Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.12 - Décembre 2002
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Editorial
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Le sociologue du futur
Par Jean-François Marcotte

     Je me suis levé un matin en me posant une drôle de question... Quel sera le rôle du sociologue dans la société du futur! Je me suis imaginé pour un instant quelques siècles plus tard. À l'aide d'images actuelles du futur, je me suis demandé où serait le sociologue dans des temps imaginés comme dans les films Star Trek ou Star Wars. Ces images destinées à divertir situent souvent la trame autour d'un courageux capitaine ou de rebelles en lutte contre une dictature oppressive. Mais, hors de l'écran, où est donc le sociologue? Le sociologue du futur a-t-il aussi un pistolet laser? Imaginer cet être du futur est un exercice hasardeux, mais je crois qu'il n'est pas sans intérêt...

     La première question à se poser est: est-ce que la sociologie existera dans mille ans? Qui peut le savoir? On peut même se demander si l'espèce humaine arrivera à subsister jusque là! Disons que si la discipline arrive à maintenir sa notoriété tout ce temps, il est fort probable que l'humanité continuera à exister au sein de rapports dit sociaux. Et si l'humanité persiste à travers des rapports sociaux, il y aura probablement encore une place pour un sociologue du futur! Certes, les transformations culturelles auront largement modifié la façon d'entretenir ces relations, mais je crois que l'on peut postuler qu'elles demeureront.

     La sociologie aura certainement des missions nouvelles, que les conflits actuels suggèrent déjà. Plusieurs conflits d'actualité, de toutes natures, ont un point en commun. En effet, que l'on parle de réchauffement de la planète, de conflits militaires ou d'alimentation, la survie de l'être humain est toujours en cause. Le sociologue ne serait-il pas la personne la mieux placée pour comprendre les impacts de tels conflits et aussi celle la mieux placée pour proposer des façons de surmonter ces problèmes. Sa plus importante mission dans le prochain millénaire sera certainement celle de conseillère en mesure pour éviter l'extinction de l'humanité. Si la sociologie retrouvait au cours des prochains siècles cette légitimité pour conseiller les dirigeants de l'humanité, et que les sociologues étaient préparés à analyser ce type de phénomènes, je crois qu'il pourrait ajouter ses recommandations pour favoriser le développement de rapports sociaux contribuant à un meilleur essor de l'humanité.

     Même au-delà des conflits, la gestion de certains aspects de la production et de la reproduction de nos sociétés pourrait être éclairéé par la sociologie de demain. Comment gère-t-on une société lorsque l'air pur n'est pas disponible pour tous les citoyens? Comment gère-t-on une société quand elle est atteinte d'un taux de chômage de 90% si des machines robotisées s'occupent de toutes les tâches manuelles? Comment prépare-t-on une élection si 99% des citoyens vivent la plus grande partie de leur temps dans des sociétés virtuelles?

     Dans mon questionnement somnolent de ce matin-là, j'avais imaginé une expédition humaine vers une galaxie lointaine. On peut imaginer qu'une telle expédition de mille ans demande toute une préparation! Que faut-il emporter avant de partir: un vaisseau spatial haute technologie, une population de 10000 personnes, des moyens autonomes pour produire la nourriture, l'air et l'eau, des moyens de réparer l'appareil, mais quoi encore? Comment planifier socialement une expédition de mille ans vers une galaxie lointaine? On peut présumer qu'il faudra des médecins pour soigner les passagers, mais qu'arrivera-t-il au bout de cent ans lors de son décès? Il faudra donc des médecins et des professeurs de médecine pour former les prochains médecins. Qu'arrivera-t-il si le médecin se casse un bras ou s'il souhaite se recycler dans le domaine des arts? Qu'arrivera-t-il si l'historien mandaté pour maintenir le souvenir de la Terre décède? Qu'arrivera-t-il à la deuxième et troisième générations lorsque des enfants n'ayant jamais vu la terre décideront de changer la trajectoire pour se détacher complètement de la Terre? Comment planifier la composition et l'organisation d'une société restreinte et auto-suffisante? Pardonnez mes extrapolations! Toutefois, si l'on considère que ces questions seront un jour posées, quelle discipline serait la plus appropriée pour se pencher sur de telles questions, si ce n'est la sociologie? Ces questions ne se poseront peut-être jamais, mais d'autres questions du même ordre se poseront.

     Il serait dérisoire d'affirmer que la sociologie actuelle a les réponses à des questions de cet ordre. Mais si on revient à notre sociologie actuelle, on peut voir que nous n'avons visiblement pas pris un virage qui nous permettrait de résoudre ce genre de questions. D'une part, le sociologue craint toujours de s'exprimer sur les sujets d'actualité car il souhaite, et avec raison, prendre la distance épistémologique qui lui permet d'analyser les faits sociaux. D'autre part, la sociologie est si jeune qu'il me semble souvent que l'on n'ait jamais tenté de résoudre des énigmes sociales à la lumière des apprentissages de la sociologie des siècles passés. Le bagage accumulé par la sociologie permettrait pourtant des actualisations intéressantes par rapport aux faits sociaux actuels. Les vieilles explications sont trop vieilles pour expliquer les faits actuels et le sociologue ne peut se prononcer sur les faits sociaux d'aujourd'hui! Cela met donc le sociologue dans un vide complet pour son intervention! Ainsi, il faudra au moins réviser le bagage acquis après quelques siècles de sociologie pour en retirer des outils d'intervention pour les conflits d'aujourd'hui.

     Alors, comment le sociologue peut-il agir sur sa société? D'accord, son influence se produit graduellement par l'influence des élites qui s'intéressent au sujet. Mais si le sociologue ne se médiatise pas et qu'il ne rend pas ses conclusions et recommandations accessibles, comment arrivera-t-il à influencer?

     Le sociologue doit commencer à définir ses outils d'intervention. Et pour ce faire, il devra les extraire de la sociologie classique et les ajuster à la lumière des récentes découvertes. Il nous faudrait un inventaire des processus et interventions qui ont fait leurs preuves pour résoudre certains problèmes sociaux. Il est évidemment question ici d'une sociologie appliquée, une sociologie d'intervention. Mais cela ne veut pas dire qu'il s'agisse d'une sociologie aveugle ou naïve. Cette sociologie pourrait proposer des grilles d'intervention et non des modèles d'action homogénéisants. Ces modèles devront aussi être accessibles aux décideurs, sans tomber dans le prêt-à-porter. Et pour rendre la sociologie accessible, il faut non seulement diffuser largement nos résultats de recherche, mais aussi apprendre à synthétiser et à vulgariser notre pensée. Pour la rendre appliquée, il faudra apprendre à conclure nos travaux en termes de recommandation pour l'action. Le sociologue ne fait plus qu'analyser les faits sociaux mais devient aussi un sociologue-conseiller. Enfin, il faudra s'ouvrir à l'interdisciplinarité. Si la sociologie éprouve de grandes lacunes à se moderniser, elle a tout intérêt à entamer le dialogue avec des disciplines voisines qui ont su s'actualiser.

     Qui peut savoir quel sera l'avenir de la sociologie ou même de l'humanité? Toutefois, je suis persuadé que le rôle du sociologue du futur sera celui de conseiller les décideurs sur des questions cruciales de survie de la communauté. Quand je parle de "survie", cela veut dire que la sociologie sera l'acolyte de l'action humaine et que le sociologue n'aura pas droit à l'erreur.

Jean-François Marcotte

Notice:
Marcotte, Jean-François. "Le sociologue du futur", Esprit critique, vol.04 no.12, Décembre, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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