Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Été 2003 - Vol.05, No.03
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Dossier spécial
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Article
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La crise des fondements des connaissances scientifiques modernes: une approche de l'épistémologie postmoderne
Par Angel Enrique Carretero Pasín

Résumé:
Dans cet article, on prétend mettre en évidence comment la postmodernité témoigne d'une crise des fondements épistémologiques sur lesquels reposait le modèle des connaissances scientifiques conçu durant la modernité. Aprés avoir signalé les directrices fondamentales qui constituaient la rationalité scientifique moderne et les réactions théoriques qu'elle a provoqué, nous distinguons un triple axe autour duquel s'articule la perte de crédibilité de l'épistémologie moderne: le manque de légitimation de la science, la crise de l'objectivisme et du représentationisme et la mise en question d'une perspective unitaire du monde.

Auteur:
Docteur en Sociologie, Université de Saint-Jacques-de-Compostelle. Chercheur du CGEIS (Groupe Compostelle d'Études sur des Imaginaires Sociaux), Faculté de Sciences sociales et politiques de l'Université de Saint-Jacques-de-Compostelle.


"Pendant des siècles, l'ordre véritable des Connaissances était la Théologie. Et actuellement l'ordre véritable des Connaissances s'appelle Science; à part ça, ceci est la raison pour laquelle toute volonté de monopoliser la Vérité prétend détenir la "véritable science"."
Edgar Morin, Science avec conscience, 1984:70

1. La configuration des connaissances scientifiques pendant la modernité et ses répercussions dans le domaine de la sociologie

          Le programme de l'Illustration - signalaient Adorno et Horkheimer au milieu du siècle dernier - était le désenchantement du monde. Il prétendait dissoudre les mythes et en finir avec l'imagination à travers la science (Adorno-Horkheimer, 1994:59). Cette affirmation emblématique condense parfaitement le prototype du savoir instauré à la suite de la modernité. La rationalité scientifique moderne prétendait réduire la nature du réel à un schéma rationnel préalable, en soumettant la singularité de la réalité au modèle imposé par une logique totalitaire de l'identité. Comme résultat, la modernité a provoqué un désenchantement et une démagification de l'existence, un renoncement au dévoilement du sens profond des choses en faveur d'une conversion de celles-ci en de simples exemplaires numériques dépourvus de qualité.

          À partir de Galilée, la science moderne a élevé un modèle explicatif-causal qui désirait soumettre la nature d'une multiplicité de phénomènes à la régularité et à l'universalité d'une loi mathématique. Ainsi, la méthode scientifique s'érigera en source exclusive de connaissances, dévalorisant le potentiel de connaissances renfermé traditionnellement dans des instances comme l'art ou la mythologie. La résistance offerte par la singularité du réel à sa soumission à ce schéma préstipulé était interprétée comme un stimulant qui devait impulser le déploiement d'une sophistication méthodologique plus grande, mais jamais comme une remise en question de l'illégitimité pour avoir plié l'essence du réel à une raison scientifico-mathématique abstraite. Heidegger, en réfléchissant sur le fondement métaphysique de la science moderne, avait signalé deux éléments essentiels qui le caractérisaient, à savoir, la réduction de l'essence des choses à l'objectivité et la vérité comprise comme certitude de la représentation de l'objet (Heidegger, 1996:85-87). En effet, le projet originaire de la science moderne reposait sur la présupposition selon laquelle la nature des choses se transformait en objet de représentation au moyen d'un calcul et d'une mesure. "L'image du monde ne passe pas d'être médiévale à être moderne, mais c'est le propre fait que le monde puisse se convertir en image qui carctérise l'essence de l'Âge Moderne" (Heiddeger, 1996:89). L'aspect déterminant de l'idiosyncrasie de la science moderne, selon Heidegger, serait indiqué dans l'acception du mot raepresentatio: amener à nous ce qui est en face de nous, rapporter la chose à celui qui la représente. La modernité, donc, aurait transformé le monde en image, en quelque chose qui est devenu un objet de calcul et de planification.

          Le modèle de rationalité qui était appuyé par la modernité se prolongera par la constitution du savoir sociologique en tant que science. Dans une atmosphère intellectuelle marquée par la confiance accentuée en la science en tant qu'élément dynamisateur d'un progrès historique désiré, Comte, dans son Cours de Philosophie Positive, plaidait pour une explication objective des faits sociaux, et, postérieurement, Durkheim défendit la considération des phénomènes sociaux comme des choses "séparées des sujets conscients qui se les représentent, il est nécessaire de les étudier du dehors comme étant des choses de l'extérieur, parce que c'est ainsi qu'ils se présentent à nous" (Durkheim, 1984:53). La naissance de la science sociale est, donc, présidée par une aspiration à atteindre une objectivité scientifique désirée, adoptée comme modèle exclusif de vérité depuis la modernité.

          Pendant le siècle dernier, la réaction face à l'hégémonie épistémologique du positivisme, en tant qu'expression emblématique de cet objectivisme, s'est concentrée, fondamentalement, autour de la Théorie Critique de la société, aussi connue comme École de Francfort. La Théorie Critique, se démarquant du scientisme qui imprégnait la sociologie de l'époque, soulignait comment le type de rationalité scientifique, inspiré pendant le positivisme, se convertissait en un instrument de contrôle et de domination sociale. D'où le fait qu'un de ses objectifs théoriques fondamentaux ait été de doter la sociologie d'un statut critico-émancipateur, lui attribuant un engagement avec la modification de la réalité socialement établie. Outre la tâche de déchiffrer le monde, la sociologie aurait pour mission de le transformer, restant ainsi fidèle aux directives de pensée déjà formulées avant par Marx. Pour les représentants de ce courant philosophico-sociologique, le rejet de l'objectivisme présent dans les sciences sociales obéissait à son manque d'implication dans une praxis libératrice. De fait, le rôle attribué à la sociologie consisterait à dévoiler les contradictions sociales dissimulées par l'objectivisme. La référence orientative de la sociologie critique francfortienne était la réussite d'une société pleinement émancipée dans laquelle l'homme se réconcilierait finalement avec son mode d'existence. La science sociale, alors, devrait être au service de cette émancipation. Par conséquent, la confrontation entre le positivisme et la Théorie Critique a marqué le débat épistémologique fondamental des sciences sociales durant le siècle dernier. S'il existait dans le positivisme une considération de la vérité en termes d'objectivité; dans la sociologie francfortienne, on soutenait que la vérité était nécessairement liée à un composant proprement moral, à un idéal de devoir-être.

          L'évolution théorique de l'École de Francfort, comme l'a fait remarquer Jay (1987), suit un cours qui va depuis un modèle de critique idéologique dans un sens marxien à un rejet radical de la rationalité occidentale. Dialectique de l'Illustration sera, en ce sens, un véritable point d'inflexion dans cette trajectoire. Adorno et Horkheimer (1994) constateront que l'origine de l'aliénation et de la chosification à laquelle est soumis l'individu dépasse les marges du système économique capitaliste pour se fixer sur la propre genèse constitutive de la raison occidentale. De façon que l'optimisme original déposé sur la critique comme moyen de dépassement d'une fausse conscience fait place à un scepticisme lucide et désenchanté en ce qui concerne la voie globale adoptée par la culture occidentale. Dès lors, l'inquiétude philosophique d'Adorno (1983) s'orienterait vers le domaine de l'art en tant qu'espace résiduel privilégié où l'on conserve le non-identique, ce qui n'a pas été colonisé par une logique totalitaire de l'identité qui imposerait une violence sur le réel et qui présiderait la rationalité occidentale. De son côté, Habermas, connaisseur de l'impasse à laquelle conduit Dialectique de l'Illustration, essaiera de reformuler le potentiel critico-émancipateur des sciences sociales faisant appel à une communauté idéale de dialogue où l'on représente une intersubjectivité libérée de pressions (Habermas, 1982; 1987; 1992). En somme, après le point d'inflexion que suppose Dialectique de l'Illustration, l'alternative théorique initiale au positivisme se glisse vers le domaine de l'esthétique ou cherche à obtenir un devoir-être qui s'avère être inatteignable pour la pratique sociale lorsqu'il essaie d'être un peu plus qu'un idéal régulateur distancié dans un sens kantien.

          De l'accusation connue faite par Habermas à l'encontre de Adorno et Horkheimer, selon laquelle ceux-ci saperaient les fondements du projet de l'Illustration qui identifiait la raison occidentale comme source évidente de la libération historique, nous tirons, paradoxalement, une lecture diamètralement contraire à celle de celui-ci. La raison occidentale, emblème de la modernité, prend en son sein un germe totalitaire potentiel, étant donné qu'en établissant une unidirectionnalité historique vouée à la conquête d'une société future parfaite, elle exclut, répudie et punit, comme l'a bien vu Foucault (1996), les trajectoires individuelles et sociales divergentes qui sont en désaccord avec la linéarité historique établie par elle. Au lieu de concevoir la modernité, comme le fait Habermas - comme un projet inachevé qui, néanmoins, accueille un potentiel libérateur indiscutable - il serait plus clairvoyant de reconnaître, comme l'a signalé Maffesoli (1977:143-183), l'imbrication profonde qu'il existe en Occident entre raison et domination.

          Cela dit, actuellement, la critique de l'hégémonie épistémologique du positivisme dominant dans les sciences sociales peut difficilement s'identifier et se reconnaître dans la catégorie d'émancipation traditionnelle de l'Illustration, étant donné qu'on y refuse et rejette tout ce qui va au-delà d'elle. Au contraire, l'authentique libération impliquerait révéler ce qui avait été sous-estimé et dévalorisé par celle-ci. Catégorie qui est, d'un autre côté, marquée par un composant moral manifeste qui introduit un devoir-être dans lequel devrait se refléter l'être social, mais qui apporte peu d'aide, en réalité, lorsqu'il s'agit d'élucider les logiques qui régissent la réalité sociale. L'alternative théorique au positivisme ne peut se réfugier dans une simple proposition morale depuis celle que la vie sociale tient sous son joug. Le modèle de critique francfortienne est encore un modèle pragmatique d'une version de l'émancipation historique proprement moderne, celle qui aspire à obtenir un plus grand niveau d'autonomie et de perfection sociale à travers l'usage d'un savoir critique.

          La critique postmoderne, néanmoins, s'orientera dans une autre direction: la délégitimation de la rationalité scientifique en tant qu'unique modèle valable de vérité, faisant ressortir l'importance des connaissances des instances qui avaient été préalablement exclues par la raison moderne.

2. La postmodernité: La décomposition du paradigme épistémologique conçu durant la modernité

          Les propositions théoriques postmodernes auront des incidences sur une remise en question des solides fondements épistémologiques sur lesquels semblait reposer la science moderne. Cette remise en question s'articulera autour de trois aspects: la délégitimation du savoir scientifique, la remise en question épistémologique de l'objectivisme et du représentationnisme et l'incongruité d'une version unique de la realité.

2.1. La délégitimation du savoir scientifique

          La science moderne était appuyée par un métarécit qui lui conférait de la légitimité. Pendant la modernité, il existait un discours narratif sur lequel se fondait et se justifiait la valeur historique attribuée à la science. Ce discours consistait dans la conquête d'une pleine émancipation de l'humanité qui se trouvait dans le cadre d'une version de l'histoire orientée par une référence de progrès. À l'arrière plan du roman moderne, était présente une conception linéaire de l'histoire selon laquelle celui-ci aurait un but à atteindre. En dernier ressort, la finalité de la science serait donnée par un idéal éthico-politique, ou dit d'une autre façon la rationalité scientifique était soutenue par l'obtention d'une plus grande perfection et autonomie politico-morale. La formulation plus emblématique de cet esprit moderne se trouve dans la réponse kantienne à la question sur le sens de l'Illustration, à savoir, l'obtention d'une société émancipée par l'usage du savoir. En éclaircissant l'importance attribuée à la science pendant la modernité, affirme Lyotard "le savoir ne trouve pas sa validité en lui-même, en un sujet qui se développe en actualisant ses possibilités de connaissances, mais en un sujet pratique qui est l'humanité. Le principe du mouvement qui encourage le peuple n'est pas le savoir dans son autolégitimation, mais la liberté dans son autofondation ou, si l'on préfère, dans son autogestation" (Lyotard, 1994:69). Dans ce contexte moderne, comme nous le faisions remarquer plus haut, s'inscrirait la critique sociologique francfortienne.

          L'échec du métarécit moderne, pour lequel l'histoire possède un telos (Lyotard, 1994:63-78; Marramao, 1989:109-127; Maffesoli, 2000:93-131) à réaliser qui comble de signification la totalité du procès historique, provoque que la science ne soit plus subordinée à l'accomplissement d'un but émancipateur de caractère éthico-politique et qu'elle soit, par conséquent, vouée à une condition de délégitimation. En réalité, comme l'ont signalé entre autres Löwith (1973:26), Bury (1971:15) ou Marramao (1989:82), la temporalité historique instaurée par la modernité, celle qui avait consacré la notion de progrès comme nouvelle forme de déité, maintiendrait un lien étroit avec le prototype de temporalité défendu par la philosophie de l'histoire judéo-chrétienne, n'étant qu'une particulière métamorphose sécularisée de celle-ci. Dans les deux cas, il y a un but historique transcendant auquel doit se plier le temps présent. L'affaiblissement de la temporalité historique moderne conduit, alors, à ce que la nouvelle légitimation de la science, comme l'indique Lyotard, "... ne peut venir d'autre part que de sa pratique linguistique et de son interaction communicative" (1994:78). Par conséquent, la postmodernité diagnostiquerait le manque de vertébration et d'autojustification des différents champs scientifiques depuis un métadiscours fondateur, global et universel. À notre époque, le savoir scientifique, ne pouvant plus avoir recours au métarécit légitimateur moderne, ne possède d'autre signification qui ne soit celle d'une simple efficacité instrumentale. D'où le fait que, spécialement dans le domaine des sciences sociales, l'auto-remise en question du positivisme, paradigme qui est sous-jacent à une conversion du savoir en un génie social utile, demande une autoréflexion métascientifique sur les fondements méthodologiques, épistémologiques et ontologiques sur lesquels repose celle-ci. Entreprendre cette entreprise théorique, impliquerait une critique du sens attribuée de nos jours à la science sociale.

          De la rupture du lien moderne qui liait la science et l'émancipation il faudrait extraire, alors, "une politique qui sache interpréter finalement le potentiel libérateur renfermé dans la perte de sens de l'histoire" (Marramao, 1989:107). Le scientisme, en perdant la légitimation qui lui avait été conférée à la suite de la modernité, perd l'emplacement de connaissances prépondérant qui lui avait été assigné. Dans sa projection dans le domaine des sciences sociales, la décomposition de la légitimation moderne de la science devrait rendre possible une relativisation de l'importance culturelle attribuée au scientisme et une redécouverte de la valeur des expressions de connaissances alternatives telles que l'art, le religion ou le mythe. Dans ce contexte, pour se souvenir de Vattimo (1990:83), la méfiance envers une rationalité centrale, la multiplication des images du monde, n'est peut-être pas, après tout, une grande perte.

2.2. La remise en question épistémologique de l'objectivisme et du représentationnisme

          Les connaissances scientifiques modernes s'appuyaient sur une perception de la réalité comme quelque chose d'indépendant du sujet qui essaie de la connaître et, par conséquent, sur une notion de vérité comme adaptation ou reflet digne de foi de cette réalité. Le scientisme était vu comme une reproduction objective de la réalité avec une existence présumée étrangère à la tâche cognitive du sujet. La prise en charge de cette présupposition objectiviste était ce qui permettait de donner une garantie de validité à la science dont d'autres types de savoirs étaient dépourvus, la consolidant comme unique modèle légitime de vérité.

          La proposition de Thomas Kuhn (1975) a été, pendant la décade des années soixante du siècle dernier, le premier signe de méfiance sur la crédibilité d'une réalité ayant une existence indépendante de l'outillage théorique utilisée pour la déchiffrer. La notion de paradigme a signifié un point d'inflexion dans la philosophie de la science contemporaine, permettant de montrer comment la réalité - objet des connaissances scientifiques - était préconfigurée depuis un cadre théorique qui lui conférait une intelligibilité. D'où le fait qu'en fonction du paradigme utilisé pour éclaircir la réalité, celle-ci se présente à nous préstructurée d'une façon ou d'une autre. De cette manière, la présupposition objectiviste, qui était ce qui conférait une solide crédibilité aux connaissances scientifiques, se trouvait sérieusement endommagée. Postérieurement, l'anarchisme épistémologique de Feyerabend (1987) radicalisera la formulation kuhnienne, en relativisant la validité de la science comme forme de connaissances universelle et en plaçant la valeur des connaissances scientifiques au même niveau que celle d'autres expressions alternatives de connaissances. À partir de la décade des années soixante, le programme fort de sociologie des connaissances scientifiques, dont Bloor (1998) est la figure la plus importante, approfondira l'étude des représentations sociales impliquées dans les connaissances scientifiques, l'analyse du cadre de suppositions, modèles, buts et sens partagés qui préconstituent le mode particulier de connaissances que l'on taxe de scientifique. Son objectif essentiel est de révéler comment le domaine de la science, comme l'avaient indiqué avant Durkheim (1982) ou Mannheim (1997), n'est pas un terrain exempt de déterminations sociales spécifiques. Bloor mettra en évidence l'existence d'un imaginaire collectif sous-jacent qui prédétermine l'idiosyncrasie particulière de l'activité scientifique. Même la science mathématique, terrain apparemment détaché d'une détermination sociale des connaissances, dépend d'un imaginaire qui, à la manière d'un episteme foucaultien, préconfigure son intelligibilité concrète, tel que l'a démontré Lizcano (1993) en comparant les représentations implicites sur lesquelles se basent les mathématiques chinoises et grecques. Par conséquent, le programme fort, en sociologisant la propre science et en introduisant ainsi un composant social important dans la préoccupation épistémologique traditionnelle, nous montre comment les connaissances scientifiques obéissent aussi à une construction sociale, diluant, ainsi, sa prétendue objectivité. "La représentation donne lieu à l'objet" (Woolgar, 1988:99), elle établit même une prédéfinition de ce qui est accepté comme réalité. Sur le même plan, Latour et Woolgar (1995), dans leur ethnographie des tâches quotidiennes qui constituent l'activité scientifique, démystifient le présupposé qui concevait la science comme un déchiffrement désintéressé de la réalité. Par conséquent, la transformation de la science en objet d'importance sociologique mène à une attitude théorique semblable à celle inspirée par la psychanalyse, dévoile les intérêts, pratiques et idéologies qui sont sous-jacents et qui se cachent dans l'activité scientifique, remettant en question l'objectivisme et le représentationnisme sur lesquels reposaient tant la garantie de certitude qu'on lui attribuait comme sa prétendue universalité.

          Depuis un aspect théorique différent, le constructivisme de Von Glaserfeld (1998:25), Varela (1996:95) et Maturana (1994:171) a mis en évidence comment la réalité de l'objet d'étude est toujours indissociable du propre acte de connaissances, mettant en question l'existence d'une réalité objective qui a une existence indépendante de la manière dont l'apprend le sujet. Ainsi, le construtivisme, en se détachant d'une distinction entre sujet et objet - qu'avait fixé le cadre épistémologique moderne - et en impliquant le sujet dans le propre procès de connaissances, dénature la conception traditionnelle des connaissances comme reflet que se fait un sujet, depuis une position étrangère au monde, sur une réalité avec une existence prédéfinie. L'activité médiatrice du sujet se trouve, donc, inévitablement impliquée dans la consistance du propre objet de connaissances. Les connaissances, depuis cette perspective théorique, ne sont plus envisagées comme une claire représentation du monde mais comme une interprétation, toujours partielle et inachevée, de celui-ci.

          Depuis l'analyse de ce double angle théorique, la tournure épistémologique postmoderne met, donc, en question les présuppositions objectivistes et représentationnistes sur lesquelles s'appuyait le paradigme de connaissances tracé durant la modernité. De cette manière, elle contribue à relativiser et à démystifier le fétichisme qui a été attribué historiquement au modèle scientifique. Dans le domaine des sciences sociales, cette tournure postmoderne implique une remise en question de la crédibilité d'un paradigme totalitaire du scientisme qui, au nom d'une présupposée objectivité, avait monopolisé la voie d'accès à la vérité et avait proscrit d'autres expressions alternatives de connaissances. En même temps, étant donné que les sciences sociales sont des discours au service des intérêts et avec une capacité pour construire et institutionaliser des réalités sociales qui se trouvent être légitimées par une pratique supposée scientifique, la critique postmoderne de la science nous offre, également, la possibilité de défaire l'intime imbrication qu'il existe entre l'utilisation d'une appropriation exclusive de la vérité pour part de la rationalité scientifique et de l'exercice de la domination sociale.

2.3. L'incongruité d'une version unique de la réalité

          La découverte que le réel dépend, inexorablement, d'un sujet qui l'interprète, mène à reconnaître l'impossibilité d'une perspective unique de la réalité qui prétende s'élever comme détentrice de la vérité. Tant le paradigme constructiviste comme le programme fort de la sociologie de la science, en introduisant le sujet dans le procès de connaissances, rendent suspectes les connaissances des choses en elles-mêmes, posent le problème des connaissances à partir d'une médiation inhérente conférée par le sujet. L'épistémologie de la complexité proposée par Morin, depuis une perspective similaire, met de l'intérêt à montrer comment les connaissances se trouvent être prédeterminées par une représentation du monde implicite qui accompagne le sujet qui essaie d'appréhender le réel. La science de la science, tracée par Morin, prétend dévoiler comment la caractérisation du monde est toujours dépendante d'un moyen spécifique par lequel nous essayons de le déchiffrer. "Le domaine réel des connaissances n'est pas l'objet pur, mais l'objet visible, perçu et coproduit par nous. L'objet des connaissances n'est pas le monde, mais la communauté nous-monde, laquelle fait partie de notre monde. Dit d'une autre façon, l'objet des connaissances est la phénoménologie et non la réalité ontologique" (Morin, 1984:108).

          Il s'agit de faire ressortir, comme dénominateur commun entre les différentes formulations qui remettent en question la dichotomie sujet/objet instaurée pendant la modernité, que le réel ne peut être dissocié de notre mode particulier de rapprochement de celui-ci, en reconnaissant les présuppositions socioculturelles inscrites dans le sujet et impliquées dans notre prise en considération du réel. Ainsi, comme l'affirmait Morin, "l'opérateur des connaissances doit se convertir en objet de connaissances" (Morin, 1988:36). Par conséquent, la ferme crédibilité dans une version unique et/ou unitaire du réel se dissout dans une gamme multiple d'interprétations partielles.

          La postmodernité se caractériserait, alors, par l'adhésion à une épistémologie complexe sans un fondement solide. En montrant comment l'objet des connaissances est toujours dépendant d'un sujet, elle nous permet d'identifier le caractère imprévisible de toute connaissance, l'illégitimité d'une version du réel qui ait prétendu acquérir le rang d'absolue. La postmodernité implique, en somme, la remise en question d'une prétendue formulation présumément universelle au sujet du monde et la revalorisation d'un pluralisme épistémologique. Dans le domaine des sciences sociales, elle implique la perte de confiance épistémologique en l'existence d'une vérité absolue, la découverte de l'impossibilité d'une version du réel placée au-delà de toute médiation socioculturelle. En effet, il n'existe pas de méta-observation privilégiée, un point de vue archimédical et métaculturel qui puisse nous garantir une vérité indiscutable, marque, en dernier ressort, d'une nostalgie théologique de l'intention de doter le monde d'un fondement solide. "Le fait d'observer doit faire et peut faire des distinctions, raison pour laquelle il est susceptible de se convertir en objet d'observation qui choisit ou évite de choisir des distinctions. Ceci est l'origine du relativisme. Toute observation dépend de la distinction, raison pour laquelle la distinction ne peut être observée in actu (elle n'a pas de localisation, dit Gregory Bateson; l'observation s'en sert comme point aveugle, dit Heinz von Foerster; elle n'est ni d'un côté ni de l'autre, par conséquent, elle n'est située en aucun lieu qui puisse être utilisé pour des opérations récursives). Et comme il y a un grand nombre de distinctions disponibles, et une même chose peut se distinguer de différentes manières, la conséquence est qu'il n'y a pas de réalité donnée indépendamment de l'observateur" (Luhmann, 1998:150).

          La conséquence qui dérive de ce qui a été dit plus haut est le besoin de prise en charge d'un relativisme épistémologique, c'est-à-dire d'expressions partielles et locales de vérité toujours placées dans une hétérogénéité de contextes culturels et régies par des présuppositions pragmatiques determinées. Ce relativisme, loin d'être une abdication de la pensée dans sa tâche, est un signe de tolérance épistémologique, parce qu'en soulignant le rejet de l'existence d'une unique vérité il permet d'élargir l'horizon de perspectives pour le déchiffrage du monde, rendant possible l'appréhension du réel depuis une diversité de plans enrichissante. En renonçant à l'existence d'un mode hégémonique d'élucidation du monde, il relativise la rationalité scientifique moderne comme unique expression de vérité et donne, ainsi, la parole à des modes de connaissances alternatifs.

Angel Enrique Carretero Pasín

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Notice:
Carretero Pasín, Angel Enrique. "La crise des fondements des connaissances scientifiques modernes: une approche de l'épistémologie postmoderne", Esprit critique, Été 2003, Vol.05, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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