Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Hiver 2003 - Vol.05, No.01
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Dossier thématique
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Article
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La Validation des acquis de l'expérience (VAE) à l'intersection de la formation professionnelle continue et de l'éducation permanente
Par Gilles Pinte

Résumé:
La validation des acquis de l'expérience (VAE) mise en avant dans la loi de modernisation sociale, votée le 19 décembre 2001 fait naître la possibilité pour toute personne qui a une activité professionnelle, salariée, non-salariée ou bénévole depuis 3 ans de se voir faire reconnaître son expérience. Ces personnes pourront demander la validation de leurs acquis pour l'obtention d'une partie ou de la totalité d'un diplôme ou d'un titre délivré par un établissement d'enseignement supérieur. La VAE interroge dans sa conception et ses pratiques la gestion des ressources humaines, les problématiques d'orientation et les dispositifs de formation continue. Certains voient la VAE comme une nouvelle pratique venant compléter un dispositif de formation continue; d'autres la considèrent comme un palliatif à une formation continue devenue obligatoire et ne répondant pas toujours aux objectifs sociaux, politiques, économiques qu'on lui assigne. La VAE pourrait devenir, si elle est bien conçue et si on lui donne l'ambition d'articuler sphère du travail et sphère de l'éducation, une façon pour les individus de concilier projets professionnels, projets sociaux et projets personnels et familiaux.

Auteur:
Gilles Pinte. Enseignant-chercheur en sciences de l'éducation à l'Université Catholique de l'Ouest / Bretagne-Sud. Chercheur au Centre d'études et de recherche sur les pratiques et politiques éducatives de l'Université de Rennes 2. Membre du GEHFA (Groupe d'études sur l'histoire de la formation des adultes).


La VAE comme reconnaissance d'apprentissages non formels

          La validation des acquis de l'expérience (VAE) a d'abord été conçue comme un moyen de permettre l'accès à la formation continue pour des individus qui n'avaient pas les diplômes pré-requis. Elle a été pensée et instrumentée comme une aide à l'accès aux dispositifs de formation initiale ou continue. Elle trouve son origine aux Etats-Unis dans les années quarante lors du retour à la vie civile des militaires américains qui avaient acquis une qualification militaire. Son objectif visait à la fois la reconversion professionnelle et la réinsertion sociale. Le système s'est ensuite généralisé aux autres adultes dans les années soixante et soixante-dix. Dans le milieu universitaire, la validation des acquis de l'expérience trouve sa traduction en 1935 à l'Université de Montréal: bon nombre de professeurs ne possèdent pas de doctorats. Des facilités d'accès au statut d'universitaire leur sont accordées après dix ans ou quinze ans d'ancienneté. Conçue dans un objectif plus élitiste, l'attribution d'un doctorat honoris causa par l'université représente aujourd'hui une autre forme de validation des acquis de l'expérience.

          La VAE qui fait suite et complète la Validation des acquis professionnels (VAP) suit également, voire accompagne, le modèle de management des ressources humaines attaché au modèle de la compétence (Zarifian, 1988). Elle doit aider les individus à construire des projets professionnels et sociaux dans une économie marquée par des évolutions technologiques rapides qui demande une mobilité accrue de la part des salariés.

          Le développement actuel de la négociation sur la validation des acquis de l'expérience, pour être efficient, devrait être double: les modalités de validation doivent être traitées mais aussi et surtout les modalités de la reconnaissance sous toutes ses formes. La rémunération en constitue une base importante, mais il importe aussi de traiter de la transférabilité de cette reconnaissance d'une entreprise à une autre, d'une branche à une autre... Les transferts de droits, de branche à branche et d'entreprises à entreprises, touchant la retraite ou la sécurité sociale sont depuis longtemps une réalité évidente.

          Les développements apportés à la validation des acquis en décembre 2001 sont le fruit d'une lente maturation d'un concept; celui de faire valider et de faire reconnaître l'acquisition de compétences professionnelles, sociales, techniques ou comportementales. La VAE répond à plusieurs objectifs:

  • permettre aux actifs de développer ou de mettre à niveau leurs compétences dans une économie en perpétuel changement où la mobilité professionnelle horizontale ou verticale est forte,
  • valoriser les individus qui ont "appris en faisant" au détriment de l'acquisition de savoirs généraux ou théoriques,
  • restreindre l'importance du diplôme utilisé comme un filtre dans un marché du travail caractérisé depuis les années soixante-dix par une rareté de la demande.

          Il est intéressant de noter que la loi sur la VAE arrive à un moment où les négociations sur la formation professionnelle continue sont bloquées et à un moment où il est avéré que le système de formation continue français fonctionne mal et qu'il est très inégalitaire. Les différentes études qui ont été faites sur le sujet depuis la mission De Virville jusqu'aux travaux du Céreq (Centre d'études et de recherches sur les qualifications) mettent en évidence, pour la France, les faits suivants:

  • la formation professionnelle continue a bénéficié en 1999 à 3,5 millions d'actifs;
  • 140 milliards de Francs sont engagés chaque année, soit 2% du PIB, ce qui place la France au deuxième rang mondial des pays qui investissent dans la formation des adultes;
  • il existe sur ce marché 600 organismes collecteurs, 37 000 organismes de formation et 1 700 titres et diplômes homologués;
  • 50% des cadres et techniciens ont accès à la formation continue contre 27% pour les ouvriers qualifiés et 17% pour les ouvriers non qualifiés;
  • plus de 45% des bénéficiaires travaillent dans des entreprises de plus de 500 salariés, 8% dans celles de 10 à 20 salariés;
  • enfin, 9 millions de personnes ont participé à au moins une formation entre janvier 1999 et février 2000, soit 28% des individus de moins de 65 ans sortis du système scolaire. A 87%, les formations suivies ont été déterminées par des objectifs professionnels. Un quart des formations à visée professionnelle suivies par les salariés le sont, pour tout ou partie, sur leur temps libre.

          Le système est également jugé peu transparent dans son financement et son organisation. Nous pouvons même affirmer que la formation professionnelle continue favorise les écarts entre les entreprises les plus performantes et les autres.

          La mise en place d'un réel dispositif de validation des acquis de l'expérience permettrait de compléter le dispositif de formation continue en le rendant plus souple et moins scolaire. Certains y voient également le moyen de battre en brèche le monopole de l'entreprise sur la formation continue comme seul moyen palliatif à l'Education nationale d'acquisition de compétences validées et reconnues. La loi de 1971 a en effet permis la reconnaissance du rôle de l'entreprise comme lieu de formation mais a exclu de facto les autres formes d'éducation des adultes par l'absence de financement. Pourtant, chaque année environ 800 000 personnes suivent des formations qualifiantes ou diplômantes dans des conditions financières étrangères à la loi de 1971 (Nallet, 1991). De plus, les inégalités d'accès au dispositif de formation continue ont redonné sens à la recherche d'une troisième voie qui donne plus d'importance aux parcours individuels, aux différents lieux de formation des adultes (lieux formels et informels) et aux différents temps de la vie adulte.

La formation des adultes ballottée entre la sphère du travail et la sphère de l'éducation

          Le dispositif de formation des adultes est un lieu de tension et de confrontation entre deux sphères et deux finalités (Palazzeschi, 1998). La sphère du travail pour la formation continue porte des finalités propres à l'entreprise: l'adaptation au poste de travail, l'amélioration de la productivité... Ce monde est celui de l'activité économique de l'individu. La formation y est conçue comme un investissement de court ou moyen terme. Les finalités visées sont avant tout celles de l'organisation ou de l'entreprise. Il s'agit d'améliorer la productivité du travail, de permettre à des actifs demandeurs d'emplois ou salariés d'acquérir une qualification, d'accompagner des évolutions inhérentes aux variations de l'environnement économique ou technologique, d'accompagner la mobilité verticale ou horizontale des actifs. Dans ce monde, la formation est décidée, gérée, par l'entreprise. Ce sont les services de ressources humaines qui instrumentalisent et "ingénierisent" la formation depuis l'analyse des besoins jusqu'à l'évaluation de la formation. La contrepartie pour le salarié ou le demandeur d'emploi résidait, jusqu'à la crise économique, dans la promotion professionnelle ou l'insertion professionnelle. Depuis les années quatre-vingt, la formation a pour fonction de maintenir ou de renforcer l'employabilité du salarié ou du demandeur d'emploi.

          La sphère de l'éducation porte des finalités de citoyenneté, de développement personnel, de contribution au développement de la démocratie. Ce monde se caractérise par l'importance donnée au développement de l'individu inséré dans la société. Le monde de l'éducation a pour objectif de pallier les inégalités sociales du départ et d'offrir une "seconde chance". Un autre objectif est aussi de construire ou de développer une société plus ouverte et plus intégratrice. La promotion professionnelle y est acceptée en tant qu'elle contribue à davantage de promotion sociale. Le monde de l'éducation est celui du moyen et du long termes. Le congé individuel de formation (CIF) est représentatif de cette triade sociale, professionnelle et temporelle: ce dispositif a été conçu pour permettre à l'individu de se former sur une longue durée en le laissant libre de choisir une formation censée l'amener à se développer socialement et/ou professionnellement; l'identité professionnelle constituant une part importante de l'identité personnelle et sociale Il a aussi été pensé pour permettre une réorientation professionnelle. Le monde de l'éducation relève de plusieurs institutions et mouvements plus ou moins constitués et laisse place également à l'autoformation ou l'écoformation (Pineau, 1997). L'histoire du monde de l'éducation post-scolaire est riche d'expériences: universités populaires du début du XXe siècle, formation syndicale, éducation populaire portée par différents mouvements confessionnels ou laïques, réseaux associatifs.

          L'histoire de l'éducation et de la formation des adultes montre que certaines périodes ont donné davantage d'importance à l'une ou l'autre de ces conceptions.

          Si la loi de 1971 n'a pas fait la part des choses entre l'éducation permanente et la formation professionnelle continue[1], c'est pourtant la sphère du travail qui s'est développée en réussissant à instrumenter la formation professionnelle continue. Le système fonctionne mais est jugé par les observateurs comme étant insuffisant (ceux qui en profitent sont déjà ceux qui sont les mieux formés). D'où la nécessité d'instrumenter l'éducation permanente. La validation des acquis de l'expérience peut donc être envisagée comme le moyen de faire renaître l'éducation permanente en tant que pratique instrumentée qui donne une conception plus large de la formation des adultes, moins orientée sur le court terme et les besoins de l'entreprise, mêmes si ceux-ci ne sont pas exclus.

          La VAE peut donc être perçue comme une passerelle entre la sphère de l'éducation et la sphère du travail.

La validation des acquis de l'expérience comme moyen d'articuler plusieurs projets

          Dans leur dernier livre qui a pour thème une analyse socio-historique de l'évolution du capitalisme, Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999) développent une nouvelle cité qui caractérise le stade actuel du capitalisme: la cité par projets. Pour ces auteurs, le capitalisme devient un capitalisme de projet. Les entreprises et les salariés performants sont ceux qui inscrivent leurs actions dans des projets de tous ordres: professionnels, familiaux, sociaux... La cité du projet, développée par Boltanski et Chiapello, passe par la conception de réseau: "La récupération du terme de réseau s'est opérée à la faveur d'une conjonction historique particulière, marquée notamment par le développement des réseaux informatiques ouvrant des possibilités de travail et de collaboration à distance, mais en temps réel, et par la recherche, dans les sciences sociales de concepts pour identifier des structures faiblement, voire pas du tout, hiérarchiques, souples et non limitées par des frontières tracées à priori.(...) Dans un monde réticulaire, la vie sociale est faite dorénavant d'une multiplication de rencontres et de connexions temporaires, mais réactivables, à des groupes divers, opérées à des distances sociales, professionnelles, géographiques, culturelles éventuellement très grandes. Le projet est l'occasion et le prétexte de la connexion." (p.156). Dans un tel monde, la grandeur se caractérise par la capacité pour un individu à développer des relations avec d'autres, à avoir la capacité de créer ou d'intégrer un réseau mais aussi à savoir rebondir sur un nouveau projet après la fin d'un précédent, voire même avant la fin du projet alors que ses chances de retrouver un emploi sont plus fortes lorsque l'on est toujours en activité. C'est en fait l'activité qui est la valeur référente de cité du projet. Cependant, les auteurs précisent qu'"à la différence de ce que l'on constate dans la cité industrielle, où l'activité se confond avec le travail et où les actifs sont par excellence ceux qui disposent d'un travail salarié stable et productif, l'activité dans la cité par projets, surmonte les oppositions du travail et du non-travail, du stable et de l'instable, du salariat et du non-salarié, de l'intéressement et du bénévolat, de ce qui est évaluable en terme de productivité et de ce qui, n'étant pas mesurable, échappe à toute évaluation comptable" (Boltanski et Chiapello, 1999, p. 165). La vie devient pour les individus la gestion d'un ensemble de compétences que chacun gère pour son propre compte. L'activité nécessite de s'intégrer dans des réseaux pour participer à des projets. Le développement personnel de l'individu et le maintien de son employabilité dépendent de sa capacité à vivre dans un réseau, à le développer et à l'élargir lorsqu'un projet a été réalisé. Après avoir défini la notion de grandeur, c'est-à-dire de valeur, dans ce monde, les auteurs définissent la notion de petit: "La rigidité qui, étant le contraire de la flexibilité, constitue dans ce monde le défaut principal des petits, peut avoir différentes origines. Elle peut dériver de l'attachement à un seul projet qu'il est impossible de lâcher quand se présente un projet nouveau ou encore de l'attachement à un lieu qui, en rendant immobile et en enracinant dans le local, enferme le petit dans le cercle des liens déjà frayés et l'empêche de faire de nouvelles connexions. Elle peut enfin trouver son principe dans une préférence pour la sécurité même au prix de l'autonomie. Aussi, celui qui a un statut est quelqu'un qui n'est pas mobile" (Boltanski et Chiapello, 1999, p. 179).

          Bien entendu cette situation est idéale-typique, mais elle suscite deux réflexions. Si notre système économique prend cette tournure (il s'agira alors de l'accompagner juridiquement comme le propose Boissonnat (1995) avec son contrat d'activité), la validation des acquis de l'expérience devient le système le plus souple et le plus efficace pour certifier les compétences des individus acquises dans un contexte professionnel, social ou familial... De plus, la validation des acquis de l'expérience ne fait pas directement référence à la formation puisque l'acquisition et le développement de compétences peuvent être la résultante d'un apprentissage expérientiel.

Quelques questions qui restent en suspens même après la parution des premiers décrets d'application

          La première conséquence de la mise en place d'une VAE en France sera de redessiner les rapports entre la forme traditionnelle de certification sociale, le diplôme, et une nouvelle, le savoir en action. C'est toute une réflexion sur le savoir qui émerge. Ce bouleversement quant à la nature de ce que l'on certifie (savoir académique versus savoir en action) pose le problème de la façon dont on va instrumenter les modalités de validation des connaissances: les diplômes de la formation initiale reconnaissent par la validation des savoirs un potentiel à développer des savoir-faire; la VAE a une fonction d'enregistrements de savoirs et de savoir-faire. On a bien deux logiques: une a priori et une autre a posteriori.

          La validation ou la reconnaissance des acquis pose également le problème de savoir qui sera habilité à certifier socialement les compétences. La culture française de tension entre système productif et système éducatif ne va pas faciliter le processus et porte le risque de laisser à l'état de voeu pieux toute décision en matière de validation des acquis de l'expérience. L'Etat a en France le monopole de la collation des grades. Si la validation des acquis de l'expérience reste dans le giron du système éducatif, le risque est réel de voir des blocages apparaître. La VAE deviendrait alors une deuxième voie dévalorisée par rapport aux filières classiques diplômantes.

          Du côté de l'entreprise, il va être intéressant de savoir quel sera l'avenir des Certificats de qualification professionnelle (CQP) qui ont été mis en place par les syndicats d'employeurs et de salariés et qui se veulent certifier et reconnaître au sein d'une branche professionnelle des compétences détaillées) face aux diplômes traditionnels émis principalement par le ministère de l'Education nationale. Nous pouvons simplement dire pour lemoment que les CQP ne font pas l'objet d'une reconnaissance mutuelle de branche à branche et que leur transférabilité d'une branche à une autre n'est pour le moment pas assurée.

          La mise en place d'un système général de validation des acquis de l'expérience, pour être efficace et éviter le risque de création d'un système de certification au rabais, doit regrouper des acteurs sociaux différents. Aux Etats-Unis, le Council for Adult and Experiential Learning, organisme indépendant et fer de lance de la validation des acquis, regroupe des écoles et des universités, des représentants du gouvernement fédéral, des entreprises et des syndicats de salariés, des membres individuels, des fondations...

          La validation des acquis de l'expérience ne signifie pas forcément qu'il y aura reconnaissance sociale, financière par l'entreprise dans une société où, malgré les critiques récurrentes sur les diplômes, le parchemin scolaire ou universitaire reste encore le sésame de l'intégration et de la promotion sociale et professionnelle, même si celui-ci est de moins en moins connecté au salaire offert. L'instrumentation de la validation des acquis est déjà une pratique ancienne initiée par des institutions diverses (organismes privés, établissements publics relevant du ministère du Travail ou de l'Education nationale, Centres de bilans de compétences). Malgré cela, cette validation reste socialement encore peu reconnue. Elle n'a, en tout cas, pas la même reconnaissance en France qu'en Amérique du Nord, que ce soit dans l'entreprise ou dans les institutions de formation.

          Comme pour le dispositif de formation continue, le danger de l'"usine à gaz" guette la validation des acquis de l'expérience. Bernard Liétard (1997) parle de "maquis des acquis". Il y a en effet un risque d'instrumentation des procédures par plusieurs institutions, qui passé un stade, aurait pour conséquence de brouiller l'ensemble du dispositif et de rendre caduque la transférabilité des reconnaissances. Pire, la complexité du dispositif accroîtrait les inégalités dans la mesure où les plus diplômés et formés utiliseraient ce dispositif dans un objectif de changement de trajectoire professionnelle.

          Les enjeux sociaux sont également incertains, malgré la promesse libérale d'un monde où les individus seront de plus en plus autonomes et responsables. Nous passons d'un monde où la qualification et l'acquisition de compétences passent du champ collectif au champ individuel. Chacun est maintenant chargé d'entretenir et de développer ses propres compétences au risque de tomber dans une déchéance d'abord professionnelle puis sociale. Les raisons de cette déchéance ne seront plus à rechercher dans le contexte social du moment mais dans des parcours plus ou moins bien menés individuellement, puisque chacun devient le "manager" de sa propre vie. Le discours des tenants de la notion de compétence est souvent très simpliste. Le découpage d'activités en compétences professionnelles s'apparente parfois à une nouvelle forme de taylorisme. Reconnaître et valider des compétences est difficile: découper des compétences de savoir-faire et les isoler d'un acte de travail risque de les dénaturer. Selon Collins (1983, p.178), les compétences deviennent artificielles lorsqu'elles sont isolées de l'acte réel d'exécution. Le découpage de la compétence risque aussi de réduire ou de caricaturer les apports de toute activité humaine. De plus l'activité professionnelle ne se résume pas à l'exécution d'une série de gestes programmés.

          Certains considèrent également, dans les milieux éducatifs, la VAE comme un cheval de Troie ayant pour objectif de contribuer à dévaloriser le poids des diplômes. Des freins à la validation des acquis ont été ressentis dans tous les pays qui ont ouvert ce dossier: freins de l'Etat parfois, freins du système scolaire, freins des enseignants eux-mêmes ou des formateurs qui voient leur rôle évoluer et passer de la transmission de savoirs à l'accompagnement. Cela pose la question du passage d'un système d'éducation normatif, centralisé et collectif à un autre plus souple et individualisé. La VAE relance la conception de l'éducation permanente par le fait qu'elle reconnaît l'apprentissage à travers la vie quotidienne. Le passage dans un centre de formation a pour objectif de développer une pratique réflexive visant à transformer l'expérience en savoirs et savoir-faire. Le formateur devient, dans ce cadre, un accompagnant.

La VAE: une (r)évolution culturelle qui reste à appliquer

          Tout le monde reconnaît que l'expérience est productrice de savoirs depuis de millénaires. La question récurrente est celle de sa validation et de sa reconnaissance sociale. Le fait d'intégrer à la négociation actuelle sur la formation professionnelle continue la validation des acquis de l'expérience peut être analysé comme une véritable révolution culturelle. Cela signifie que le dispositif de formation continue n'est pas le seul moyen pour maintenir et accroître ses compétences. C'est reconnaître d'autres champs de développement personnel et social que l'entreprise, si elle le souhaite, peut mobiliser. La place de la VAE est donc paradoxale dans notre société: ainsi, on considère qu'il faudra de plus en plus naviguer entre le travail et la formation dans nos sociétés technologiques en pleine mutation et pourtant le dossier sur la validation des acquis était resté secondaire dans les négociations sociales.

          Quoi qu'il en soit, la validation des acquis de l'expérience représente un outil intéressant pour favoriser le passage et les allers-retours entre la formation et le travail en intégrant l'ensemble des temps sociaux de l'individu: le développement des procédures de validation des acquis signifie à terme la reconnaissance de mécanismes d'apprentissages propres à différentes activités professionnelles ou sociales, voire familiales, à différents lieux (l'école, le travail, l'environnement social et familial...), à différents processus d'apprentissage (l'autoformation, l'écoformation).

          La VAE répond aussi à l'évolution du travail: les temps de travail et les autres temps sociaux sont de plus en plus imbriqués. La VAE est le système qui prend le mieux en compte cette évolution en permettant et valorisant les brassages entre les différents temps sociaux.

          La VAE répond vraiment à l'esprit et à la philosophie de l'éducation permanente. Elle répond à la définition d'une éducation jamais achevée laissant à l'individu des temporalités différentes d'apprentissage. Elle permet également la perméabilité des temps de vie et des temps de travail.

          De plus en plus de jeunes sortent des systèmes de formation sans qualification. Les phénomènes de décrochage (drop out) sont particulièrement aigus au Québec et commencent à poindre en France. Développer les procédures de validation permettra de mieux accueillir ces jeunes lorsqu'ils reviendront en formation continue et de leur offrir des programmes qui prennent en compte leur expérience.

          Reconnaître les acquis de l'expérience représente aussi un formidable moyen de motivation et de mise en confiance des adultes en formation continue; les individus valorisant leur propre parcours comme producteur de savoir.

          Les enjeux politiques de la validation des acquis sont forts dans une société qui progressivement s'oriente vers une libéralisation du marché des compétences. La VAE reste peut-être la dernière chance de donner du sens au slogan européen d'"éducation et formation [nouvelle désignation - qui d'ailleurs n'est pas neutre] tout au long de la vie" sans tomber dans l'interprétation "d'école à perpétuité".

Gilles Pinte

Notes:
1.- Le titre de la loi de 1971 fait mention du terme d'éducation permanente et de formation professionnelle continue sans en préciser les définitions.

Références bibliographiques:

Boltanski, L. et Chiapello, E. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme. Paris: Gallimard.

Collins, M. (1983). "A Critical Analysis of Competency-Based Systems in Adult Education". Adult Education Quaterly, 33, p.174-183.

Liétard, B. (1997). "Se reconnaître dans le maquis des acquis". Dans: Education permanente, no133, p. 65-74.

Liétard, B. (1999). "La reconnaissance des acquis, un nouvel espace de formation?" Dans: Carré P., Caspar P. Traité des sciences et des techniques de la formation. Paris: Dunod, p. 453-470.

De Virville, M. (1996). Le rapport de Virville. Dans: Actualité de la formation permanente, no 145. Paris: Inffo, p.6-10.

Nallet, J-F. (1991). Le droit de la formation: une construction juridique fondatrice. Formation Emploi no34. Paris: La Documentation française.

Palazzeschi, Y. (1998). Introduction à une sociologie de la formation des adultes. Paris: L'harmattan.

Pineau, G., Liétard, B, Chaput, M. (1997). Reconnaître les acquis. Démarches d'exploration personnalisée. Paris: L'Harmattan.

Pinte, G. (2002). "La VAE comme point de rencontre entre deux conceptions de la formation des adultes qui se sont opposées à travers l'histoire: la formation professionnelle continue et l'éducation permanente". Education Permanente, no150, p. 95-106.

Schwartz, B. (1994). Moderniser sans exclure. Paris: La Découverte.

Zarifian(1988). Le modèle de la compétence, in Stankiewick dir.: "Les stratégies d'entreprises face aux ressources humaines: l'après-taylorisme", éditions Economica.

Boissonnat, J. (dir.). (1995). Le travail dans 20 ans. Paris: Editions Odile Jacob.


Notice:
Pinte, Gilles. "La Validation des acquis de l'expérience (VAE) à l'intersection de la formation professionnelle continue et de l'éducation permanente", Esprit critique, Hiver 2003, Vol.05, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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