Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.11 - Novembre 2002
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Un exercice d'altérité: conversation avec un résident européen au Maroc
Par Brahim Labari

Résumé:
L'analyse de l'entretien est un genre sociologique bien particulier surtout quand elle se rapporte au thème de l'altérité. Non seulement parce que cet exercice consiste à discerner les différentes perceptions de l'Autre, mais aussi dans la mesure où il se déploie autour des représentations sociales qui éclairent le présent du passé. Ainsi, le choix d'un résident français relatant sa perception du Maroc et des marocains permet-il de questionner l'imaginaire qui traverse encore aujourd'hui les rapports franco-marocains.


     Qu'un européen résidant au Maroc se livre ici à l'exercice de raconter son Maroc, les choses de sa vie, sa connaissance du pays dont il a choisi d'être l'hôte, ne devrait pas nous interpeller à regretter une quelconque condescendance, mais à analyser sociologiquement sa perception et ses curiosités marocaines. Cette invitation à solliciter le regard de l'Autre ne veut nullement dire faire l'économie de soumettre ses appréciations au feu de la critique sociologique. Elle ne doit pas non plus inciter à ranger cette posture dans la rubrique du relativisme culturel, ni à décrier l'européano-centrisme. Il s'agit avant toute chose de s'interroger sur les fondements et la construction des représentations sociales de notre interlocuteur. Que ce qui suit soit donc considéré comme "autre chose que de simples descriptions transformées en apologie, et de leçons de civisme transformées en dénonciations" (Geertz, 1977, p. 82).

     Qui est Dominique Loubatière? Que fait-il au Maroc? Quelle connaissance a-t-il du Maroc et de la culture marocaine? Quel regard porte-t-il sur les changements qui affectent la société marocaine? Quelles attaches a-t-il au Maroc?

     Dominique Loubatière est français, chef d'entreprise à Casablanca. Arrivé au Maroc en 1985, il est aujourd'hui marié à une marocaine et père d'un enfant. Par ailleurs, il assure des activités au sein de diverses associations marocaines et françaises dans le but de développer le partenariat économique et culturel entre les deux pays. Si la trajectoire de M. Loubatière a retenu mon attention, c'est parce qu'elle présente un cas à part, l'un des rares chefs d'entreprise européens à se prêter aussi spontanément à l'exercice de relater son Maroc. Sa carrière au Maroc se double d'une admiration pour ce pays: marié à une marocaine et père d'un enfant, il investit à Marrakech en y construisant un Riad[1], une sorte d'investissement affectif.

     Il faut en convenir: la question cruciale que pose la résidence de nombre d'européens au Maroc est essentiellement d'ordre économique. On ne parle guère de leur intégration, on les appréhende plutôt sous les traits d'investisseurs redoutables nécessaires à l'économie nationale et au développement de la société locale. Notre interlocuteur s'inscrit dans cette configuration.

     Après un premier entretien suffisamment riche en enseignements, j'ai gardé contact avec lui, et on a pu entreprendre ensemble "un exercice d'altérité". Certes, les marocains ne sont pas des martiens, mais leur attitude devant la vie et la vision qu'ils ont des choses sont plus aisément lisibles de la part d'un observateur "extérieur". Un regard extérieur permet précisément de faire part des curiosités et de les étaler ne serait-ce que benoîtement. Non seulement il est pertinent de demander à un européen de relater sa perception du Maroc et des marocains, mais la position de Loubatière s'apparente plus au statut de médiateur culturel et économique entre les deux sociétés. S'occupant de l'enfance marocaine abandonnée, il accompagne également de nouveaux venus européens à Casablanca pour faciliter leur intégration dans la société locale. Il s'implique également au travers d'un certain nombre d'associations en faveur des causes humanitaires ou culturelles.

     Cette ambivalence identitaire fait de lui un "démocrate", voire un cosmopolite, une sorte "d'homme-frontière" (Rosfelder, 1956) qui déteste les extrémismes et les garde-frontières. On peut risquer l'hypothèse de le considérer comme un marginal iconoclaste qui prête le flanc aux attaques de ces garde-frontières. Etant un Roumi[2] marié à une marocaine, il récolte, selon lui, la désapprobation des marocains, car comme dirait un humoriste chevronné "moi le Maghrébin je l'aime bien, c'est mon frère mais pas mon beau-frère!".

     Homme-frontière jusqu'à un certain point tout de même. A son corps défendant, M. Loubatière ne fait qu'entretenir un imaginaire social reconnaissable à l'ensemble des préjugés que d'autres européens font circuler sur le compte des maghrébins. Au cours de notre échange, ces préjugés brossés à grands traits se rapportent aux différents modes de gestion et d'aménagement des espaces par exemple (entretien de la saleté, négligence des règles de la vie en communauté, éducation "laxiste"...). De cet ordre de considérations, on peut peut-être faire et de la théorie sociologique et de la critique sociale, car la situation de face à face est le cas-type de l'interaction sociale. Dans cette situation, l'agent social négocie sa position dans le schéma de typification d'autrui. La proximité et l'éloignement des agents, qu'ils soient temporels ou spatiaux, leurs biographies, leurs systèmes de représentations, déterminent leurs langages et discours. Dominique Loubatière n'échappe pas à cette inamovible "loi" sociologique.

M. Loubatière, en tant que résident européen au Maroc, j'aimerais converser avec vous sur votre perception du Maroc et des marocains

     "Arrivé il y a une quinzaine d'années au Maroc dans un pays que j'aurais pu qualifier de sous-développé par rapport à aujourd'hui, tant les infrastructures, le réseau routier, la distribution d'électricité, l'assainissement, les services de téléphonie et fax étaient inexistants. Le parc automobile était totalement obsolète. En quinze ans, il s'est passé au Maroc des évolutions spectaculaires. Une explosion dans l'évolution de ces secteurs a permis au pays un développement plus harmonieux.

     Un exemple: en 1991, nous avons manqué totalement de courant électrique. Avis de coupure, par secteurs industriels, contraints de réduire les horaires de travail par manque d'énergie. Une volonté politique a permis en une année et demie de résoudre ce grand problème économique. La réaction des industriels a été immédiate, jamais le Maroc n'a acheté autant de groupes électrogènes à l'Europe pendant cette pénurie!

     Ma perception du Maroc est que c'est un paradis à quelques encablures de l'Europe pour certains privilégiés. Un paradis terrestre dont il faut savoir savourer les fruits, utiliser les compétences, en évitant de se faire absorber. Je considère le marocain de base comme un grand enfant qui, par sa façon d'être, sa façon de vivre, a beaucoup trop tendance à invoquer la fatalité, en oubliant le proverbe "aide-toi, le ciel t'aidera". Il te dit "demain il fera beau, demain il fera chaud"... Mais nous devons penser que nous travaillons pour l'Europe et devons devenir coûte que coûte beaucoup plus pragmatiques. La remarque que je faisais un jour concernant une prise de courant montée de travers. La réponse de l'interlocuteur: "mais Monsieur, le principal est que cette prise fonctionne". A la longue ce laxisme, cette nonchalance finit par nous imprégner inexorablement".

Monsieur Loubatière, avez-vous connu le Maroc avant de vous y installer?

     "Je ne connaissais pas le Maroc. Seul le nom Marrakech résonnait à mes oreilles comme une merveille orientale à découvrir. C'est vrai, mes premiers contacts ont été merveilleux, c'est une banalité que de le dire, mais cet accueil, cette gentillesse, cette disponibilité m'ont séduits. Etait-ce parce que je suis français? Je ne crois pas, ces vertus marocaines sont dans les racines. Plus vous descendez vers le sud du pays, plus cette gentillesse, cette serviabilité s'accentuent.

     J'aimerais vous dire quelques mots sur l'habitat.

     L'habitat a évolué, il existe malheureusement encore trop de bidonvilles. Les marocains qui ont un travail s'endettent pour acquérir un logement. Les banques, les sociétés de crédits font des efforts depuis quelques années pour faciliter l'accession à la propriété. Par contre, certains s'endettent trop par rapport à leur capacité d'achat. Quant à l'architecture des constructions actuelles, je la trouve inadaptée. J'aurais souhaité une évolution de l'architecture marocaine plus traditionnelle et plus conforme au climat. Je la trouve trop européanisée. Sur la question des bidonvilles, il y en avait en France dans les années cinquante, et aujourd'hui il n'y en a plus. Le problème au Maroc se résout lentement. Seule une volonté gouvernementale peut éradiquer le problème.

     Pour en revenir à ma perception du Maroc, il ne faut surtout pas oublier le soleil qui fait partie de notre vie et de sa qualité. Le soleil appartient à tout le monde et permet peut-être à certains de moins "mal vivre" que dans un pays froid. Tous les européens que je connais et qui quittent le Maroc regrettent ce pays sans toujours vouloir l'avouer et rêvent d'y revenir un jour. C'est vrai les femmes européennes ont parfois quelques difficultés au début à s'adapter. Ca va beaucoup mieux depuis quelques années (évolution urbaine...).

     Ma perception générale du Maroc est positive car je constate une évolution, trop lente à mon goût, mais certaine.

     Le bon sens populaire, la volonté des nouveaux dirigeants doit nous permettre dans les prochaines années une évolution aussi spectaculaire que les 15 années précédentes que j'ai vécues.

     Mes activités au Maroc sont de trois ordres: travail, vie associative, sport et loisirs.

     Sur le plan du travail, j'essaie de développer mon unité de production avec les difficultés inhérentes à la concurrence étrangère. J'essaie, pour résister à la concurrence internationale, de développer à l'intérieur de l'unité l'alphabétisation, la mise à niveau de l'entreprise grâce au concours d'organismes européens.

     Sur le plan associatif, je participe activement au développement de la coopération franco-marocaine au travers d'associations professionnelles.

     Sur le plan sportif, golf et natation occupent mes loisirs dans les meilleures conditions possibles, pratiquement toute l'année.

     En tant que chef d'entreprise, je consacre le plus clair de mon temps à résoudre les problèmes commerciaux, administratifs, financiers. Ils ne sont pas moindres dans un pays où l'administration est toujours très contraignante et très lente à réagir. Encore un exemple: aucun papier, aucune attestation ne sont valables sans légalisation.

     Il me faut signaler également que le décalage horaire de l'été nous gène pour communiquer avec l'Europe. C'est vrai, je n'ai pas beaucoup d'amis marocains, je pense que c'est une lacune de toute communauté dans un pays étranger. On a tendance à se regrouper par nationalité".

Pourtant, les couples mixtes se développent...

     "Les relations et rapprochements devraient être plus nombreux. Je n'en ai pas l'impression. Par contre, je sais que le marocain qui vit chez lui pleinement sa "marocanité" perçoit souvent mal les couples mixtes. J'ai des relations marocaines, des contacts, et peu d'amis. N'est-il pas vrai que les amis se font sur les bancs de l'école?

     Bonne transition, les amis, les rencontres, venons-en aux activités culturelles. Difficile d'être informé de ce qui se passe, il faut aller pêcher l'information culturelle, alors qu'elle devrait venir à vous chaque jour. La presse, la radio, la télé ne nous avertissent pas suffisamment de ce qui se passe à Casa (théâtre; musique...). En résumé une information confidentielle difficile à trouver, c'est certain.

     Je ne vous ai pas parlé de l'environnement, de la propreté, de la ville, de nos rues, de nos plages. Je reconnais que dans ce domaine, des efforts sont réalisés par des instances concernées et différentes associations qui peinent à faire passer leur beau message.

     J'ai beaucoup de difficultés à m'adapter au manque de propreté, à cette insouciance des marocains à ne pas vouloir se rendre compte!

     J'ai souvent remarqué cette arrogance des RME (résidents marocains à l'étranger) de passage qui, sans retenue, s'appliquent à polluer les sites sur lesquels ils se déplacent. Pourquoi? C'est vrai que le Maroc est un éternel chantier. Regardez, observez autour de vous: immeubles non terminés ou abandonnés, plaques d'égouts cassées, trottoirs défoncés, poubelles arrachées... Le sens civique n'existe pas encore. L'école, la télé, les campagnes d'affichage, une volonté commune pourront pallier cette lacune qui nuit à la bonne notoriété du Maroc, notamment du Maroc touristique.

     Je pense que les municipalités ont les moyens. Lorsqu'un déplacement officiel important s'effectue, lorsqu'une fête nationale est célébrée, par enchantement, les façades sont repeintes, les rues balayées, les ordures disparues. Pourquoi pas toute l'année? Ce qui est réalisable exceptionnellement doit le devenir journellement. La jeunesse, par l'Education nationale, en sera le meilleur vecteur. Je terminerai par l'architecture. J'aime tout ce qui est beau. Casablanca recèle un patrimoine architectural intéressant, unique dans sa conception. Cette architecture représente, pour certains, une époque... mais il ne faut surtout pas oublier un patrimoine exceptionnel qu'il faut préserver par tous les moyens. Par exemple en encourageant les propriétaires à préserver leurs immeubles et villas, en intéressant un mécénat potentiel au patrimoine de Casa, en sensibilisant les autorités compétentes, ministères et autres, à la sauvegarde de cette architecture remarquable.

     Revenons aux marocains, j'admire le respect qu'ont les marocains pour leurs parents, l'attrait et l'emprise que représente la famille, cette vénération responsable pour les personnes âgées.

     Je déplore parfois certains abus de boissons, je souffre de cette inconsidération du voisin et du voisinage qui se manifeste par des bruits, des cris, des musiques intempestifs.

     Je respecte enfin ce besoin de religion qui se manifeste si régulièrement le vendredi...

     J'aurais beaucoup d'autres sujets à évoquer, l'école, les facultés, la femme, l'hypocrisie, le mensonge, ce sera pour une prochaine rencontre".

     L'intérêt de cet entretien réside dans l'importance des thèmes abordés. A cet égard, il revêt une fonction exploratoire. Il a essentiellement mis en évidence une série de représentations sociales d'un résident français. Lesquelles sont ambivalentes et se déploient autour de deux volets. Le premier se rapporte au Maroc, pays de tous les charmes où il fait bon vivre. Il est perçu comme une terre exotique, le soleil magnifie le séjour et permet aux indigènes de "moins mal vivre que dans un pays froid". Le second volet est relatif aux marocains appréhendés eux aussi de façon ambivalente. D'une part, ils sont accueillants et ouverts, surtout les ruraux du sud; de l'autre, ils souffrent de quelques "vices" imputables à leur éducation et à leur inculture tels que le mensonge ou la saleté.

     Cette socio-analyse est singulière, car rares sont les chefs d'entreprise européens qui sont aussi fascinés par la culture marocaine, au-delà des avantages économiques exclusifs. J'ai pris soin, en accord avec notre interlocuteur de transcrire notre conversation sans sélectivité. Pourquoi conversation en lieu et place de l'entretien? Pour les lecteurs préoccupés de méthode, il va sans dire que, dans une conversation, on ne tient pas systématiquement à une grille de thèmes, mais l'échange peut être déroutant et le face à face enquêteur-enquêté est investi d'intimité. L'échange devient alors une coproduction équitable. Il reste que les subjectivités individuelles sont des catégories sociologiques par excellence. Elles émettent des opinions. Ces opinions sont des faits sociaux. Le face à face entre le sociologue et l'entrepreneur (le sociologue d'origine marocaine résidant en France, et l'homme d'affaire français résidant au Maroc) pourrait à lui seul se prêter à un examen plus approfondi étant entendu que la configuration s'inscrit déjà dans un contexte d'altérité. Le sociologue, étant animé par la connaissance de l'objet dont il se saisit à savoir la problématique de l'altérité, et l'entrepreneur, ayant à coeur de relater son expérience marocaine tout en se gardant par moments de ne pas viser le sociologue quand il parle de ses rapports avec les marocains et des vices qui sont les leurs. Prendre pour objet l'étude de l'objet, autrement dit objectiver le sens subjectif de la relation à l'enquête est une autre façon de pratiquer la sociologie en admettant que "le retour sur soi, dans son apparent narcissisme, est en fait une rupture avec la complaisance à soi-même de l'évocation littéraire, et, loin de s'accommoder dans une confession intimiste, il conduit à une objectivation du sujet connaissant..." (Bourdieu (1970, p.11). Il va sans dire que cette démarche participe de la construction du savoir anthropologique qu'une certaine tradition pousse à son terme en questionnant la validité des procédés d'enquête, du recueil des données et de leurs interprétations. "Pourquoi, s'interroge P. Bourdieu, tous ces jeunes graduates fraîchement sortis de départements d'anthropologie prestigieux, aspirant à la "science normale" de leurs professeurs, iraient-ils prendre pour objet le processus de construction du savoir sur l'objet, ou plus précisément, réfléchir sur les conditions pratiques et concrètes de l'élaboration de leur propre savoir? Il faudrait pour cela qu'ils mettent en jeu leur autorité qui repose sur la croyance collective, c'est-à-dire sur la confiance de chacun dans le rituel rigoureux d'une méthodologie éprouvée et dans les saints exemples d'ancêtres prestigieux..." (Bourdieu, 1970). Enjeu audacieux que je ne prétends nullement épuiser ici. Je vais plutôt m'intéresser à la façon dont notre conversation s'est déroulée, car cette dernière m'a semblé passionnante. Cette passion est sans doute destinée à me faire partager son amour pour le Maroc qui se matérialise par son mariage avec une marocaine. Mon interlocuteur, me recevant chez lui et me présentant son épouse, fait montre d'une certaine ouverture sur tous les thèmes que nous avons abordés. Tout se passe comme si l'entretien était de nature à consolider notre rapport naissant. Car mon interlocuteur s'est avisé de me parler comme à un ami, un confident, voire à un marocain qui ferait figure d'exception par rapport à ses semblables. Cette témérité m'a séduit même si Loubatière demeure réservé quand il s'agit d'aborder des questions sensibles (politiques par exemple). Ainsi, il avance que le Maroc a connu des changements spectaculaires avec le dynamisme et la bonne volonté de la nouvelle équipe gouvernementale. Discours récurrent chez les européens résidant au Maroc. Le premier conseil que l'on donne aux nouveaux arrivants est de ne jamais s'immiscer dans les questions politiques marocaines. Dire du bien de la Royauté est un art que doit consommer quiconque veut faire carrière dans le domaine des affaires. Loin de moi l'idée d'affirmer que ce regard singulier est représentatif de la communauté européenne résidant au Maroc. J'ai plutôt le sentiment que les curiosités de D. Loubatière sont singulières. Et tout ce qui est singulier présente des traits pertinents pour l'observation et l'analyse tant il est vrai que "le sociologue porte toujours une attention particulière aux individus et à l'environnement concret dans lequel ils sont insérés. Sans doute est-il soucieux de saisir par-delà les différences individuelles les traits généraux caractéristiques de tel ou tel groupe; cependant étudiant en profondeur un nombre relativement réduit de sujets, il garde le souvenir vif des cas particuliers qu'il a observés et qui se présentent à lui comme des configurations singulières" (Bourdieu, 1963, p.11). La singularité de mon interlocuteur, c'est d'abord sa disponibilité étonnante et une transparence qui va au-delà des mots: j'ai pu visiter et observer tous les coins et recoins de son entreprise, avoir accès à tel ou tel service. Bref, cette facilité d'enquête était des plus encourageantes, une variante de l'hospitalité marocaine que mon interlocuteur se targuait lui-même d'emprunter aux marocains. Cette singularité et cette disponibilité sont plutôt rares dans un environnement opaque où le sociologue est perçu comme un intrus indésirable, et où mener un travail sociologique ne va pas sans quelques difficultés[3].

     Dans le contexte des rapports franco-marocains, la formation des représentations sociales concernant l'altérité tire sa raison d'être d'un fait historique - le fait colonial - qu'il est difficile d'évacuer. Il a été prouvé dans des contextes différents qu'une situation historique "peut être involontaire et exister au-delà du seuil de la conscience des intéressés" (Merton, 1964, p574-575). Cette hystérésis est proche de l'idée, chère à Norbert Elias, selon laquelle une configuration "écoulée" continue à marquer, par-delà sa temporalité, des agents sociaux qui ne pourraient, en tout état de cause, s'en défaire.

     Qu'il me soit permis de faire deux remarques. La première a trait à l'idée que les représentations collectives privilégient souvent l'altérité même si l'on a trop souvent tendance à la percevoir du Nord vis-à-vis du Sud. Ainsi s'agissant des immigrés maghrébins en France, cette altérité est ambivalente. Elle est brossée à grands traits, pénétrée de clichés et se rapporte à une idéologie "colonialiste". Les maghrébins seraient inassimilables en raison de leur nombre et de leur visibilité ethnique. A ce niveau, la problématique se situe autour des notions telles que "chez nous" et "chez eux"": "vous parasitez notre économie", "vous rendez nos villes de moins en moins poliçables", "A cause de vous et de votre polygamie, notre démographie n'est plus manageable", "vous détruisez nos valeurs", ou encore "quand on reviendra, ils partiront", l'un des slogans du Front national. Le déchaînement sur l'altérité et ses hypothétiques effets néfastes finit par stigmatiser des individus en les dotant de stratégies de résistances[4]. Une telle stigmatisation attenterait au lien social et serait à même de revigorer des idées politiques de rejet et d'intolérance. Cette altérité est aussi celle de la proximité car "contrairement à l'immigré espagnol ou pakistanais, le maghrébin porte à travers sa formation identitaire une relation passée et présente différente à la société française: il a été français avant la colonisation sans l'avoir véritablement été, il n'est plus français sans ne plus l'être tout à fait, puisqu'il vit en France, parle français, partage de fait les contraintes inhérentes aux valeurs et aux normes de cette société" (Naïr, 1988, p.266).

     La seconde remarque se rapporte à la place que tient de façon réelle ou symbolique la référence à l'Autre dans la définition des représentations collectives en France comme au Maghreb. La France privilégie la référence au maghrébin pour définir et asseoir son identité comme l'ont illustré de manière indéniable les débats politiques lors de la réforme du code de la nationalité en 1986. Dans cette perspective, le Maghreb serait perçu comme la tradition, le sous-développement, le folklore, le désert, le sud, l'orient, l'Islam. Bref, une aire culturelle à "civiliser", et le capitaine Charles Richard de noter à l'endroit de ceux qui en doutaient encore: "Le peuple arabe, on ne saurait trop le redire, est un peuple dans un état de dégradation morale qui dépasse toutes nos idées de civilisé. Le vol et le meurtre, la syphilis et la teigne dans l'ordre matériel, sont les larges plaies qui le rongent jusqu'à le rendre méconnaissable dans la grande famille humaine" (Richard, 1846).

     La France, quant à elle, vue du Maghreb, incarnerait l'arrogance, l'impérialisme, l'Occident, l'exploitation. Le maghrébin serait lourd et coûteux, polygame et destructeur... Et si on inverse le schéma, on aboutit à la conclusion selon laquelle la position et le statut des européens résidant au Maroc sont tout simplement enviables. Ce n'étaient pas des travailleurs tassés dans des foyers Sonacotra et traités comme on le sait, mais des privilégiés des quartiers chics de Casablanca et de Rabat et tenant des positions économiques dominantes. Cette position explique pour une bonne part le discours que tient Loubatière sur l'évolution socio-économique du Maroc jugée plus que satisfaisante. L'optimisme de ses propos est beaucoup plus prononcé quand il parle du Maroc comme un pays qui n'est plus à classer parmi les pays sous-développés. Une telle assertion est à imputer à sa position au Maroc (un européen qui ne connaît les marocains qu'à travers leur travail au sein de son entreprise et à l'image qu'ils donneraient d'eux dans leur ancrage culturel et local... et qui parle davantage de son entreprise que des employés).

     On comprend dès lors cette rationalité "instrumentale" qui anime en premier lieu tout entrepreneur établi dans un pays à "avantages comparatifs favorables"[5].

     Dans l'entretien, c'est toute la question de la définition de l'espace qui se trouve posée. La rue et les plages sont des espaces conflictuels. Leur gestion, leur occupation traduisent toute une série de savoirs, de savoir-faire et de savoir-vivre propres aux individus. Ces différences de mode de gestion et d'entretien de ces lieux ne sont pas sans évoquer les différences d'approche chez les différents agents sociaux des espaces habités ou fréquentés. Dans son ouvrage, E. Hall (1964) a mis en évidence l'idée que chaque communauté dispose d'une spécificité dans la gestion des lieux où elle s'établit.

     En vérité, les espaces publics sont des lieux où les dégradations suscitent des accusations de Loubatière qui rejette systématiquement la responsabilité de leur délabrement sur les RME. Ces résidents marocains de l'étranger ne donnaient pas l'exemple malgré leur établissement dans des pays où ils auraient beaucoup à apprendre. Cette assertion ferait valoir l'échec des politiques d'assimilation des pays européens vis-à-vis de ces populations. La saleté leur est presque congénitale selon Loubatière.

     On peut donc considérer les espaces publics comme le miroir où l'altérité s'exprime dans sa détermination sociale et culturelle. En effet, que dit Loubatière des Marocains si ce n'est que leur culture n'était pas compatible avec le "vivre-ensemble".

     Dans le filet du discours, se trouve également l'opportunisme des autorités politiques locales qui ne traitent le problème de la propreté publique que de façon occasionnelle. Ainsi, c'est seulement lors d'un voyage officiel (royal ou ministériel...) que les autorités locales s'empressent de rendre leur propreté à ces lieux publics.

     Pour Dominique Loubatière, le respect du voisinage n'a aucune valeur chez le marocain, car le bruit et la fête sont les lots quotidiens de sa pratique. De même, ce marocain est appréhendé sous les traits d'un enfant qu'il faut constamment encadrer, surveiller et dont le travail souffre d'un caractère inachevé, le Maroc s'en trouve en conséquence comme un éternel chantier. On retrouve là toutes les caractéristiques du vieux stéréotype baptisé dans le langage populaire "travail d'arabe". Au début du siècle, Barthouet écrivait en guise de conseil à ses "amis français": "Amis français qui nous lisez, considérez qu'aucun moyen ne peut être suppléé à la fermeté, à l'énergie[...]. On ne comble pas, on n'assouvit pas ces gens, surtout en se mettant à leur portée toute déraisonnable, en les traitant en enfants gâtés. Veuillez noter, par contre, qu'ils acceptent toujours la contrainte et la coercition justifiée, appliquées à bon escient. Faute de les traiter comme il convient, ils ne viennent à résipiscence; ils demeurent butés, intransigeants, insatiables...".

     Autre thème esquissé dans sa conclusion: le mensonge. Etonnant thème dont la littérature coloniale s'était saisie de façon boulimique. Lisons un certain Guy de Maupassant (cité par Ruscio (1995)):

"C'est là un des signes les plus surprenants et les plus incompréhensibles du caractère indigène: le mensonge. Ces hommes en qui l'islamisme s'est incarné jusqu'à faire partie d'eux, jusqu'à modeler leurs instincts, jusqu'à modifier la race entière et à la différencier des autres au moral autant que la couleur de la peau différencie le nègre du blanc, sont menteurs dans les moelles au point que jamais on ne peut se fier à leurs dires. Est-ce à leur religion qu'ils doivent cela? Je l'ignore. Il faut avoir vécu parmi eux pour savoir combien le mensonge fait partie de leur être, de leur coeur, de leur âme, est devenu chez eux une seconde nature, une nécessité de la vie".

Conclusion

     L'entretien que j'ai retranscris intégralement fait partie de mes recherches dans le cadre de la thèse de doctorat que je suis en train de terminer. Si j'ai jugé opportun de faire part de cette conversation, c'est parce qu'elle me parait questionner un phénomène réel qui structure encore aujourd'hui les rapports franco-marocains. Ce phénomène de l'altérité, véritable objet de l'anthropologie, recèle, comme on l'a souligné, un socle impressionnant de représentations sociales. Tout se passe finalement comme si les individus puisaient dans des aspects post-coloniaux pour donner sens à leur rapport à l'Autre. D'un côté comme de l'autre du pourtour méditerranéen, les relations restent ambivalentes (rejet/proximité, une sorte d'ennemis - complémentaires). Dominique Loubatière, en faisant part des traits caractéristiques des marocains parmi lesquels il vit comme son épouse marocaine, tire parti de sa position d'observateur participant. Il n'a pas d'amis marocains, mais travaille avec des marocains, converse "en toute amitié" avec un sociologue marocain dans un cadre marocain. Il offre du travail à des marocains tout en critiquant leur façon d'être et de travailler. En cela, ses appréciations - soumises à l'analyse sociologique - se révèlent, elles aussi, ambivalentes, et donc problématiques... Ne dit-on pas que "l'humanité appréhendée sous les traits de l'Autre se situe au même niveau épistémologique qu'elle-même"?

Brahim Labari

Notes:
1.- Littéralement "maison d'hôte". C'est un type d'habitation que recèle le patrimoine architectural marocain, et qu'actuellement quelques résidents français construisent et réhabilitent à Marrakech et Essaouira.
2.- Dans le langage populaire le roumi désigne le chrétien qui se convertit à l'islam. Le musulman qui renonce à son statut personnel est appelé "l'mtourni". Il serait fructueux d'étudier comment sont constituées toutes ces pulsions de peurs sexuelles de l'Autre dans le contexte des rapports franco-maghrébins, et quelles sont les instances qui les favorisent en les amplifiant (histoires; histoire de France et histoire du Maghreb, colonisation et décolonisation, religions, représentations collectives...).
3.- Cf. mes développements sur cette question, Mondialisation et cultures locales au regard des délocalisations industrielles françaises au Maroc. Eléments d'une approche sociologique, Esprit critique, vol.04 no.10, octobre 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
4.- Je renvoie les lecteurs intéressés à l'entretien réalisé par le sociologue allemand Dietmar Loch avec Khaled Kelkal, "impliqué" dans les attentats parisiens de 1995 attribués au GIA algérien, et tué à la suite d'une fusillade avec la police. Entretien rapporté dans son intégralité par le Monde, édition du 7 octobre 1995. Les thèmes de l'altérité et de la stigmatisation parcourent de bout en bout cet entretien.
5.- Max Weber distingue deux principaux types de rationalité; une rationalité instrumentale appelée aussi modèle fin-moyens qui consiste à faire de l'individualisme-utilitariste l'alpha et l'Omega du comportement des agents. L'individu serait capable de faire un choix rationnel à partir "de la valeur perçue du résultat multipliée par la perception de la possibilité de l'atteindre". La rationalité axiologique c'est-à-dire étroitement liée aux valeurs (par définition différente selon les agents) peut nous amener à opérer des choix en dehors du répertoire économique. Il va sans dire que Loubatière est plus imprégné par la première que par la seconde... tout en sachant que pour certains la recherche des avantages comparatifs favorables est elle-même une valeur en soi...

Références bibliographiques:

Pierre Bourdieu (1963), Travail et travailleurs en Algérie, Paris, Mouton.

Clifford Geertz, (1977), The Judging of Nations. Some Comments on the Assessment of Regimes in the New States, Archives européennes de Sociologie.

E. Hall (1964), La dimension cachée, Paris, Seuil.

Brahim Labari "La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale", Esprit critique, vol.04 no.08, Août 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org

R. K. Merton, (1964) Puritanism, Pietism and science, Social Theory and Social Structure, The University of Chicago Press.

Sami Naïr, "L'immigration maghrébine: quelle intégration? Quelle citoyenneté?", in C. Wihtol de Wenden (dir) (1988), La citoyenneté, Paris, Fondation Diderot.

Paul Rabinov (1988), Un ethnologue au Maroc. Réflexions sur une enquête de terrain, Préface de Pierre Bourdieu, Paris, Hachette.

Charles Richard (1846), Etude sur l'insurrection du Dahra, édition, Paris.

André Rosfelder (1956), Les hommes frontières, Montrouge, Ed. Domat.

Alain Ruscio (1995), Le credo de l'homme blanc, Paris, Editions complexes.


Notice:
Labari, Brahim. "Un exercice d'altérité: conversation avec un résident européen au Maroc", Esprit critique, vol.04 no.11, Novembre 2002, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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