Rogers", Réseaux, no36, 1989, p.31-51.

Carrieu-Costa, Marie-Josèphe. "Introduction", Annales des Mines, Réalités industrielles, juillet-août 1995.

Certeau (de), Michel. L'invention au quotidien. Paris: UGE, 1980.

Chambat, Pierre. "Usages des technologies de l'information et de la communication (TIC): évolution des problématiques", Technologie de l'information et société, vol.6, no3, 1994, p.249-270.

Chatelain, Yannick; Grange, Thierry et Roche, Loick. Travailler en groupe avec les nouvelles technologies de l'information et de la communication. Paris: l'Harmattan, 1999.

Flichy, Patrice. L'innovation technique. Récents développements en sciences sociales vers une nouvelle théorie de l'innovation. Paris: La Découverte, 1995.

Jauréguiberry, Francis. "Lieux publics, téléphone mobile et civilité", Réseaux, no90, 1998.

Jouët, Josiane. "Pratiques de communication et figures de la médiation", Réseaux, no60, 1993, p.99-120.

Miège, Bernard. La pensée communicationnelle. Grenoble: PUG, 1995.

Perriault, Jacques. La logique de l'usage. Essai sur les machines à communiquer. Paris: Flammarion, 1989.

Rogers, Everett M. Diffusion of Innovations. New York: Free Press, 1983.

Toussaint, Yves. "La parole électrique. Du minitel aux nouvelles "machines à communiquer"", Esprit, no186, 1992, p.127-139

Vedel, André. "Sociologie des innovations technologiques des usagers: introduction à une socio-politique des usages", dans A. Vitalis (dir.), Médias et nouvelles technologies. Pour une socio-politique des usages. Rennes: édition Apogée, 1994, p.13-43.

Vitalis, André, "La part de citoyenneté dans les usages", dans A. Vitalis (dir.), Médias et nouvelles technologies. Pour une socio-politique des usages. Rennes: édition Apogée, 1994, p.35-44.


Notice:
Zlitni, Sami. "Utilisation des NTIC dans les entreprises: au-delà des usages professionnels", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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