Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
-----
Accueil Information Archives Collaborer Aide
-----
-----
Printemps 2003 - Vol.05, No.02
-----
-----
Dossier thématique
-----
-----
Article
-----

Imaginaire et réalité de la néo-modernité
Par Lucien-Samir Oulahbib

Résumé:
Nous sommes dans une situation étrange et paradoxale. Au moment même où la Communauté mondiale prend de plus en plus conscience de son interdépendance et de la nécessité d'en circonscrire les défauts, comme les excès (ce que nous nommerons ici l'imaginaire néo-moderne), le pessimisme grandit. Depuis le 11 septembre 2001. Il prend même de l'ampleur du fait de la crise productive persistante, induite, au Nord, par la métamorphose des relations sociales, et par la saturation de la consommation des biens "classiques". Tandis que s'aggravent les difficultés de réformer - (dislocation à la fois de la notion de Service Public - disputée par les corporatismes et les affairistes - et du rôle de l'Etat). Au Sud, en particulier en Afrique, au Proche et Moyen-Orient, la paralysie démocratique et le choc induit par la Modernité issue de l'Occident, c'est-à-dire l'émergence de la Ville comme expression des libertés de penser et d'entreprendre et non plus seulement comme entrecroisement de lignages, deviennent les deux causes majeures de son sous-développement. Elles expliquent aussi l'émergence du nouveau totalitarisme en marche se réclamant de la troisième interprétation du Livre, comme elles ont été également à la base des totalitarismes nazis et léninistes, affichant, tous, un anti-modernisme virulent. Non pas contre la technique, nécessairement, mais contre la ville et les libertés de penser et d'entreprendre, du moins lorsque l'on ne réduit pas la Modernité à la Technique. Cette convulsion, cette immobilité, que la vitesse technologique ne peut modifier sinon en accélérant les fractures en quelque sorte sociotemporelles, donne alors de plus en plus l'impression qu'au fond l'idée de modernité démocratique, devenant monde, est une vue de l'esprit, occidental, dominateur et sans scrupules. C'est ce questionnement et l'anti-modernisme de certaines réponses que nous voudrions analyser afin d'esquisser un autre imaginaire social: celui d'une néo-modernité distinguant croissance et développement et articulant développement et affinement.

Auteur:
L'auteur, Lucien-Samir Oulahbib, est docteur de l'Université Paris IV (Sorbonne). Sa thèse, Les meurtriers de l'Homme, a été publiée, réactualisée et remaniée, aux éditions l'Harmattan (2002), sous le titre Ethique et épistémologie du nihilisme, Les meurtriers du sens. Il travaille actuellement sur l'évaluation de l'action et du développement dans le but de montrer que ce sont les deux faces d'un étalon de mesure objectif qui évalue en même temps qu'il constitue l'action et le développement.


Introduction

          Une première observation, triviale, mais centrale peut contraster le sombre tableau du pessimisme contemporain: les conflits, la lutte pour l'affirmation, l'affinement, de soi, - ce que nous nommerons ici les violences d'être du fait que la violence n'est pas seulement destructrice, mais implique aussi de se faire violence pour mieux se ciseler -, n'ont pas comme cause unique et absolue un facteur extérieur, venu de surcroît d'un système historiquement situé: l'Occident.

Les avidités humaines se traduisant en passe-droits, tricheries, crimes, transcendent par exemple tout système. Il en est de même pour le désir d'affinement, l'espoir que la sagesse prévale le besoin de prospérité et de stabilité.

Ne pas comprendre déjà cette lapalissade ou l'écarter d'emblée parce qu'elle serait soit-disant trop vague, c'est, en fait, prendre uniquement parti pour la cause "extérieure", à commencer par la suprématie unilatérale qu'aurait un "milieu", damnateur ou salvateur, sur les possibilités intrinsèques d'une évaluation de soi qui est pourtant aussi bien capable du bien comme du mal, sans attendre que des stimulus la programme en ce sens.

Il est par exemple étonnant d'observer que Saddam Hussein ou Ben Laden soient uniquement considérés comme totalement dépourvus de volonté intrinsèque de nuire, et plutôt perçus comme des "produits", voire des victimes occidentales, en ce qu'elles en imiteraient la volonté de "domination". Cet ethnocentrisme larvé laisserait ainsi sous-entendre que seul un blanc, protestant, libéral, puisse être "dominateur", au sens négatif du terme, puisque la domination signifie aussi la maîtrise d'un sujet, d'une connaissance, la retenue dans la puissance.

Au temps fort du marxisme dogmatique et de sa critique gauchiste, il semblait par exemple évident de réfuter la notion de "dysfonctionnement" intrinsèque à une structure donnée puisque la cause de tout c'est "le" milieu, donc le "Système" dans lequel cette structure se contextualise. Or les effets pervers, voire les inégalités sociales, ne sont pas uniquement le produit d'iniquités permanentes induites d'un milieu donné[1]. Ils relèvent également de défauts précisément structurels, et aussi d'une non préparation interne aux contraintes objectives de la division sociale internationale du travail que l'on ne peut rejeter telle quelle sous peine de sortir du développement.

Dans les ex-pays du "socialisme réel", le caractère éminemment radical du transfert du pouvoir et des richesses entre les mains d'une instance centrale planificatrice, qui refusait par ailleurs le libre échange, la constitution d'un tel "milieu" n'a pourtant pas évité la corruption, l'accroissement des inégalités sociales, le manque total de libertés, à commencer par les libertés syndicales.

Il ne suffit pas d'affirmer que "la" cause de cet échec est déductible de l'absence de socialisme réel comme "milieu" se répandant sur toute la planète pour l'expliquer. Ou, comme il est coutume en France, de penser que ces pays auraient mal "lu" Marx et Lénine. Cet ethnocentrisme, à nouveau, teinté cette fois de racisme intellectuel, ne compense toujours pas l'absence d'explication sur l'échec de ce socialisme. L'analyse se fait toujours attendre.

Quelle analyse? Celle qui stipulerait qu'il existe deux écueils à éviter si l'on veut cerner l'action humaine: le fait de croire premièrement que toute avidité, désir de nuire, serait exclusivement le produit de "la" nature humaine en ce sens que tout défaut serait seulement intrinsèque, et donc que la programmation originaire qu'elle soit bio-psychique, culturelle, surdéterminerait, absolument, toute possibilité de restructuration, d'amélioration, d'affinement; deuxièmement, le fait que toute avidité, désir de nuire, serait uniquement le résultat d'un système, en l'occurrence celui de la Modernité.

Nous nous attacherons ici à repérer ce second écueil et édifier les moyens de le contourner.

I - L'imaginaire social de la Néo-modernité et la réalité historique

          Si l'on prend toujours au sérieux l'effort objectif dans l'analyse, il n'est pas vrai que l'idée de modernité soit morte en tant qu'imaginaire social parce qu'elle serait à l'origine de la soumission du monde au devenir rationalisant de l'ordre marchand.

La force symbolique de la Modernité existe toujours, au-delà des différences de situation historique, à partir du moment où elle n'est ni réduite au désir transhistorique de puissance, ni réduite à l'essor inouï de la Technique.

De plus, cet imaginaire n'est pas uniforme et linéaire. Il se construit en permanence et s'affirme, depuis les années 60 du siècle dernier par exemple, à partir d'une critique qualitative de la liberté de penser et d'entreprendre, tout en continuant à s'appuyer sur l'égalité des droits.

Ce devenir qualitatif issu des années 60 sera dorénavant caractérisé de néo-moderne.

Il exprime le fait que nous sommes toujours dans la dimension spatiotemporelle de la modernité, qu'il existe toujours une possibilité, probable, de développement mondial permettant une vie meilleure pour tous. Même si, et comme toujours au fond, des forces contraires freinent des quatre fers parce que la liberté de penser et d'entreprendre et l'égalité des droits n'arrangent pas les affaires de tout le monde. Mais il s'avère que ces conditions, nécessaires au surgissement de la modernité, ne sont pas suffisantes pour réaliser pleinement ce qui la motive depuis, au fond, l'émergence de la Ville, ce creuset par excellence: le fait d'atteindre l'objectif suprême de chacunou les limites de son propre développement.

C'est ce que nous nommerons l'imaginaire de déhiscence.

C'est-à-dire le plaisir d'affiner son désir d'être vers la création de réalité tournée plutôt vers le meilleur que vers le pire. Non pas seulement par aspiration idéale, mais nécessité impérieuse, du moins si l'on veut réellement se déployer du côté éclairé de la force de vie.

C'est là du moins ce qu'il peut être imaginé lorsqu'il est prononcé ici, le terme néo-modernité. Cette appréciation est loin d'être seulement théorique.

Car la néo-modernité n'est pas seulement un concept mais une réalité historique.

C'est ce tracé, à la fois conceptuel et historique, que nous allons aborder en premier lieu maintenant afin de bien cerner son imaginaire social qui nous gouverne encore aujourd'hui.

          La critique qualitative du technicisme, du scientisme, du productivisme, du gigantisme, de l'étatisme, du totalitarisme fasciste et communiste, tous ces "ismes" liberticides qui ont toujours confondu fond et forme et donc opposé tradition et évolution a émergé massivement depuis les années 60 avec une idée forte mise en pratique: des traditions se perdent, d'autres se créent, puisque le critère qui les filtre teste précisément leur capacité à favoriser le développement, qu'il soit individuel ou collectif.

La critique qualitative s'est ainsi affirmée au niveau mondial dans les années 60 comme souci multiforme d'étendre l'esprit démocratique sur la Terre entière sans pour autant rendre caduque toutes les traditions. Ou considérer que cela ne peut se faire que sous une seule forme. Il s'agit plutôt d'en créer de nouvelles, sans avoir besoin de détruire les anciennes puisque seules celles qui sont à même de porter le devenir persistent et signent.

Le fait que des groupes issus de ce que nous nommerons plus loin l'anti-modernité léniniste aient pu faire penser le contraire en s'autoproclamant à la tête d'un tel mouvement, tout en agitant les mêmes illusions technicistes et étatiques que leur supposé "ennemi de classe" sur le "développement des forces productives" n'enlève rien au mouvement des années 60.

Celui-là fut en effet plus une critique positive de la modernité que le désir de sa destruction, malgré les apparences anti-modernes multiformes venant de gauche et de droite.

Pour la bonne raison qu'il s'agissait d'un mouvement de masse issu de l'urbanisation des années 50 conscient de vivre l'universalité démocratique, soucieux de le faire partager dans la paix et la liberté avec le reste du monde (John Lennon est incompréhensible sans cette grille de lecture[2]), avide de vivre la ville dans sa trépidance émotionnelle portée par la culture populaire initiée par le jazz. Tout en s'ouvrant aux autres cultures du monde dans ce qu'elles ont d'universel à proposer.

          Néanmoins, ce mouvement qualitatif se heurta à la toute puissance quantitativiste de la Technique et de la Ville -, (les villes dites nouvelles, le tout béton, la réduction de la vie de travail au pouvoir d'achat et aux points de retraite), tout en étant à la recherche de son expression institutionnelle. Il n'y arriva cependant jamais.

Celle-ci apparut certes en balbutiant aux USA, mais elle se dispersa confusément dans un underground et un gauchisme universitaire entraînant la contreculture urbaine, - issue du refus de l'uniformisation techniciste qui donna le mouvement beatnik puis hippie -, dans une révolte en soi contre "l'ordre"[3].

Ce mouvement qualitatif résista cependant à de telles manipulations et se distilla plus positivement sa dimension critique dans le reste du pays. Ce qui permit par exemple à la Californie et à New York de devenir les phares de ce que l'on nomma ensuite les nouvelles technologies de l'information et de la communication, et aussi d'un nouvel art de vivre basé sur le développement personnel, malgré la virulence anti-moderne de certains courants prônant l'anti-art et un écologisme puriste.

          En Europe de l'Ouest, ce fut loin d'être le cas, du fait du retard programmatique de la gauche socialiste (malgré, en France, la seconde gauche d'un Rocard et aujourd'hui d'un Rosanvallon), et du productivisme techniciste et étatiste des staliniens de l'Ouest européen.

Ce mouvement ne rencontra, par exemple en France, que les slogans figés des groupes disparates de léninistes "purs", de trotskistes, de bakouninistes, de chrétiens de gauche radicalisés durant la lutte contre la guerre d'Algérie, la guerre du Vietnam, et proliférant depuis la scission Pékin/Moscou, renouant avec un anti-américanisme outrancier mais d'un type nouveau puisque celui-là dévoile une profonde aversion pour la ville, le commerce, en propageant une sorte de néo-frugalité à consonance religieuse posée comme unique modèle sociétal.

Ces groupes, qui n'avaient jamais admis que la révolte étudiante était avant tout une révolte contre la fatalité des destinées sociales à l'heure de l'université de masse, s'empressèrent de la subordonner à ce qu'ils croyaient être "le" mouvement ouvrier. Ils parlèrent même en son nom et eurent un certain succès parmi la jeunesse petite-bourgeoise et ouvrière bénéficiant de l'université de masse puisqu'elle était avide d'entendre un autre son de cloche sur le fait de vivre sa vie en ville. Le Parti socialiste en profita d'ailleurs avec son slogan "changer la vie".

Malgré leur archaïsme programmatique, leur quantitativisme corporatiste, ces groupes eurent ainsi l'écoute d'une jeunesse fraîchement urbanisée, celle de la classe moyenne issue de l'industrialisation massive des années 50-60.

Cette jeunesse fut un terrain aisé à conquérir car elle était non préparée à interagir violemment avec un système référentiel basé de moins en moins sur la transmission familiale, sur le livre et la transmission orale, mais sur la consommation des modèles de comportement véhiculés par les stars de la musique électronique et de l'image animée.

Une grande partie de cette jeunesse erra ainsi massivement dans un système scolaire certes démocratisé mais inadéquat et dont la vétusté, surtout des classes dites "techniques", l'autoritarisme, la pesanteur, pas toujours issue des idéologies de "droite" - (le refus de faire entrer le magnétophone et la caméra à l'école fut le fait d'enseignants de gauche: cela se voit encore avec Internet) - furent sans doute les facteurs déclenchants de la révolte des années 60 en plus de la révolte contre la fatalité des destinées sociales.

          Ce (bref) détour historique a pour but de souligner qu'il ne s'agit pas de confondre l'esprit des années 60, profondément moderne, au-delà de sa critique du technicisme et du gigantisme, avec les tendances fondamentalement anti-modernes de certains des groupes décrits plus haut. C'est ce qu'il nous faut définir maintenant en précisant les concepts de modernité, d'anti-modernité et de néo-modernité.

II - Modernité, anti-modernité, néo-modernité

A. La modernité

          Partons d'une hypothèse: l'imaginaire social de la Modernité exprimerait une volonté d'expliquer et de vivre les phénomènes et les relations humaines autrement que par le seul recours à la fatalité et à la magie[4]. Comment le prouver? En partant de la Ville.

Qu'énonce par exemple Weber sur la ville? Le fait que c'est elle, selon lui, qui serait à l'origine d'un "désensorcellement"[5]:

"C'est la ville, et elle seule, qui a généré les phénomènes caractéristiques de l'histoire de l'art. L'art grec et l'art gothique sont, au contraire de l'art mycénien et de l'art roman, des formes d'art urbain. C'est la ville qui produisit la science au sens où nous la comprenons aujourd'hui; c'est, en effet, dans le cadre de la civilisation urbaine grecque que la mathématique - en tant que discipline dont est issue la pensée scientifique ultérieure - s'est constituée sous une forme telle que son développement put se poursuivre depuis lors jusqu'aux temps modernes; de la même manière, c'est la civilisation urbaine des Babyloniens qui posa les fondements de l'astronomie (...)".

Ou encore:

"L'obstacle qui s'opposa en Asie à la naissance de la ville fut la magie. (...) Pour l'Occident ultérieur [à l'Antiquité], il y eut l'intervention décisive de trois facteurs puissants: la prophétie juive qui annihilait la magie dans le sein du judaïsme et selon laquelle la magie, certes, était encore tenue pour quelque chose de réel, mais quelque chose de diabolique et non plus de divin; le miracle de la Pentecôte, et la confraternité dans l'esprit du Christ, qui fut un facteur essentiel de la formidable communicabilité que connut l'enthousiasme des premiers chrétiens; et enfin, l'Assemblée d'Antioche (Gal.II, 11 sq.), où Paul (s'opposant à Pierre) fait culturellement cause commune avec les non-circoncis. Ainsi, les barrières que la magie instaurait entre les clans, les tribus et les peuples et que la polis antique avait quand même partiellement connu se trouvaient, à travers ces trois événements, renversées et la possibilité que naquît la ville occidentale donnée." (Weber, 1991, p340-341).

Weber ne parle cependant pas de n'importe quelle ville:

"(...) il n'y a qu'en Occident (...), qu'il y ait une ville au sens spécifique du terme." (Weber, 1991, p333).

          Qu'en conclure? Que la ville, occidentale, par sa division du travail - entre autres, permet d'orienter le sens des actions en y dissociant de plus en plus ce qu'il n'y a pas lieu d'être en cet instant, dans cette perception qui appréhende tel réel comme objet. Moyen ou but. Afin de se développer comme être. Ce qui ne va pas, bien entendu, sans conflit. Externe et interne.

Et cette spécialisation (téléologie, celle du tiers exclu) n'est possible que s'il y a suffisamment de brassage, de potentiels démographiques et cognitifs réalisés dans le cadre politique (entéléchie ou forme nécessaire) de la liberté de penser et d'entreprendre. Le tout dans le respect (eschatologie au sens de principe inviolable) de soi et d'autrui (voir Oulahbib, 2002b).

Observons dans ce cas qu'il est possible, s'agissant de la ville, en Occident, d'entendre avec Max Weber (1991, p343) et Baechler la "modernité" comme "démocratisation" (1993, p15) qui prend racine en Europe à partir du "XIème siècle" (1971, p110 et 1985, p391) et qui prend forme au XIIème siècle selon Pirenne (1963, p43).

Qu'est-ce que cela veut dire et pourquoi ces deux dates?

Le XIème siècle marque l'amorce du renouveau économique qui se confirme au XIIème par l'éclosion des villes à partir des ports.

Cette éclosion signifie qu'il existe selon Pirenne, un "véritable mouvement d'émigration vers les villes naissantes". Or, ce mouvement même, c'est la démocratisation, si l'on suit les analyses de Max Weber. Cela signifie l'émergence politique et économique d'une "masse de citoyens qui ne vivent pas en aristocrates" (Weber, 1991, p343),Weber ajoute: "(...) plebs, popolo, "bourgeoisie" sont divers termes qui concordent pour signifier l'arrivée de la démocratie".

          La ville médiévale occidentale n'est donc ni la ville antique ni l'entrecroisement de lignages ou l'intersection de clans comme l'est le village défini par Evans-Pritchard (1968, p139), mais le regroupement d'individus qui s'en sont au contraire détachés - et qui deviennent libres au bout d'un an et un jour s'ils étaient des serfs en fuite (Weber, 1991, p349; Pirenne, 1963, p46). Ils entrent en relation dans le cadre d'une division sociale du travail fondant des liens de Métier (les corporations) qui, par cela même, commencent à déterminer les liens de filiation.

C'est dans ce contexte là qu'il est possible de comprendre en France les liens politiques (conflictuels) entre la royauté, en bute avec les Grands, et les Villes. Le Roy assurant leur protection, proposant sa juridiction lorsqu'elles s'opposent aux prérogatives seigneuriales; les Villes acceptant de soutenir le Roy, du moins lorsqu'il n'est plus sous influence de la Noblesse et du Haut Clergé, à partir de louis XIII. Puis la Ville prend son essor, de plus en plus en contradiction avec les élites nobiliaires et cléricales qui prétendent dominer son élan. Ce qui prépare les Révolutions anglaises et françaises. Au fond, l'héroïne de ces temps pionniers de la Ville fut Jeanne Hachette lorsqu'elle lutta contre Charles le Téméraire.

          Ajoutons encore ceci: lorsque Bagdad et Damas, berceaux des Mille et une Nuits et des sciences antiques, lorsque l'Andalousie, siège des Humanités à Cordoue, brillaient sur la Méditerranée, c'était justement au moment même où la liberté régnait dans ces villes. Dès qu'elle fut tuée, la vie disparût et laissa place au recroquevillement qui aboutit à la colonisation et, aujourd'hui, à une difficulté non quelconque d'articuler démocratie et développement, au-delà du problème de leur actualisation dans le cadre de spécificités historico-culturelles données.

          Servons-nous maintenant de ce canevas, et en particulier le rôle de la Ville, pour étudier le contraire de la modernité, l'anti-modernité, afin de mieux comprendre celle-ci par celle-là.

B. L'Anti-modernité

          Les griefs contre la modernité et ses idées de liberté envers la tradition, d'engouement pour le "progrès", n'ont pas attendus les années 60 pour apparaître. Ils l'ont toujours accompagnée dans son émergence[6].

Ils s'élèvent contre une vision unilatérale du monde privilégiant soit une suprématie de la technique et de la ville sur la vie et l'humain, soit une suprématie des rapports économiques, et, plus généralement, de la raison, voire de la recherche non surnaturelle de sens, sur les autres interactions qui lient symboliquement les hommes entre eux.

Ces griefs se précisèrent, à partir de la première révolution industrielle du XIXème siècle, en Allemagne, en Italie, en Russie, voire dès le XVIIIème siècle en France. Ils aboutirent, au XXème siècle, à ce que nous nommerons ici les mouvements anti-modernes que furent le marxisme-léninisme russe, le fascisme italien et le nazisme allemand[7].

Il peut apparaître prétentieux d'affirmer une telle thèse sur l'anti-modernité contemporaine, du fascisme italien, du nazisme allemand, et, surtout, du marxisme-léninisme russe. Car leur utilisation de la technique, de l'industrie, la référence incessante de Lénine à la Révolution française, sans oublier "l'alliance avec le capitalisme" qui aurait été opérée - comme l'a toujours avancé l'historiographie issue du marxisme, par le fascisme italien et le nazisme allemand, affirmerait le contraire.

Rien n'est pourtant plus faux.

Ne serait-ce déjà le fait de réduire la modernité à l'utilisation de la technique ou encore à l'intégration de la science dans l'industrie, voire à l'assomption de la raison et du sens comme fondements uniques de l'action.

À l'heure actuelle, le nouveau totalitarisme en marche de type illuministe qui se prétend issu d'une des trois religions monothéistes, détourne la technique pour des fins politiques de restauration d'un originaire fantasmagorique. Personne ne dirait cependant qu'il représente la pointe ultime de la modernité ou qu'il en serait le produit; sauf en négatif. C'est-à-dire comme volonté de la détruire. Puisque le totalitarisme, sous toutes ses formes, s'affirme à l'encontre de ce qui fonde la modernité, telle que nous l'avons peu à peu délimité ici, à savoir l'affranchissement démocratique des hommes, leur liberté de se mouvoir et de vivre en volonté, par la seule force de leur inclination et de leur entendement, et malgré les conditions formelles historiquement situées. Baechler a pu écrire (1985, p401): "Par l'individualisation, l'individu devient, non pas une réalité psychique et physique, ce qu'il a toujours été, mais une valeur à ses propres yeux et aux yeux d'autrui. (Dumont, 1977, Introduction). Cette valorisation est un phénomène récent, à mettre en rapport avec le procès de démocratisation."

          En quoi, si l'on se penche maintenant sur le marxisme-léninisme russe, celui-là a t-il pu sembler moderne selon le cadre historique brossé plus haut, voire "ultra-moderne" pour reprendre une expression de Baechler (1995, t2, p337)?

Parce qu'il aurait prétendu employer la technique et l'industrie pour créer une société qui ferait basculer l'Humanité de la "préhistoire" à "l'Histoire".

Or, il n'a jamais été question de modernité au sens démocratique, tels que l'ont défini plus haut Weber et Baechler, ou, plutôt, celle-là était réduite, y compris chez Marx, au capitalisme, puisque malgré son caractère "révolutionnaire" voire "progressiste", celui-là "dominait" tout. Y compris "l'Etat", dont le processus de formation, n'avait, historiquement, produit que des "droits formels" puisqu'il était toujours au service de la "classe" économiquement la plus forte.

Dans ces conditions, il semble donc bien plutôt que, chez Marx, sa critique du capitalisme est moins l'expression d'une recherche qui viserait à dépasser le capitalisme vers plus de modernité, que la nécessité de sortir de celle-là. Certes, chez Marx, Engels et chez Lénine, il était pourtant question d'en retenir quelques aspects, et précisément la science et la technique.

Mais, pour l'essentiel, en particulier le "rapport social", ils avaient surtout en vue la destruction des fondements mêmes du monde moderne. C'est-à-dire la séparation entre la ville et la campagne, et ce qui la soutient: la division sociale du travail où les liens tissés dans les corporations ou métiers tendent à déterminer de plus en plus les liens de filiation.

Il n'y a donc rien d'"ultramoderne" dans cet imaginaire social comme le croit Baechler[8], parce qu'il exprime bien plutôt le fondement crypto-religieux de la critique marxienne malgré l'apparence du contraire; la preuve de ce fait social émergeant par exemple dans l'aspect anti-moderne qu'ont pu avoir les expériences communistes, y compris les plus récentes, en Chine, au Cambodge surtout.

En fait, il semble bien que Marx, y compris celui de la maturité (1848), reste sous l'emprise du romantisme allemand idéalisant les liens communautaires[9].

Sa critique du capitalisme, auquel la modernité est réduite, vise au fond à la création d'une société néo-naturaliste dans le sens où les hommes se définiraient non plus en fonction du travail fourni (stade socialiste) mais du besoin en général (stade communiste).

Ce qui renvoie nécessairement à des rapports inter-humains qui ne seraient plus médiatisées par l'échange d'objets ou de services, mais par la confrontation nue des besoins, c'est-à-dire de désirs qu'aucune limite "superstructurelle" ne pourrait contenir. Ils déboucheraient dans ce cas, et nécessairement, sur une obligation d'acquiescer au désir de l'autre sous peine de "véhiculer encore l'idéologie bourgeoise" ou du moins ses métastases.

Nous sommes bien loin de la modernité dans ce cas.

Du moins si celle-là n'est pas réduite à la science et à la technique. Ni même d'ailleurs à la ville et à la division sociale du travail qui la sous-tend par le biais des corporations ou métiers. Puisque nous avons vu que ce qui fonde la modernité, c'est la Ville, comme espace de démocratisation et de libération envers les liens communautaires qui deviennent aussi choisis plutôt que seulement perpétués.

Or, certains penseurs, liés ou non au pattern marxiste-léniniste, poussèrent l'analyse - et le font encore - en accusant la modernité elle-même d'avoir été l'une des causes de la Shoah, ou, du moins, une de ses "dérives"[10].

Rien n'est pourtant plus erroné. Observons en quoi. Nous aborderons seulement le nazisme.

Le nazisme avait comme "désir" la "destruction de quelque chose de précis: la civilisation moderne" comme le disait Léo Strauss (2001, p33).

Les nazis allemands étaient en effet anti-modernes parce qu'ils ne voulaient pas du temps, politique, imposé par la modernité contemporaine, c'est-à-dire une démocratie dominée, depuis le XVIIIème siècle anglais, américain et français, par la constitution d'un Etat central aux dirigeants élus. Et par l'émergence d'une société civile urbaine de moins en moins basée sur les liens communautaires et les corporations, et bien plus sur la mobilité que le conflit social et une concurrence mondiale venaient cependant de plus en plus fragiliser comme ce fut le cas dans les années 20 du siècle dernier. Or, en Allemagne, l'importance du mouvement socialiste, au-delà de son caractère "progressiste", montre bien également la crainte quasi "conservatrice" qu'avaient les ouvriers et les paysans d'un tel changement. De plus, et ce de façon quelque peu similaire à la Russie, les élites bourgeoises, et, au fond, la puissance autonome des villes, n'étaient pas suffisamment affirmées[11] pour apparaître comme un pattern fort du point de vue du mode de vie urbain. C'est-à-dire de sa démocratie. Sans parler de l'absence d'une identité nationale autre que culturelle.

Hitler leur donna l'Etat central, assura la convivialité socialiste et la mobilité sociale au sein du Parti-Etat[12], et voulut détruire toute concurrence extérieure, mais aussi intérieure, c'est-à-dire les Juifs, afin que les Allemands restent supérieurs.

Les Allemands se sont en effet toujours pensés supérieurs, déjà par leur croyance en l'aspect "originel" de leur langue[13], croyance qui venait sans doute contrebalancer leur impossibilité de compter comme puissance mondiale, l'Europe étant alternativement dominée par la France et l'Angleterre.

Les nazis croisèrent toutes ces frustrations et l'orgueil qui les compensaient en considérant que la seule "race" qui leur faisait de l'ombre était celle des Juifs puisque les Anglais et les Français, ces demi-germains, avaient succombé en s'avachissant dans le doucereux du commerce sans âme et dans la trahison des idéaux de grandeur si violemment dénoncée par Nietzsche et Jünger.

Ce refus de la modernité, sa condamnation et sa damnation, oeuvra vers la résurgence d'une communauté du sang, prônant un retour vers une origine idéalisée.

Ce communautarisme, impensé, fut aussi l'apanage de certains courants en France, mais il n'aboutit pas à de tels résultats. Il s'exprima d'un côté par une volonté de retour aux racines d'un Barrès, d'un Bernanos, et de l'autre par les communismes de chambre assumant les crimes léninistes et staliniens tels Aragon et Bataille.

Ces deux côtés s'emmêlèrent, via la haine de la modernité "bourgeoise", en mixtes étranges voyant un Drieu-La-Rochelle et un Kojève, admirer Staline. Ou cherchant la vérité non policée par la raison et autre "surmoi" dans la toute puissance des instincts (Bataille, Blanchot). Se servant du freudo-marxisme pour mieux exciter ces derniers dans l'errance, intense, posée comme seul fondement. De peur qu'ils affirment leur violence d'être en énergie positive - donc "bourgeoise". Ou encore, à l'inverse, en les canalisant vers l'esprit de guerre dans un retour strict au "Lénine mort trop tôt"; voire en les contenant dans la seule contemplation d'une Nature, d'un Absolu[14], qu'il s'agirait de restaurer puisqu'ils sont supposés avoir été souillés par "la" domination rationnelle.

Tout ce mélange donna le gauchisme dit "autonome" des années 70-80, l'anti-développement des courants prônant le retour à la terre et à la tradition originaire d'un Occident présocratique, l'anti-art, et le déconstructionnisme issu d'une lecture, nihiliste, d'Heidegger[15]. L'art conceptuel et minimaliste (à ne pas confondre avec le pop art) devint de plus en plus la version showbiz de cet anti-modernisme[16], et ce fut le post-modernisme[17] qui se chargea de le "raconter aux enfants"[18].

Certes, celui-là fut issu au départ de l'architecture et donc d'une recherche autre en architectonique dans laquelle la centralité et son enfouissement au coeur ne seraient pas la voûte.

Il s'échappa cependant des Beaux-Arts pour servir de modèle esthético-plastique mettant en cause ce qu'il y avait de trop rigide, absolu, dans la Modernité, tout ce qui par exemple redoublait le monde Ancien en l'imitant jusqu'à la caricature, comme ce fut le cas du néo-classicisme et de l'architecture pompier du XIXème siècle. Ou de la science qui prétendait devenir une religion en excluant de la raison tout autre discours que le sien.

Il peut être ainsi énoncé que, sur divers aspects esthétiques, certains courants critiques du modernisme ont apporté des choses.

Mais il est aussi possible d'avancer que ces courants, plasticiens, n'ont en réalité fait que continuer la critique moderne de la forme amorcée par l'impressionnisme et le formalisme de l'art pour l'art. Par exemple en stipulant que la forme n'est pas seulement un fond qui remonte à la surface comme le disait Hugo, d'autant que le fond - les fondamentaux, les universaux des Anciens -, permet en réalité plusieurs formes selon les ondulations du milieu émergeant.

En fait, il n'y a pas un "après" de la modernité en ce sens qu'aucun fondement stable et permanent ne serait plus désormais possible (au nom de quoi d'ailleurs? d'autant que dire cela c'est déjà se poser comme fondement...).

Il existe plutôt un approfondissement perpétuel et infini de la modernité posée comme diversité formelle non contradictoire, par ce fait seul, avec le contenu permanent du fondement qui intègre dialectiquement l'innovation et la différence comme l'a montré Hegel.

A moins de poser cette intégration comme impossible, ou de réduire le fondement de la modernité à la science et à la technique. Mais cela implique d'écarter en son sein ses deux éléments fondateurs, précisément, que sont la liberté de penser et d'entreprendre, alors qu'ils constituent l'horizon même de la modernité. Or, le courant post moderniste issu du marxisme léninisme, par exemple Lyotard, a toujours récusé ces deux types de liberté.

Certes, il est possible de plaider, qu'au sein de la modernité, des courants puissants privilégient la gestion sur le sentiment et préfèrent les joies hallucinantes de l'argent[19] aux joies futures des lendemains qui chantent.

Est-ce pourtant une raison de promouvoir un relativisme allant jusqu'à faire tacitement alliance avec ceux-là mêmes qui refusent toute mobilité, tout changement autre que technique, préférant une société immobile, fermée? On ne voit pas, par exemple, en quoi le refus imposé non seulement à soi, mais aussi à autrui, d'organiser sa vie comme on l'entend, du moins dans des limites éthiquement et politiquement négociées, soit l'exemple même d'une culture de "haute définition" esquissée par l'interdiction de la musique, de la danse, des applaudissements, des cerfs-volants, la télévision, comme le prétend pourtant Baudrillard[20]?

          Le post-modernisme issu du marxisme-léninisme est, en fait, bien plus qu'anti-moderne. Il est "anti" tout, y compris contre lui-même (mais point jusqu'à saboter le statut social acquis...). Il avance par exemple l'idée que tout ordre social serait un enfermement, le résultat de la notion d'ordre même, dont le pouvoir, y compris dans le discours, ne serait qu'un avatar (l'ordre du discours étant le discours de l'ordre, la maîtrise du discours étant le discours du Maître, etc.).

Il fait alors l'économie d'une critique de la puissance qui serait ni réduite à ses consonances sociales comme le fit Marx, ni réduite à la volonté comme le fit Schopenhauer et à sa suite Nietzsche. Puisqu'il s'agit de questionner le sens de son développement et non seulement en appeler à sa croissance ou à sa destruction, ce qui revient au même puisque seul l'in(dé)fini en tant qu'illimité semble être l'horizon sans fin.

          Cette critique du sens de la puissance souligne l'ambivalence du terme "être" qui, pour être, s'affirme en tant que tel dans la violence ou l'état de nature, et, en même temps, du moins s'il veut être meilleur, cherche justement l'articulation entre affinement et dextérité qui cisèlerait l'état de nature en élan créateur (pour paraphraser Bergson), tout en considérant que la forme historique atteinte renforce ou amoindrit, ce que nous nommerons ici "affinement du développement". C'est ce que nous allons développer maintenant.

C. La néo-modernité

          Le préfixe "néo" signifiera qu'il faille prendre en compte des erreurs entachées au terme de "modernité" seul et qui peuvent se résumer à ceci: l'extension dans le monde a par trop privilégié la quantité à la qualité, caractérisé par une volonté de puissance exacerbée alimentée de scientisme et de positivisme, posant leur discours comme seule vérité.

Prendre en compte ces "erreurs" signifierait qu'elles ne sont pas perçues comme fondement même qu'il faudrait écarter, opposant cette fois quantité et qualité, science et raison. Ce n'est pas parce qu'il existe en effet de l'extension qu'il en résulte une domination au sens restrictif du terme alors que le sens large signifie aussi maîtrise et affinement.

Or, il est confondu habituellement deux choses comme nous l'avons montré dès le début: l'intention, qui est permanente, et les circonstances, ou les conséquences directes d'une époque proprement dite qui la met ou non en valeur.

Observons les à nouveau respectivement.

L'intention est liée au phénomène humain caractérisé par le besoin d'auto-développement[21]. Celui-ci est force de vie qui s'affirme dans le monde en se réalisant au sens fortdans la création de réel. Mais plusieurs modalités l'expriment et peuvent transformer cette force d'affirmation en croissance isotrope qui ne concerne pas tant un Age ou un Peuple que la rencontre entre un moment historique et une intentionnalité tournée par exemple exclusivement vers l'affirmation agressive de puissance. Ou conservation négative de soi comme nous l'avons montré ailleurs (Oulahbib, 2002b et c).

Il s'agit d'une préméditation qui est certes renforcée ou amoindrie par des circonstances liées à tel Age, mais en aucun cas produite par elles.

Ainsi, lorsque les affamés d'Irlande fuirent en Amérique, ce n'était pas par volonté de nuire, plaisir de tuer mais volonté de survivre: la violence d'être vis-à-vis des Amérindiens s'explique aussi par ce biais.

Pourquoi employer ce terme de "violences d'être", au pluriel par ailleurs? Parce que l'affirmation de la force de vie chez l'humain est ambivalente et peut autant exprimer (comme il a été vu depuis des lustres) une force de création qu'une force de destruction. Mais cette analyse se distingue de celle de Freud,par trop liée à celle de Schopenhauer, en ce sens que la pulsion de vie n'est ni un moment de la mort, ni réductible à un excès ou à un manque (Nuttin, 1991, p26, 31, 276), comme le croyait également Sartre[22], elle est précisément le contraire: le désir de destruction s'affirme comme besoin d'affirmation, mais négatif (Oulahbib, 2002b et c).

          Ainsi se déploie conjointement ce que nous avons nommé les violences d'être en ce que celles-là désignent autant la recherche d'une compréhension, que celle d'un affinement: combat au sein de soi-même pour vaincre ses démons, ses vieilles habitudes conscientes et inconscientes. Bref tout ce qui pousse soit à se réfugier dans des compensations multiformes, soit à créer ce qui permet de (se) transformer (dans) le monde.

Quelle conséquence nouvelle peut-on en tirer, puisque ni la compensation ni la création n'ont attendu la néo-modernité pour exister étant donné qu'elles sont coextensives au fait même d'être humain?

Le fait que la néo-modernité puisse jouer son rôle civilisationnel si elle conjugue mondialement affinement et développement en créant et/ou renforçant les institutions qui vont en ce sens.

Le mouvement issu des années 60 en a exprimé le souhait, même si sa signification a été perturbée par tout un ensemble de gestuels critiques qui, en identifiant recherche du sens et enfermement, produisent, eux, tout autant du sens, mais restrictif, appauvri, réduit à l'état de recettes. Or, tout n'est pas aussi nivelé et en tout cas n'échappe pas à une évaluation qui peut estimer ce qui va dans le sens de l'affinement. Ou ce qui le refuse, voire le combat.

Mais il ne s'agit pas d'observer cela seulement du point de vue historique, mais aussi théorique.

Car l'enjeu est de définir un canevas synthétique qui dégage une compréhension rejoignant, bien entendu, celles qui ont été découvertes par les Ages Antique et Moderne, montrant par exemple que la puissance en position d'affinement y est bien plus forte qu'en position destructive.

Seulement, autant l'affirmation de l'affinement semblait évidente aux Ages Antiques et Modernes, autant aujourd'hui il ne suffit pas, pour deux raisons.

D'une part, parce que le poids, actuel, des discours relativistes, absolutistes, totalitaires, est tel, qu'il faut démontrer et non plus seulement poser le sens moral.

D'autre part, il est de plus en plus nécessaire de comprendre les relations entre affinement et développement non plus en terme énergétique, sublimation et compensation, besoin et manque, mais en terme dynamique et donc ontologique. C'est-à-dire en considérant que l'affinement est la fin du développement, non pas au sens finaliste, mais harmonique. Ce qui implique que l'affinement n'est pas pré-inscrit dans le développement, en ce sens qu'il suffirait de le dérouler, quoi que l'on fasse comme action. L'affinement est potentiellement là, mais, pour se l'approprier, afin d'en faire un milieu qui optimisera encore mieux le développement, il faut le vouloir et parfois se faire violence pour en être.

Pour le démontrer nous partirons de l'idée directrice suivante:

Le développement ne peut pas rester pérenne dans le pire puisque celui-là, à terme, perd la notion d'objectivité et réduit la puissance de la vérité à la force brute de son émergence comme création de réel fermé.

Ce dernier écarte certes tout ce qui n'est pas lui, mais il succombe à terme devant l'adversité puisqu'à force de croire qu'il suffit de vouloir exister pour être, il surestime sa puissance et ne veut pas voir celle de l'autre.

De ce fait, seule l'élévation de la puissance d'être, dans le cadre de l'affinement et donc dans le choix de l'ouverture plutôt que de la fermeture, permet, objectivement, son renforcement qualitatif.

C'est-à-dire le fait que l'être en tant qu'il est humain, serait un être dont la conscience d'être, aussi infime soit-elle, ne le distingue pas de l'animal en ce qu'elle cherche seulement à s'affirmer, mais aussi et surtout à s'affiner.

Observons tout d'abord l'affirmation de soi.

C'est une donnée universelle qui englobe en effet l'animal et l'homme. Cela s'observe dans les données éthologiques du côté animal, par exemple la notion de "cri de triomphe" souligné par Janet et Lorenz, et, du côté humain dans les données psychologiques, mais aussi historiques.

Ainsi, dès l'aube structurale des groupes, l'époque paléolithique de l'Humanité montre que même si "les occasions de se quereller sont rares", les "témoignages ethnographiques sont unanimes: les sauvages sont en effervescence quasi permanente, il ne se passe pratiquement pas un jour sans qu'un conflit éclate" (Baechler, 1985, p319-320).

Mais ce constat anthropologique ne signifie pas, à l'inverse, qu'étant donné la "nature" affirmative et, par un certain biais, "agressive" de l'homme, seules l'austérité, la frugalité, voire l'errance sans fin au sein de différences ou de plis démultipliés à l'infini, devraient être de mise pour empêcher l'affirmation d'être. Puisque celle-là serait la source de ce "mal" qu'est par exemple le conflit.

L'affinement peut être une alternative bien moins "castratrice". En ce sens qu'elle accompagne l'affirmation tout en lui signifiant ce qui la renforcerait plus encore. Puisque l'affinement suppose que l'affirmation pour persister ne doit pas chercher seulement à croître, mais à orienter le développement vers les émotions et les sentiments les plus à même d'atteindre la plénitude d'être. Ou comment la position optimum devient supérieure à la position maximum parce qu'étant plus ouverte elle recueille et traite plus d'informations pour agir. C'est ce que nous avons appelé l'imaginaire de déhiscence.

Celui-ci n'est cependant pas propre à la néo-modernité issue des années 60. Les données anthropologiques, l'histoire institutionnelle, comme les histoires de l'art et du religieux, montrent bien que l'affinement apparaît moins comme une alternative à la puissance qu'un état permettant son cisèlement.

C'est donc bien un "universel humain" pour reprendre cette expression employé par Baechler[23]. Ce qui veut dire qu'il s'agit à la fois d'une donnée, nécessaire, et, en même temps, acquise selon d'ailleurs la double acception aristotélicienne du terme "nécessaire"[24].

Cette question est cruciale parce qu'elle pose deux interrogations préliminaires fondamentales.

La première souligne qu'il n'y a pas lieu d'opposer affinement et développement dans la mesure où ces deux concepts sont nécessaires l'un à l'autre. Il semble bien d'ailleurs que ce rapport possède quelque similitude avec celui qui existe entre la sagesse et la puissance.

D'autre part, historiquement parlant, d'aucuns ont voulu les opposer non pas dialectiquement, ce qui se conçoit et même est nécessaire (précisément) mais antinomiquement. Ce qui signifierait dans ce cas qu'il faut choisir. Or, ce choix ne peut se concevoir qu'en se retirant du monde, préférant sa contemplation à son accomplissement, choix contestable mais admissible à partir du moment où il ne se pose pas comme choix obligé, ce qui serait contradictoire puisque l'obligation doit s'entourer de puissance pour arriver à ses fins... Nous avons cependant vu historiquement ce genre de contradiction triompher, et nous le voyons encore...

La seconde interrogation souligne le problème du lien entre nécessité fonctionnelle et nécessité conjoncturelle.

Ainsi du côté de la nécessité fonctionnelle, l'affinement exprime une fonction endogène liée potentiellement à la notion de développement, comme le déploiement optimum d'un mouvement animal dans un saut, une course, mais aussi le déploiement optimum d'une accrétion de conscience. Tandis que du côté de la nécessité conjoncturelle, l'interaction entre l'affinement et l'environnement suscite le renforcement de son affirmation non plus par un surcroît de puissance, mais par l'approfondissement qualitatif de celle-là.

Conclusion

          Il ne s'agit plus d'opposer nature et culture, violence et domination d'un côté, maîtrise et affinement de l'autre, et, en fait, civilisation et développement comme l'a amorcé Rousseau (et aujourd'hui Morin[25]), ou Humanité et les hommes, mais de différencier croissance et développement.

Ou comment sculpter sa puissance d'action sans nuire à autrui.

Telle est en fait la réalité historique fondamentale de l'imaginaire néo-moderne articulant civilisation et développement du point de vue universel, et qui se trouve, sous nos yeux, de plus en plus à la recherche d'une méthode et des institutions nécessaires pour le réaliser.

Cette méthode serait une architectonique à même de l'aider à structurer une clé de voûte plus dynamique que statique.

Autrement dit, il s'agit donc bien d'un fondement. Mais par le haut. En ce sens qu'il recense et répartit les charges venant du bas. Son "tu dois" n'est pas un dogme qui somme l'obéissance parce qu'il prétend être le bas, son réel, etc.; il tire plutôt sa force de ceux-là, en repère la dynamique, et fait en sorte qu'elle puisse s'élancer mieux encore. Cette architectonique est aérodynamique, tel un roseau pensant certes, mais animé. Son souffle permet de s'élever, dans tous les sens du terme.

Il peut avoir comme point de comparaison une figure historique assez semblable quant au souffle(au sens pneumatologique): la Renaissance.

Renaissance veut dire: être en situation de renaître plus fort, de penser, certes, comme Léonard de Vinci, lorsqu'il énonce que ne peut être qualifié d'artiste que celui (ou celle) qui utilise de nouveaux matériaux et/ou propose une nouvelle technique.

Mais il ne s'agit pas uniquement de cela (même chez Vinci d'ailleurs).

Il ne suffit pas (et il n'a jamais suffi) de déployer une quantité donnée de moyens pour réaliser l'acte créateur. Il faut imaginer autre chose, en avoir envie, en faire l'effort, et avoir le temps pour le réaliser. Ce qui implique une connaissance de soi, une capacité à soutenir l'acte inédit, un espace-temps psychique et social favorable. Une qualité de vie.

Il faudrait donc parler d'une Nouvelle Renaissance. Y compris au niveau politique.

Ce qui implique par exemple plusieurs conséquences concrètes qui, à chaque fois, place le citoyen au coeur de la transformation sociale par le biais d'un usage plus systématique du référendum, comme cela devrait être le cas pour le clonage thérapeutique, les OGM, la santé, le nucléaire, le service public, l'instruction, la retraite, les liens familiaux comme le mariage et le Pacs. Il ne faut pas avoir peur de la discussion démocratique, si les enjeux sont bien expliqués à partir de l'imaginaire social suivant:

La néo-modernité pensée comme recherche du qualitatif, donc de l'affinement, doit de plus en plus devenir le lieu symbolique d'une nouvelle citoyenneté, c'est-à-dire d'un nouvel esprit du temps qui recouvrirait le squelette de la modernité d'une chair de signification donnant un visage plus harmonieux aux démiurges de la Technique et de la Ville. Sans nostalgie d'un quelconque Age d'Or ou de lendemains qui chantent.

Lucien-Samir Oulahbib

Notes:
1.- Les inégalités sont aussi le résultat d'une plus ou moins bonne capacité de faire valider ses compétences dont certaines ont un potentiel singulièrement donné (voir sur ce point Reuchlin, 1990). Les bonnes conditions initiales, comme l'héritage, l'éducation, n'expliquent donc pas tout, d'autant qu'elles sont aussi le résultat d'une sédimentation issue d'une autre origine que la terre et la guerre: l'émergence de la Ville et la capacité de s'y insérer. Ainsi la grande majorité, au départ, démarre comme serf en fuite ou miséreux (voir le cas de Godric de Finchal décrit par Pirenne, 1963, p41).
2.- De même, les actuelles mobilisations "contre la guerre" ou contre la "globalisation", du moins dans leur majorité spontanée, non organisée par les partisans du marxisme dogmatique considérant que tous les maux et les inégalités viennent du "système capitaliste", peuvent être également perçues, par cette grille de lecture.
3.- Ainsi Richard Rorty (1994, p30-31) a-t-il pu écrire: "(...) La gauche post-marxiste contemporaine me semble différer de celle qui l'a précédée, principalement en cela que cette dernière avait une révolution particulière présente à l'esprit, une révolution qui, en remplaçant la possession privée du capital par sa possession publique, provoquerait des conséquences désirables de grande portée, et en particulier une démocratie de participation croissante (...). Les radicaux contemporains n'ont pas de révolution particulière de ce genre à soutenir. Aussi me semble-t-il difficile de voir dans leur non appartenance présumée à la culture des démocraties libérales, et dans leur anti-américanisme véhément, beaucoup plus que le désir nostalgique d'une révolution, quelle qu'en soit d'ailleurs la nature (...). La gauche libérale issue de Dewey et la gauche marxiste radicale de ma jeunesse s'efforçaient toutes deux de forger des visions utopiques, de suggérer des pratiques qui réduiraient les tensions en question. Les doutes que m'inspire la gauche foucaldienne d'aujourd'hui tient à son échec, sitôt qu'il s'agit d'offrir de telles visions et de telles suggestions(...)".
4.- Et le christianisme eut son importance contre elles en développant avec St Augustin, Abélard, St Thomas d'Aquin, (entre autres) le questionnement rationnel. Max Weber observe ceci: "Partout, nous rencontrons magie et religion. Mais, qu'un fond religieux quant à la conduite de la vie conduise, dans son développement conséquent, à un rationalisme spécifique n'est encore une fois un trait spécifique que de l'occident." (1991, p333). Quant à la magie proprement dite, Thomas Nipperdey souligne: "(...) lorsque les ruisseaux et les rivières n'abritent plus de nymphes ou d'autres créatures surnaturelles, c'est alors qu'on peut construire des moulins en toute tranquillité." (1992, p33). Il ajoute concernant ce "fond religieux" dont parle Weber: "Appelé par quelque chose de différent, l'homme rompt avec son univers habituel, mais au lieu d'un retrait mystique hors du monde, (...) il y intervient de nouveau". (1992, p32). Ainsi, pour Nipperdey, le christianisme constitue une "conscience morale" face à la "tradition". Ce qui veut dire que la conscience, en s'inquiétant (1992, p31) de son rapport au monde ne se satisfait plus des explications fatales et magiques. Mais, en même temps, celles-ci survivent dans les contes et légendes et restent une part nécessaire de l'imaginaire puisque, comme le note Boudon (1968, p226, note 10):"Rien, ni dans la physique ni dans la poésie, ne permet de démontrer ni que le physicien comprenne mieux la physis que le poète, ni que le poète la comprenne mieux que le physicien".
5.- Max Weber (1991, p335-336). Nipperdey souligne également l'importance de la ville (1992, p37). Remarquons que lorsqu'il parle de Weber dans ce même ouvrage (p45), il avance le terme de "désensorcellement" (Entzaauberung) pour désigner la notion de "désenchantement" attribuée à Weber.
6.- C'est ce qu'observe Jean Baechler à propos de "l'anticapitalisme" 1995 (t2, p268).
7.- La France, elle, hésita, vacilla, s'affaissa après 1918, par lassitude et crainte de choisir entre guerre et révolution, ce qui lui coûta d'ailleurs la défaite, majeure, de 39 - dont elle ne s'est pas encore tout à fait remise. Mais la modernité étant trop ancrée en elle (comme en Angleterre), fille aînée de l'Eglise, berceau des Lumières, elle ne sombra pas malgré Vichy, et malgré la soumission de la gauche léniniste à Moscou, extrême gauche comprise, malgré l'illusion trotskiste (Ellenstein, 1984, p162, 171, 189).
8.- Par contre la critique qu'opère Baechler (1995, t1, p155-170) sur la façon arbitraire dont Marx, à la recherche de "l'origine du capitalisme", découpe l'Histoire en supposant par exemple qu'il aurait existé un point qui aurait fait "éclore", Baechler insiste sur ce mot, "l'ère" capitaliste, et que Marx place au XVIème siècle dans les Grundisse, après l'avoir situé au XIème siècle dans l'Idéologie allemande (t1, p169) est une critique fructueuse. De même, la manière dont Baechler distingue le capitalisme de "la fin propre de l'économique, qui est de procurer les ressources de la bonne vie" (t2, p9) est intéressante pour analyser en quoi la modernité s'en distingue également.
9.- Le livre de Fritz Stern, (1990), montre bien comment, entre 1850 et 1922, des idéologues, antisémites, allemands influents, comme Paul de Lagarde, Julius, Langbehn, Arthur Moeller van den Bruck (auteur en 1922 du livre Le Troisième Reich), détestent "par dessus tout le libéralisme" (p10), parce qu'il est "à la base de la société moderne" (ibid.). Ils "sont dégoûtés de la solitude, ils désirent une nouvelle foi, une nouvelle communauté de croyants, un monde aux normes établies sans incertitudes, une religion nationale qui unisse tous les Allemands". Stern fait ainsi état, d'une "envie de fascisme" (p6) qui s'affirme en ces termes dans les propos du poète autrichien Hugo von Hofmannsthal (p13): "non pas la liberté, mais des liens communautaires (Bindung)... Le combat des Allemands pour la liberté n'a jamais eu plus de ferveur et cependant eu plus de ténacité que ce combat pour une véritable contrainte (Zwang), ce refus de se soumettre à une contrainte qui n'était pas assez coercitive... Il a commencé comme une opposition interne à ce soulèvement spirituel du XVIème siècle que nous saisissons le plus souvent sous ses deux aspects, Renaissance et Réforme (...)".
10.- Par exemple Lyotard, (voir Oulahbib, 2002, p326-329). Cette corrélation se rencontre chez d'autres auteurs, tel Bauman, dont le livre Modernité et Holocauste (2002) est présenté par une journaliste du Monde (Nicole Lapierre, 1er novembre 2002, "le Monde des livres", V) comme analysant la manière dont "l'Holocauste s'est inscrit au coeur du processus de modernité" ou encore en quoi "il dérive bien de notre modernité".
11.- Nipperdey (1992, p70): "L'individu perdit le statut traditionnel qu'il avait dans l'ancienne société, sans pour autant acquérir dans la nouvelle une position assurée. Enfin, la rapidité de l'industrialisation avait entravé le développement des classes bourgeoises, prises par le temps. Elles furent vite dépassées par les revendications de pouvoir d'un prolétariat conscient, en même temps que par la différentiation et la désintégration des classes moyennes (paysans, artisans, employés, petits entrepreneurs et professions libérales)",et (p71): "A la fin du XIXème siècle, l'Allemagne possédait une économie, une culture, un Etat modernes, de même qu'une société relativement moderne. Mais le système politique (et une partie du système social) était pré-moderne: pas de démocratie parlementaire, assez faible participation des citoyens; les anciennes élites, pré-modernes, dotées de privilèges considérables, rurales, militaires, occupaient encore une position prédominante sur le plan politique; l'Etat était moins bourgeois que monarchique, aristocratique, militaire.".
12.- Ainsi Nipperdey observe (1992, p77-78): "(...) le fascisme a nivelé et égalisé la société allemande, bien que les fascistes n'aient pas milité pour l'égalité des hommes et des citoyens ni éliminé la société de classes. La mobilité sociale augmenta: la vie quotidienne, les Volkswagen, la radio populaire, le tourisme de masse, les positions ouvertes aux carriéristes dans le parti et dans la Wehrmacht, les Jeunesses hitlériennes et autres organisations de masse obligatoires - tout cela fit naître une nouvelle vision de l'égalité des chances qui a, elle aussi, modifié réellement la structure hiérarchique de la société (...). L'objectif anti-moderne radical exigeait les moyens les plus modernes et les plus radicaux, et une utilisation libérée des entraves traditionnelles. À l'objectif de révolution anti-moderne correspondait la révolution moderniste des moyens."
13.- Ou comment un pangermanisme culturel, par exemple celui de Fichte, prépare les fondements du pangermanisme nationaliste. Dans son introduction aux "Discours" de Fichte, Max Rouché écrit ceci (1975, p25) à propos du quatrième Discours: "Les Allemands sont supérieurs parce qu'il y a adéquation entre leur langue et leur race; les Français sont réputés inférieurs parce qu'il y a inadéquation entre leur race germanique et leur langue romane. Au fond, Fichte adresse déjà à la langue française - et aussi, tout comme Rosenberg, au christianisme d'avant la Réforme - le reproche hitlérien par excellence: celui d'être métèque, "artfremd" (...)". Fichte, dans le quatrième Discours tient par exemple ce genre de propos (p117): "(...) Un examen plus approfondi montrerait peut-être que les peuples germaniques qui adoptèrent la langue romaine connurent dès le début (une) diminution de leur valeur morale (...)."
Plus loin Rouché observe (1975, p30-31): "(...) le quatorzième (discours) identifie la cause de l'Allemagne à celle de l'Humanité. Kleist, en 1809, dans Was gilt es in diesem Kriege, prononce l'éloge de la nation allemande, "dans le sein de laquelle néanmoins (s'il est permis de le dire!) les dieux avaient conservé de l'humanité plus pur qu'aucune autre". Jahn qualifie également les Allemands de "peuple humain" ("Die Deutscheit, ein menschheitliches Volkstum", Deutsches Volkstum, p. 32 de l'éd. Reclam), au même titre que les Grecs (...)". Ainsi lorsque Jahn qualifie les Allemands de "peuplehumain", le pas peut être franchi vers une définition stipulant que tout ce qui n'est pas allemand n'est pas "humain" dans tous les sens du terme, cette fois... Rouché observe (p28, 29) qu'un tel "orgueil national" prit "des proportions telles que Herder (...) se vit obligé de protester énergiquement (VIè livre de l'Adrastea, t. XXIV, p378 de l'éd. Suphan)". S'il n'est cependant pas question de trouver en Fichte "la" racine idéologique du nazisme, ne serait-ce déjà à cause de l'aspect cosmopolite et la prétention universelle de sa philosophie, Rouché observe néanmoins (p.52) que les "Discours et leur habitude d'associer germanisme et humanité ont (...) trouvé un adepte illustre en R. Wagner. Mais un adepte qui allait contribuer à les rendre périmés. Car en attirant l'attention de ses disciples sur Gobineau et son Inégalité des races humaines, Wagner suscita la vocation d'un de ses admirateurs qui devait substituer à ce patriotisme humaniste une interprétation darwinienne et raciste de l'histoire universelle: H.S Chamberlain et Die Grundlagen des XIX. Jahrhunderts, 1899, devaient évincer Fichte et ses Discours dans l'Allemagne hitlérienne et préhitlérienne".
14.- Jean Guitton (1988, p156), relate que la femme d'Althusser, Hélène, lui confiait que "les catholiques comme les communistes demeuraient des bourgeois, n'allant jamais jusqu'au don total d'eux-mêmes". Hélène et Louis s'étaient unis pour se consacrer à l'Absolu abandonnant tout désir de carrière, tout honneur humain". Ce dépouillement est un exemple de la pensée anti-moderne actuelle prônant l'anti-développement.
15.- Par exemple Derrida, dont nous démontons la stratégie dans deux ouvrages consacrés au nihilisme français (Oulahbib, 2002 et 2003).
16.- "Post-moderne ne signifie pas récent. Il signifie comment l'écriture, au sens le plus large de la pensée et de l'action, se situe après qu'elle a subi la contagion de la modernité et qu'elle a tenté de s'en guérir", (Lyotard, 1993, p89).
17.- Ainsi Lyotard (1994, p18, 36) n'a eu de cesse d'opposer science et narration, la première dénigrant la seconde: "Le scientifique s'interroge sur la validité des énoncés narratifs et constate qu'ils ne sont jamais soumis à l'argumentation et à la preuve. Il les classe dans une autre mentalité: sauvage, primitive, sous-développée, arriérée, aliénée, faite d'opinions, de coutumes, d'autorité, de préjugés, d'ignorances, d'idéologies. Les récits sont des fables, des mythes, des légendes, bon pour les femmes et les enfants. Dans les meilleurs cas, on essaiera de faire pénétrer la lumière dans cet obscurantisme, de civiliser, d'éduquer, de développer".
18.- Ce fut le titre d'un livre de Lyotard.
19.- Ce que Baechler (1995) nomme le "chrématistique".
20.- Le Monde diplomatique, novembre 2002, p18: "La mise en place du système mondial est le résultat d'une jalousie féroce: celle d'une culture indifférente et de basse définition envers les cultures de haute définition - celle des systèmes désenchantés, désintensifiés, envers les cultures de haute intensité - celle des sociétés désacralisées envers les cultures ou les formes sacrificielles. Pour un tel système, toute forme réfractaire est virtuellement terroriste (...). Ainsi encore l'Afghanistan. Que sur un territoire, toutes les licences et libertés "démocratiques" - la musique, la télévision ou même le visage des femmes - puissent être interdites, qu'un pays puisse prendre le contre-pied total de ce que nous appelons civilisation - quel que soit le principe religieux évoqué, cela est insupportable au reste du monde "libre". Il n'est pas question que la modernité puisse être reniée dans sa prétention universelle (...)".
21.- Pour une explication détaillée de ce concept, voir nos articles (oulahbib, 2002b etc).
22.- L'être et le néant, 1943, p. 632: le "manque d'être, conçu comme caractère fondamental de l'être".
23.- Allocution sur la notion d'honneur à la séance inaugurale de l'Institut, Académie des sciences morales et politiques, octobre 2002.
24.- Le nécessaire sera ici perçu selon la double acception aristotélicienne liée à la notion de fonction et aux conditions de son déploiement: "En résumé, le mode de démonstration qu'il faut adopter est celui-ci: en supposant, par exemple, qu'il s'agisse de la fonction de respiration, il faut démontrer que, la respiration ayant lieu en vue de telle fin, cette fonction a besoin, pour s'exercer, de telles conditions, qui sont indispensablement nécessaires. Tantôt, donc, Nécessité veut dire que, si le pourquoi de la chose est de telle façon, il y a nécessité que certaines conditions se réalisent; et tantôt Nécessité signifie simplement que les choses sont de telle manière et que telle est leur nature", Aristote (1885, p32-33).
25.- Lire son interview dans Les Echos du 18-19 octobre 2002, où il oppose ces deux notions.

Références bibliographiques:

Aristote, Traités des parties des animaux et de la marche des animaux. Traduction Barthélemy Saint-Hilaire, 1885, Hachette, bibliothèque de la Sorbonne.

Baechler Jean, Les origines du capitalisme, Paris, idées/Gallimard, 1971.

Baechler Jean, Démocraties, Paris, Calmann-Lévy, 1985.

Baechler Jean, La grande parenthèse (1914-1991), Essai sur un accident de l'histoire, Paris, Calmann-Lévy, 1993.

Baechler Jean, Le capitalisme, Paris, Gallimard/folio/histoire, 1995.

Bauman, Modernité et Holocauste, Paris, La Fabrique, 2002.

Boudon Raymond, À quoi sert la notion de "Structure"? Paris, Gallimard, 1968.

Bourricaud François, L'individualisme institutionnel, Puf, 1977.

Durkheim Emile, De la division du travail social, Paris, Puf, 1978.

Ellenstein Jean, Staline, Paris, Marabout histoire, 1984.

Evans-Pritchard, E.E, Les Nuer, (1937), Paris, Gallimard, 1968.

Lyotard Jean-François, Moralités postmodernes, Paris, Galilée, 1993.

Lyotard Jean-François, La condition post-moderne, Paris, Minuit, 1994.

Mauss Marcel, Sociologie et anthropologie. Essai sur le don. Paris, Puf, Quadrige, 1983.

Nipperdey Thomas, Réflexions sur l'histoire allemande, Paris, Gallimard, 1992.

Nuttin Joseph, Théorie de la motivation humaine, Paris, Puf, 1991.

Oulahbib Lucien-samir, Ethique et épistémologie du nihilisme, Les meurtriers du sens, Paris, L'Harmattan, 2002.

Oulahbib Lucien-samir, Le nihilisme français contemporain, fondements et illustrations, Paris, L'Harmattan, 2003.

Oulahbib Lucien-samir, "Qu'est ce que l'estimation du soi en sociologie? Contribution à la fondation d'une sociologie de la motivation", Esprit critique, Vol. 04 no. 10 - octobre 2002b.

Oulahbib Lucien-samir, "Estimer le développement", Esprit critique, Vol. 04 no. 10 - octobre 2002c.

Pirenne Henri, Histoire économique et sociale du Moyen Age, (1933), Paris, Puf, 1963.

Reuchlin Maurice, Les différences individuelles dans le développement conatif de l'enfant, Paris, Puf, 1990.

Rorty Richard, Objectivisme, relativisme et vérité, Paris, PUF, 1994.

Rouché Max, "Discours" de Fichte, Paris, Aubier-Montaigne, 1975.

Sartre Jean-Paul, L'être et le néant, Paris, Gallimard, 1943.

Stern Fritz, Politique et désespoir, les ressentiments contre la modernité dans l'Allemagne préhitlérienne, 1961, USA, traduction C. Malamoud, Paris, Colin, 1990.

Strauss Léo, Sur le nihilisme allemand, 1941, in Nihilisme et politique, Paris, Rivages/Payot, 2001.

Weber Max, Histoire économique, esquisse d'une histoire universelle de l'économie et de la société, Paris, Gallimard, 1991.


Notice:
Oulahbib, Lucien-Samir. "Imaginaire et réalité de la néo-modernité", Esprit critique, Printemps 2003, Vol.05, No.02, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
-----
Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés
-----