Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Printemps 2003 - Vol.05, No.02
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Dossier thématique
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Article
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Imaginaire et plurialité
Par Michel Maffesoli

Résumé:
Partant d'une analyse de "l'esprit du temps", ou "Zeitgeist, ambiance d'une époque", condition de toute vie sociétale, la compréhension du social repose sur le dépassement nécessaire du paradigme de séparation, base de la pensée occidentale. Il s'agit, dès lors, de recourir aux méthodologies et théories de l'Imaginaire seules à même de permettre une compréhension des terrains où fleurissent décadence, polythéisme des valeurs, tandis que se saturent les significations issues de l'imaginaire social portées par la modernité. Ceci est particulièrement notable lorsque les béances de sens, les "fractales" nous conduisent à constater que du chaos illimité et indéfini surgissent des formes nouvelles. Là, l'usage du Tiers, comme modus operandi et du chiffre "3" comme principe de lecture et de compréhension, sont métaphores d'une sensibilité originelle, de la nécessité d'une mise en tension d'éléments hétérogènes fondant la socialité. Aux rêves toujours totalitaires d'Unité, d'homogénéité, succède dés lors la prise en compte de l'unicité du lien social incluant une communication fondée sur la mise en tension des contradictoires.

Auteur:
Professeur de sociologie à l'Université René Descartes Paris5-Sorbonne, directeur du Centre d'Etudes sur l'actuel et le quotidien (CEAQ, Paris V) et de la revue "Sociétés", président du groupement européen coordonné des centres de recherches sur l'Imaginaire (GRECO CRI), dernier ouvrage paru: "La part du diable essai de subversion post moderne", Flammarion, 2002.


1) Ambiance d'une époque

          Rien n'échappe à l'ambiance d'une époque, pas même ce ou ceux qui croient en être totalement indépendants. On a pu ainsi, à propos de la modernité, parler d'une mythologie du Progrès ou d'une mythologie du faire. À titre d'exemple rappelons cette joyeuse soirée où, dans les pourtours du "Stift" de Tübingen, Höderlin, Hegel et Schelling élaborèrent, autour d'une bouteille, ce qui fut considéré comme le "programme de système de l'idéalisme allemand". Ce n'était pas seulement le vin, mais bien l'ambiance générale du moment qui incita les trois jeunes théologiens à repenser le tout social à partir d'un "moi" tout puissant capable de "faire" la société ou de reconstruire le monde en son entier[1]. Chacun d'entre eux suivit une destinée particulière, mais il est plaisant d'observer qu'avec des sensibilités fort différentes, ils ne pouvaient échapper à cette "chose" immatérielle qui, paradoxalement, ne peut pas se "faire" mais doit, en quelque sorte, se subir. On pourrait dire la même chose des autres grands témoins du XVIIIe ou du XIXe siècle qui, quoiqu'ils en aient, ont tous été prisonniers des conceptions du temps. En les théorisant, ils n'en furent que les porte-parole.

          Ce paradoxe, qui méritait d'être souligné, n'est qu'apparent. Comme toutes ces banalités de base que l'on s'empresse en général d'oublier, l'ambiance est la condition sine qua non de toute vie en société. Le terme Zeitgeist, "esprit du temps", convient fort bien, qui fait penser à cet air que l'on respire. Il est fait d'une multiplicité de petites choses et, bien sûr, de structures macroscopiques. Et c'est leur conjonction, ou plus précisément leur réversibilité, qui détermine la manière de vivre de tout un chacun, et qui scande la respiration sociale. D'où la nécessité, pour comprendre un espace civilisationnel donné, de s'interroger sur l'atmosphère qui le baigne et lui permet d'être ce qu'il est. Certes, en prenant au mot la métaphore, il est difficile de définir ou de conceptualiser, rigoureusement, ce qui par construction est nébuleux. Mais l'impressionnisme peut être une bonne méthode pour en dégager ou en "montrer" les grands traits. Méthode d'autant plus pertinente en un moment où la saturation du "faire" rend beaucoup plus réceptif à ce qui est du domaine de l'ambiant. En extrapolant un terme appliqué à la nature ou à l'espace, on peut parler d'une "médiance" sociale: la création ne peut être comprise qu'en interaction (voir Berque, 1986). Interaction avec l'environnement naturel, et avec son environnement social. Interaction qui fait que l'ensemble est quelque chose de plus que les parties qui le composent. J'avais à cet égard proposé le néologisme de "formisme" pour faire ressortir que la forme est formante.

          On peut ainsi dire que l'on est en présence d'un oxymoron: une "atmosphère tangible". Et comme tous les contradictoriels en acte, celui-ci a le mérite de bien exprimer la diversité et la polysémie des sociétés complexes, où chaque chose et son contraire peuvent exister en même temps. En s'appuyant sur une analyse de G Simmel, on peut établir un parrallèle entre cette polysémie et la Stimmung du paysage. Il est bien délicat de traduire ce terme allemand: chez les poètes romantiques, il désigne l'atmosphère dans ce qu'elle a à la fois d'objectif et de subjectif. La Stimmung court-circuite ce que le rationalisme avait, d'une manière arbitraire, séparé et maintenu comme tel; "la Stimmung signifiant donc le général de tel paysage précis, indépendamment de tout élément particulier". Ainsi, sont regroupés le champ de vision du savant et son causalisme, le sentiment religieux de l'amoureux de la nature, et la perspective finalisée du laboureur. Simmel parle à ce propos d'un "mode particulier d'unité". Pour ma part, je préfèrerai parler d'unicité, c'est-à-dire ce qui cohère divers éléments tout en les laissant dans leurs spécificités, tout en maintenant leurs oppositions. C'est cela le "contradictoriel": les éléments contradictoires ne sont pas dépassés, mais sont maintenus en tant que tels.

          Cette correction logique faite, la Stimmung du paysage permet de désigner chez un homme ce qui unifie la "totalité de ses contenus psychiques, unité qui ne constitue rien de singulier en soi ni même n'adhère, dans beaucoup de cas, à quelque singulier aisément indicable, mais qui néanmoins représente le général où se rencontrent maintenant toutes ces particularités" (voir Simmel, 1988, p238 sq., 242). Voilà une obscure clarté qui n'en traduit pas moins ce que Gilbert Durand appelle le "trajet anthropologique" unissant des éléments hétérogènes les uns aux autres, et qui dans leur ensemble constituent une forme qui va donner naissance aux diverses particularités individuelles (Durand, 1985). Ainsi l'accent mis sur l'atmosphère fait bien ressortir, d'une part, la priorité du global sur les divers éléments qui le composent, et d'autre part sur l'impossibilité de privilégier tel ou tel de ces éléments. Il peut y avoir hiérarchie entre eux, ils n'en restent pas moins tous indispensables. Le global n'étant en la matière que le fruit de l'interaction constante de ses éléments, de leur "correspondance" ou action-rétro-action. Voilà en quelques mots une autre manière de parler de l'imaginaire et d'en délimiter l'orbe épistémologique.

          Une telle perspective présente l'avantage de dépasser la "séparation", caractéristique de la pensée occidentale, qui a dichotomisé à l'infini le donné mondain: culture-nature, corps-esprit, esprit-matière, etc. D'autre part, elle fait bien ressortir que chaque élément a sa place dans la structuration et dans la compréhension de ce donné. Je le répète, quand rien n'est important, tout a de l'importance. Et tel élément considéré comme frivole ou anecdotique dans une pensée monocausaliste, celle du rationalisme de la modernité, est parfaitement intégré dans le pluricausalisme du "donné", à la fois éclaté et cohérent, caractérisant les sociétés contemporaines.

          Il s'agit là d'une perspective que l'on retrouve régulièrement dans toutes les cultures humaines, et qui renvoie en fait à une stratégie spécifique vis-à-vis du monde environnant. En effet, soit on l'arraisonne, on lui demande ses raisons, on le soumet à la raison, avec le coté actif, sinon brutal, que tout cela ne manque pas d'avoir; soit, au contraire, on compose avec lui, on compose à partir de lui, on s'accommode de ce qu'il est. L'une et l'autre de ces stratégies induit un éthos particulier. La philosophie de la représentation, propre à la modernité, correspond au premier, alors que ce que j'ai appelé le "domestique" (Maffesoli, 1990) serait l'expression du second. C'est ce second cas qui semble se dégager de nos jours. Il a pu exister à d'autres époques, l'importance de l'oikos dans le monde grec, de la domus pour les romains et au Moyen-Age en témoignent. Il s'agit là d'un éthos qui valorise ce qui est proche et qui repose sur "ce qui va de soi", ce qui est de l'ordre du vitalisme. Un type d'évidence primordiale, commune, acceptée et qui ne se discute pas. H. Wölffling, pour ce qui concerne l'histoire de l'art, a pu montrer qu'il existe entre des artistes, peintres, sculpteurs ou architectes fort différents, une "communauté de style" qui tient à ce que chacun participe à une réalité vivante spécifique et en exprime les grandes caractéristiques (Wölffling, 1986, p17).

          Dans tous les cas, c'est l'ambiance du temps et du lieu qui va déterminer l'activité et la création. "Ce qui va de soi", et avec quoi on "compose", fait communauté. L'ambiance est bien matricielle. Certes, il est des moments où, obnubilé par le "faire", l'aspect rationnel des choses, l'activisme social, l'on va minoriser cette mise en situation "ambiantale". Dès lors, tout ce qui ne compte pas, que l'on n'arrive pas à mesurer, tout ce qui est de l'ordre de l'évanescent et de l'immatériel, est tenu pour quantité négligeable. L'art classique, les grands systèmes de pensée, et les constructions des États-nations centralisés sont du nombre. Tout différent est l'imaginaire qui repose moins sur un ajustement de lignes solides et intangibles que sur une mise en jeu, un ordonnancement des morceaux d'un monde éclaté.

          Et ce que nous enseigne l'art ne manque pas de trouver écho dans d'autres situations plus profanes où s'exprime une "reliance" non moins importante. Il suffit à cet égard de penser aux rassemblements musicaux, sportifs ou consommatoires pour mesurer cette efficace contemporainement. Changement de culture, on ne dira plus la Stimmung d'un paysage ou d'une cathédrale, mais l'on parlera de feeling d'une relation, du sentiment induit par un lieu, ou d'autres catégories non moins vaporeuses pour décrire un "situationnisme" amoureux, professionnel ou quotidien, aux conséquences non négligeables dans la création, en son acception la plus étendue, d'une période donnée. C'est tout cela que l'imaginaire cristallise au mieux, et c'est ce qui fait sa pertinence. Il exprime une sensibilité, une posture intellectuelle que l'on trouve ou retrouve dans la création tant artistique que quotidienne. Il est donc utilisable en tant que tel pour comprendre notre temps. G. Durand a parlé de "climat" ou de "bassin sémantique", expressions là encore éthérées ou fluides qui, paradoxalement, n'en sont pas moins contraignantes. Le "climat" contraint les individualités créatrices (je le redis: les grandes oeuvres de la culture ou la culture au quotidien) à la répétition d'un style qui va signer "tel aire ou tel moment culturel" (voir Durand, 1989, p22, 21). Il y a donc des "climats culturels" où s'ajustent tous les "petits riens", la statique et la dynamique, pour constituer la musique spécifique qui baigne l'activité et la vie de tout un chacun, inexplicables sans cela. Il est d'ailleurs intéressant de noter qu'à côté de l'art et de la vie quotidienne et outre le débat qui agite les sciences ou les philosophies, on retrouve la préoccupation du "fractal" au sein de multiples institutions.

2) L'Unicité

          Au-delà de la simple constatation, il est possible de donner une assise épistémologique à la thématique de l'imaginaire. Et même si cela va paraître un détour, je propose de l'éclairer au travers du rôle du Tiers, c'est-à-dire du pluriel, dans quelque structuration que ce soit. Le chiffre "3" étant bien sûr à comprendre, d'une manière symbolique, comme ce qui ouvre à l'infini et à son ordonnancement.

          On le sait, c'est Julien Freund qui, après C. Schmidt et G. Simmel, a souligné à maintes reprises l'importance du chiffre trois dans la vie sociale. La notion de tiers ayant dès lors une dimension épistémologique mettant à mal les simplifications réductrices (voir Freund, 1983, p14). Avec le chiffre "3" naîtrait la société et donc la pensée. Il n'est pas question d'aborder de front cette question, disons que des recherches anthropologiques (Lévi-Strauss, Dumézil, Durand) aux expériences psychologiques de l'Ecole de Palo Alto, on retrouve la prégnance du triadisme[2]. Dans le sens fort du terme, les dynamismes culturel et individuel reposent sur la tension d'éléments hétérogènes. Il s'agit là d'une perspective qui prend de plus en plus d'importance à mesure que ressurgit une vision symboliste du monde social[3]. On est loin naturellement de l'Unité qui fut, dès l'orée de la Modernité, l'objectif du rationalisme occidental. La métaphore du triadisme permet de faire ressortir le paradoxe, l'éclatement, la déchirure, le contradictoriel en acte, en un mot la pluralité constitutive de la vie sociale contemporaine.

          Ainsi, au rêve de l'Unité est en train de succéder une sorte d'unicité: l'ajustement d'éléments divers. À l'image de la coenesthésie qui sait intégrer, dans le cadre d'une harmonie conflictuelle, les fonctionnements et les dysfonctionnements corporels, la notion du Tiers accentue l'aspect fondateur de la différence. Et ce, non pas dans la perspective unanimiste de la tolérance, mais bien plutôt en référence à ce que l'on peut appeler l'organicité des contraires. La fameuse "coïncidentia appositorum", d'antique mémoire, qui des alchimistes médiévaux aux taoïstes extrême-orientaux a fécondé maintes organisations et maintes représentations sociales. Pour le taoïsme en particulier, dans la description du "pays intérieur", le champ de cinabre, racine de l'homme se situe "à trois pouces en dessous du nombril pour exprimer la trinité du ciel, de la terre et de l'homme". De même, afin de mieux en souligner la richesse, le trois, pour le Tao est ce qui donne naissance "aux Dix mille êtres" (Schipper, 1982, p146 et 16).

          Tout cela a été très souvent analysé, il suffit de l'indiquer, ne fut-ce que d'une manière allusive, pour insister sur le fait que c'est la multiplicité qui est principe vital. Aux tenants des systèmes monistes ou dualistes, il est bon de rappeler que l'effervescence et l'imperfection du "trois", sont toujours à l'origine de la vivacité et du dynamisme prospectif.

          Avec le tiers, c'est l'infini qui commence. Avec le pluriel, c'est le vivant qui est intégré dans l'analyse. Bien sûr cela ne nous simplifie pas la tâche, tant il est vrai, pour reprendre une expression de Morin, que le pluralisme à l'oeuvre dans le peuple, rend ce dernier "polyphone, voire cacophone" (Morin, 1983, p181). Mais il faut en accepter le risque car d'une part l'unanimité, l'Unité sont très souvent pernicieuses pour la structuration de la cité (cf. Aristote, Politique II 1261 b-7); et d'autre part si, ainsi que je l'ai dit plus haut, l'on est sensible à l'esprit du temps, on ne peut que reconnaître l'irrépressible poussée du pluriel sous toutes ses formes dans nos sociétés. Le pluriculturalisme que cela induit n'est certes pas sans risque, mais issu de la conjonction d'un principe logique et d'un principe de réalité, il est pour le moins vain d'en dénier l'importance. D'autant que, comme pour toutes les périodes d'effervescence, cette hétérogénéisation en acte est la matrice des valeurs sociales à venir. Ainsi, en constatant tout d'abord cette hétérogénéisation, en analysant par la suite ses composants, on pourra être à même de pointer tout ce qui fait l'enjeu social de notre fin de siècle; et qui s'esquisse peu à peu dans cette nébuleuse que l'on peut appeler socialité.

          À défaut de direction assurée, indiquons encore une fois l'orientation que peut prendre cette dernière. Elle ne reposerait plus sur la monovalence faustienne du "faire" et sur son pendant l'associationnisme contractuel et finalisé, ce que je résumerai par la formule: "économie-politique du moi et du monde". Bien au contraire (d'où la métaphore "orgiastique" que je ne manque pas d'employer (Maffesoli, 1991) la socialité qui s'esquisse intègre une bonne part de communication, de jouissance au présent, et d'incohérences passionnelles. Toutes choses qui naturellement induisent à la fois, d'une manière ambivalente, l'existence de la "fractalité" du monde et des choses, et leur unicité dans une cohérence, a posteriori, qui ne manque pas d'étonner. Une telle socialité "sait" de savoir incorporé que, en deçà (ou au-delà) des grands idéaux bien lointains et plus ou moins imposés, la vie est constituée par le mélange, la différence, l'ajustement avec l'autre; fut-il cet "autre" l'étranger ou l'anomique aux moeurs étranges, ou même l'étrange qui jamais ne se laisse réduire. C'est cela même que nous rappelle la thématique de l'imaginaire qui se donne à lire, et à voir, dans le polythéisme (antagonisme) des valeurs que nous vivons aujourd'hui. Décadence, diront certains; pourquoi pas - si on entend par décadence que ce qui meurt est lourd de ce qui va naître. Les fleurs qui s'achèvent, épuisées par leurs perfections, sont la promesse de beaux fruits.

          Les cultures s'épuisent, les civilisations meurent, tout rentre dans le mécanisme de la saturation, bien décrit par le sociologue P. Sorokin. Cela on le sait. Il est une question plus intéressante: qu'est-ce qui fait que la vie perdure? Le début de la réponse pourrait justement se trouver dans la perspective héraclitéenne ou nietzschéenne: la destruction est en même temps construction. Si la tradition d'homogénéisation classique se sature, d'elle-même, par indifférence ou sous les coups de l'intrusion de l'étrange, c'est parce que ses effets utiles ont fait leur temps. Dès lors, l'équilibre qu'elle avait su mettre en place cesse. Cet équilibre s'était fait au détriment de ce que l'on peut résumer par le mot différence. Il faut maintenant voir comment ce "tiers", structure anthropologique, peut s'intégrer dans un nouvel équilibre. En effet, dans la logique de notre argumentation, et en référence à de nombreuses situations historiques, on peut postuler un équilibre qui puisse reposer sur l'hétérogène, sur l'éclatement. Pour reprendre un balancement que j'ai déjà utilisé: à l'Unité peut succéder l'unicité.

          L'équilibre de l'hétérogénéité propre à l'imaginaire, harmonie conflictuelle s'il en est, repose sur l'interdépendance entre les divers éléments du cosmos, micro et macro, tout comme sur celle qui est à l'oeuvre au sein de la personne elle-même. C'est le feed-back généralisé. Incompréhensible dans une perspective mécaniste, cet équilibre trouve sa place dans une perspective organique, où tout et tous se "tiennent".

          Pour employer un concept de la philosophie allemande, la prise en compte de la différence, et les modèles de parité, de réversibilité que cela induit, renverraient à une "régulation spontanée" (Naturwüchsig). On retrouve ici le vitalisme dont il a été fait état plus haut. À l'encontre de périodes qui vont accentuer l'activité rationnelle, cette régulation serait le fait de celles qui ont plus confiance dans la souveraineté intrinsèque de chaque ensemble. Ces ensembles, à la suite d'essais-erreurs et de démarches chaotiques, sauront trouver un ajustement entre leurs objectifs et leurs manières d'être différenciés. Ainsi, paradoxalement, le tiers peut trouver plus facilement sa place dans un type de société qui ne dénie pas a priori la dimension conflictuelle de l'existence en son entier.

          La régulation réciproque, que l'on peut voir en oeuvre dans l'imaginaire social est une constante humaine, une structure anthropologique que l'on retrouve dans tous les grands groupes socioculturels. C'est ce qu'a bien fait ressortir G. Dumézil, c'est ce que la physique moderne a redécouvert à sa façon: la Relativité générale de Einstein en est le témoin. En chacun de ces grands groupes on retrouve un polythéisme certain, qu'il soit affirmé ou plus ou moins caché. Même quand il y a monovalence apparente d'une valeur (d'un dieu), on trouve toujours une valeur ou plusieurs valeurs alternatives, en mezzovoce, qui ne manque pas d'agir dans la structuration sociale et dans son équilibre: ainsi, ce seront par exemple la multitude des mouvements hérésiarques au sein de la rigide Chrétienté médiévale, ou même le hassidisme populaire qui taraudera l'intransigeant monothéisme mosaïque[4].

          À l'image de la chimie, on peut dire que tout est affaire de combinaison: par association différenciée des éléments on obtient tel ou tel corps spécifique, mais à partir d'un changement minime, ou en fonction du déplacement d'un élément, l'ensemble peut changer de forme. C'est ainsi, en fin de compte, que s'opère le passage d'un équilibre à un autre. C'est dans le cadre d'une telle combinatoire que l'on peut apprécier le rôle du tiers, ce chiffre "trois", comme métaphore d'une sensibilité imaginale, constituant du donné mondain. Références historiques, théoriques ou anecdotiques, on pourrait trouver une quantité d'illustrations qui montrerait que la prise en compte du pluriel correspond toujours à un moment fondateur, un moment de culture. Par contre, l'affaiblissement de la culture en civilisation, tend à favorise le rétrécissement sur l'Unité, à susciter la peur de l'Etrange, de l'hétérogène. Une autre idée force est de postuler que l'effervescence, induite par le tiers, est corrélative d'une accentuation du banal qui se conforte du jeu de la différence qu'il sait bénéfique à tout un chacun. Les images religieuses, mystiques, sont à cet égard éclairantes, car elles rappellent, et incarnent tant bien que mal au quotidien, cette utopie collective, cet imaginaire d'une communauté céleste où "nous serons tous identiques et différents. Comme sont identiques et différents tous les points d'une circonférence par rapport à son centre" (Lacarrière, 1975, p54).

          On le voit cette réflexion allusive et métaphorique n'est pas sans rapport avec la réalité contemporaine; je l'ai indiqué à chaque tournant de l'analyse. La création imaginale qui s'esquisse sous nos yeux se fonde, avec plus ou moins de force suivant les situations, sur l'antique antagonisme du statique et du dynamique. Comme dans tout passage d'une combinatoire à une autre, cela ne va pas sans crainte et tremblement, même de la part des observateurs qui restent également protagonistes sociaux. Mais si nous savons faire oeuvre de lucidité ce qui - hors de toute attitude judicative - est notre seule exigence, nous saurons reconnaître pour paraphraser Walter Benjamin qu'il "n'est aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie". Ainsi l'imaginaire rappelle, à bon escient, qu'il est des moments où la vie n'a plus la régularité et la rationalité d'un programme politique. A ces moments, le rêve et la réalité ne font qu'un, le fantasme devient une création de l'esprit collectif, et crée à son tour cet esprit matérialisé qu'est tout acte créatif. Cette création imaginale n'a pas la consistance ni la solidité que voulait lui donner l'homo faber de la modernité, mais elle rappelle que, toujours et à nouveau, c'est du chaos illimité et indéfini que surgissent les formes nouvelles.

Michel Maffesoli

Notes:
1.- Sur la mythologie du progrès, je renvoie à mon livre, Maffesoli (M.) La Violence Totalitaire, (1979) Desclee de Brouwer 1999. Sur le "faire" et la soirée de Tübingen, cf. Safranski R. (1990, p164).
2.- A titre d'exemple sur les contradictions des "organisations dites dualistes" cf. Lévi-strauss C. (1974, p179); également Dumézil G. (1941) et Durand G. (1981, 83-84) - et l'expérience psychologique dont parle Watzlawick P. (1978, p90).
3.- Sur le triadisme à partir d'une vision symboliste, voir Durand G. (1984, p90), voir aussi Maffesoli M. (1996).
4.- Cf. les exemples que donne en ce sens Durand G. (1981, p143 et notes). Sur Einstein et la Relativité générale, voir Charon J.E. (1977, p56).

Références bibliographiques:

Berque (A.), Le Sauvage et l'artifice, Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, (1986), 1998.

Charon (J.E.), L'Esprit, cet inconnu, Paris, Albin Michel, 1977.

Dumézil (G.), Jupiter, Mars, Quirinus, Paris, Gallimard, 1941.

Durand (G.), Beaux Arts et archétypes, Paris, PUF, 1989.

Durand (G.), L'Ame tigrée, les pluriels de psyché, Paris, Denoël-médiation, 1981.

Durand (G.), La Foi du Cordonnier, Paris, Denoël, 1984.

Durand (G.), Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, (1960), Dunod, 1985.

Freund (J.), Sociologie du conflit, Paris, PUF, 1983.

Lacarrière (J.), L'été grec, Paris, Plon, Terre humaine, 1975.

Lévi-strauss (C.), Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974.

Maffesoli (M.) La Violence Totalitaire, (1979) Desclee de Brouwer 1999.

Maffesoli (M.) Au creux des apparences, pour une éthique de l'esthétique, Paris, Plon, 1990.

Maffesoli (M.), Éloge de la Raison Sensible, Paris, Grasset 1996.

Maffesoli (M.), L'Ombre de Dionysos, Contribution à une sociologie de l'orgie, (1982), 3e ed., Paris, Le livre de poche, 1991.

Morin (E.), La nature de l'URSS, Paris, Fayard, 1983.

Safranski (R.), Shopenhauer et les années folles de la philosophie, Paris, PUF, 1990.

Schipper (K.), Le Corps taoïste, Paris, Fayard, 1982.

Simmel (G.), La Tragédie de la culture, Paris, Rivages, 1988.

Watzlawick (P.), La réalité de la réalité, Paris, Seuil, 1978.

Wölfflin (H.), Principes fondamentaux des l'histoire de l'art, rééd. G. Montford, 1986.


Notice:
Maffesoli, Michel. "Imaginaire et plurialité", Esprit critique, Printemps 2003, Vol.05, No.02, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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