Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.07 - Juillet 2002
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Numéro thématique - Été 2002
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La recherche en travail social
Sous la direction de Hervé Drouard
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Articles
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Les enjeux et limites de l'élaboration du savoir local: le cas de la prise en charge institutionnelle des personnes handicapées mentales vieillissantes
Par Vincent Meyer

Résumé:
Cet article reprend les principales étapes et résultats d'une recherche ethnographique menée dans deux institutions d'accueil pour personnes handicapées mentales vieillissantes. Centré sur les différentes traductions indigènes d'une prise en charge, il s'inscrit dans la réflexion actuelle sur les démarches d'évaluation dans les établissements sociaux et médico-sociaux et d'expertise participative des pratiques professionnelles en travail social.


     La prise en charge des personnes handicapées mentales vieillissantes s'apprécie principalement à l'aune de son arsenal institutionnel, réglementaire et légal d'aides en nature et en espèces. Parler de "prise en charge" c'est souvent et d'abord dresser la liste des équipements humains et non-humains. Autrement dit, les associations regroupant parents et personnes handicapées, les établissements privés ou publics et leur personnel, les formes d'accompagnement dans la vie quotidienne, les activités spécialisées ou à caractère professionnel. Ceux-ci dans leur mission principale favorisent d'une part, l'exercice au quotidien des droits et des devoirs de ces personnes et d'autre part, leur autonomie et une réinsertion sociale même partielle. Si on ne peut que s'accorder sur les progrès et les avancées irréfragables réalisées dans la prise en charge institutionnelle de ces personnes, on doit en revanche, s'étonner de l'absence d'une véritable démarche globale d'analyse et/ou de diagnostic sur les pratiques professionnelles au sein et entre ces différents équipements. Parce que l'expansion de ces derniers correspond encore à un réel besoin - comme le souligne Roger Gentis: "la réalité, c'est qu'il subsiste actuellement en France plusieurs milliers de ces malades ou handicapés - arriérés ou enfants psychotiques devenus adultes - pour lesquels aucune solution pratique ne s'avère a priori pertinente" (Brandého, 1991, préface) - il est aujourd'hui nécessaire de mieux évaluer, les prises en charge que l'on offre ou prétend offrir aux personnes accueillies.

     Cette évaluation, par ailleurs demandée dans la loi 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale, peut faire l'objet d'une expertise allogène (cabinet conseil, etc.) et/ou partir d'une étude directe - in situ - des pratiques auprès des personnes handicapées mentales vieillissantes. C'est autour de cette deuxième forme d'expertise dite participative que se développera notre propos. Il ne s'agit pas de livrer ici un mode opératoire d'évaluation interne mais de livrer une expérience de praticien-chercheur (aujourd'hui enseignant-chercheur) dans la mise au jour d'un savoir local. Après avoir brièvement décrit la démarche de recherche menée dans une posture d'observateur participant, on centrera le propos sur les principaux résultats du travail pour ensuite, ouvrir la réflexion sur les enjeux et limites d'une élaboration de ce savoir local pouvant amener les travailleurs sociaux à devenir les experts de leur réalité professionnelle.

Observer et transcrire le quotidien institutionnel

     La recherche ethnographique menée successivement de septembre 1991 à février 1993 dans deux Maisons d'accueil spécialisées (MAS) avait pour objet de décrire et d'analyser les fonctionnements institutionnels et l'articulation des pratiques professionnelles au quotidien. Elle a été réalisée dans le cadre du Diplôme supérieur en travail social (DSTS). Le recueil de données le plus important a été effectué dans un établissement où, depuis près de 10 ans, j'exerçais des fonctions de moniteur-éducateur. Deux phases ont principalement structuré cette démarche.

     Il fallait d'abord s'attacher à mettre au jour l'élaboration de ce que j'ai appelé le "sens institutionnel local" qui s'exprime généralement dans les conversations courantes et/ou ordinaires entre les différents professionnels au cours des prises en charge et lors de réunions institutionnelles. J'ai donc commencé par consigner, dans un carnet de bord, les "lieux communs" émis, dans les interactions au quotidien, sur les fonctionnements et dysfonctionnements et les différentes rhétoriques indigènes de légitimation des pratiques. Simultanément, j'ai aussi observé et décrit certaines activités de prise en charge.

     Deuxième phase de la démarche, une étude des différents fonctionnements par et dans leur transcription quotidienne et leur traduction dans différents écrits professionnels nécessaires au travail dit d'équipe. Dans ce cas, j'ai privilégié les données recueillies dans les documents collectifs institutionnels plus précisément, les cahiers de liaison entre les équipes et des fiches d'observation quotidiennes. Ceux-ci représentent, au-delà de leur dimension informative directe, la transcription écrite des rhétoriques qui traversent l'institution et de ce que les agents y vivent et y perçoivent comme étant des pratiques professionnelles. Ils peuvent être considérés comme les outils d'une transmission et les instruments d'un témoignage, d'une légitimation et d'une validation du savoir et des compétences professionnelles. Jean-Marc Leveratto (1991, p.109-111) parle d'un moyen de transmission d'informations dont "la lecture attentive révèle la fonction symbolique implicite d'introduction et de stabilisation d'un ordre éducatif dans ce qui ne serait sinon qu'une suite contingente d'événements quotidiens". Il le considère très justement comme "accepté unanimement en tant qu'instrument collectif nécessaire de mise en accord des comportements de chacun des membres de l'équipe conformément à un projet commun, comme un mode privilégié de constitution d'une communauté professionnelle autonome." Plus même, ces cahiers et fiches témoignent de la traduction d'une situation personnelle - vécue et transcrite dans un contexte - en objets de connaissance collective et de croyance évaluative par lesquels les professionnels s'assurent une emprise sur le quotidien et coordonnent leurs différentes pratiques. Ainsi, près de 1400 "messages" de cette forme de communication interpersonnelle et inter-personnel ont été recueillis, exploités et analysés.

Les dimensions d'une prise en charge institutionnelle

     La place manque ici pour produire une synthèse de l'ensemble des résultats. Je voudrais me centrer sur les données recueillies dans les documents collectifs notamment parce qu'ils ont permis une analyse comparative entre les deux institutions d'accueil. Lors du dépouillement et de l'analyse de ce corpus, j'ai distingué et modélisé cinq grandes dimensions: organisationnelle, comportementale, soin, occupationnelle et informative (cf. exemples infra). Dans chacune des dimensions précitées, on observe une très grande variété et une plasticité des pratiques. C'est en partie par leur transcription dans ces messages que les agents manifestent à la fois l'action en train de se faire et son résultat.

Dimension organisationnelle

Dimension comportementale

Dimension

soin

Dimension occupationnelle

Dimension informative

Douche chambre de garde, il faudrait y remédier une bonne fois mais c'est trop demander

A... a failli s'étouffer au repas du soir. Il a piqué une boulette de viande et a voulu l'avaler en entier. M... est intervenu bien heureusement.

D... pas bien, il s'est couché vers 23h30 après une série de "bue", réveillé à 2h30 puis déjà à 6h du matin pour reprendre la même chanson.

Pour Pâques: friandises pour chaque personne, décoration des tables aux réfectoires.

Réunion générale le 10 mai ordre du jour: heures du dimanche- plan de formation-sortie WE- 10pts d'augmentation- réunion des parents le 20 juin- achats de couettes pour la semaine prochaine

Ce matin l'eau était à peine tiède les "jeunes" étaient récalcitrants aux douches.

A... a cassé le casque de B..., l'armoire n'ayant pas de clef, l'histoire se répète pour la énième fois.

Petite croûte à l'oreille de N... sans doute l'oeuvre de A...

Pose de posters dans les chambres.

Nuit calme malgré le tremblement de terre qui m'a réveillé à 3h20 du matin mais pas de réveil des pensionnaires.

Chez G... il n'y a plus de lumière et les carreaux sont cassés.

B... doit confondre le pied de son lit avec les W-C. Bonjour l'odeur dans la chambre. J'ai vraiment essayé de diluer l'urine à l'aide du jet trop court et pas très fonctionnel de la chambre. Un système plus adapté aux problèmes d'hygiène que rencontre le service éducatif serait le bienvenu.

Cette proposition commence à se perdre dans la nuit des temps

Récapitulation des consignes

M... est malade, il a vomi.

H... est hospitalisé et actuellement en réanimation suite à plusieurs crises en matinée où il a perdu l'équilibre.

S... a eu la visite d'un prêtre. Cet après-midi, il s'est rendu à l'occasion de la fête des mères chez lui.

Réunion avec D... et O... à partir du 1er mai 6 seront payés les dimanches et fériés et les autres que feront-ils. Il serait souhaitable d'avoir une réunion commune pour nous éclaircir.



     Dans les deux terrains, le long récit que constitue la juxtaposition en dimensions signifiantes des pratiques est remarquable. Le nombre des messages, les moments dans lesquels ils ont été rédigés et l'étude de leur contenu permettent de penser que ceux et celles qui transcrivent dans l'ici et maintenant leurs pratiques y voient, au-delà d'une obligation formelle, un intérêt particulier. Le caractère succinct des contenus, tient moins aux capacités rédactionnelles des agents qu'au fait qu'il existe dans ces institutions un type précis de langage écrit qui n'est vraiment accessible et compréhensible que pour autant que l'on participe à la situation. Une partie non négligeable des messages étudiés fait état de manques, de dysfonctionnements ou d'insatisfactions diverses et variées. On retrouve ces messages le plus souvent dans la dimension organisationnelle. La transcription de ces petits manques ou dysfonctionnements montre qu'il semble très difficile pour les professionnels de quitter le point de vue gestionnaire ou organisationnel que semble imposer le quotidien institutionnel. Tout comme il semble difficile d'élaborer une véritable cohésion dans l'articulation des pratiques (la grande majorité des messages sont à sens unique et obtiennent rarement des réponses). Ceci entraîne un processus d'interprétation et de traduction des messages qui amène des représentations particulières des pratiques individuelles et collectives. Par cette transcription au jour le jour se construisent progressivement des règles voire des rituels pro domo de plus en plus complexes, d'où il résulte parfois des situations de conflits internes quand ce ne sont pas des situations de fonctionnements autarciques des agents et/ou des équipes. Chacun des messages étudiés exprime aussi une forme singulière de perception de sa compétence professionnelle et/ou de celle des autres.

     Cette première modélisation du quotidien institutionnel a aussi permis de mettre en évidence qu'il existe deux sortes de messages: le message complétif et le message inachevé. Le premier sert essentiellement à dater et à justifier la réalisation d'une activité. Les messages complétifs sont, par ailleurs, les plus nombreux. Ils sont d'abord les manifestations tangibles de la conformité des professionnels aux fonctionnements internes et reconnus de l'institution et concourent aussi à des stratégies de démarcation. Ils permettent ainsi de se prémunir d'éventuelles épreuves voire à certains moments de "sauver les apparences" (ex: Cela fait un moment que K veut aller chez le coiffeur, je vais essayer de l'emmener vendredi; N a fait le nettoyage de printemps de l'aquarium; Juste après le repas, nous constatons l'absence de C. Nous le cherchons et après 1/4h nous le trouvons derrière le gymnase vers le bas. Ne voulant pas rentrer à la MAS il se rebiffe en devenant agressif il a fallu le maîtriser et faire appel à I pour le transporter sinon il serait resté dehors). Le message inachevé lui, a essentiellement une fonction tribunitienne; il suppose toujours une réalisation. Il manifeste souvent sous la forme de la dénonciation une position personnelle sur les effets de l'organisation institutionnelle du moment et a les autres pour "cible". C'est de loin le plus intéressant, car les messages expriment des effets directs de l'articulation des pratiques. Ils sont mis en forme, par des agents qui connaissent les "coupables" et qui ont pour objectif d'alerter les autres et d'apporter en même temps une réponse à des dysfonctionnements divers.

Message inachevé

Sa réalisation supposée

Le pèse personne n'a toujours pas été retrouvé.

Que celui ou celle qui a fait disparaître un objet nécessaire à l'accomplissement d'une activité le fasse réapparaître au plus vite.

Les K7 vidéo n'ont pas été ramenées.

C'est à l'équipe qui n'en a pas profité qu'incombe maintenant la tâche de les ramener.

Manque de serviettes de toilette et de pyjamas.

Que le service de lingerie procède dorénavant correctement au réapprovisionnement, faute de quoi la personne ne peut réaliser son travail comme elle le souhaite.

O...! depuis plusieurs semaines il y a un problème d'ongles non coupés. il faudrait arriver à débloquer la situation.

Que l'éducateur chef intervienne auprès des personnes responsables et les informe qu'à l'avenir elles n'omettent plus de couper les ongles.

D... a encore les yeux "croûteux".

Que cela fait plusieurs fois que cette personne signale cet état et qu'il faut trouver quelqu'un pour y remédier.



     On peut également noter qu'une partie du personnel médico-éducatif (toujours changeante) ne laisse pratiquement aucune trace écrite de ses pratiques. Elle se limite au mieux à l'émission de courts messages (ex. RAS - Nuit calme ou Bonne après-midi pour tous les résidents). Ce refus de transcription des pratiques mérite néanmoins qu'on s'y attarde. Il a été observé dans la première phase de la recherche sur les conversations ordinaires, que ceux et celles qui n'émettent pas de messages écrits le font à certains moments oralement au responsable ou au collègue concerné et, à d'autres moments, ils refusent purement et simplement de participer de cette manière à la vie institutionnelle. Il faut noter que dans certains cas aussi, ils éprouvent de réelles difficultés à écrire et/ou à décrire leur perception des situations du quotidien. Ainsi une partie de cette perception des situations et pratiques se trouve: soit non "utilisée" ou volontairement occultée; soit directement réinjectée dans le travail de représentation nécessaire à l'élaboration des conversations courantes et des rhétoriques de légitimation.

     On le voit, dans la présentation de ces quelques résultats, une démarche de recherche qui s'élabore "du lieu même où se produit le sens" (Boumard, 1989, p.27) et dont "l'objectif est de produire un savoir social élaboré à partir d'une implication, d'un enracinement du chercheur dans la réalité qu'il tente de décrire" (Hess, 1989, p.159) permet de mieux saisir les expériences qui ont marqué de façon significative le groupe professionnel impliqué. Elle participe de facto d'une identification différente des manques, dysfonctionnements ou insatisfactions diverses du quotidien institutionnel. C'est pour cette raison qu'un travail d'évaluation des pratiques professionnelles auprès des personnes handicapées mentales vieillissantes en institution d'accueil, ne peut se limiter à une intervention experte extérieure, si rigoureuse soit-elle. Par ailleurs, il semble très réducteur de fonder une démarche d'évaluation uniquement sur des solutions pratiques importées des démarches qualité du secteur industriel ou marchand et/ou sur des procédures ou logiciels de "certification" qui donnent souvent, une vision (volontairement ou nécessairement) parcellaire.

Vers une praxis des prises en charge

     Dans et par ce processus de recherche, se sont dégagées plusieurs problématiques qu'il convient de prendre en compte dans une démarche d'évaluation des pratiques professionnelles. On résumera ici les deux plus importantes.

     Dans l'évaluation de et dans ces institutions, il ne faut pas raisonner sur un fonctionnement global mais sur une multiplicité de fonctionnements ponctuels et/ou circonstanciels sans véritable stabilité ou fondement. Les pratiques sont ainsi le résultat d'une incessante négociation productrice de sens entre les agents. Confrontés à la fois à une multiplicité de situations spontanées et/ou routinières, ils ont la capacité de corriger, de réorganiser en permanence leur définition d'une "bonne" pratique (vs d'une compétence) et/ou d'en réinventer d'autres selon les besoins ou demandes. Ainsi, certaines pratiques de prises en charge sont essentiellement des conduites protéiformes "collant" sur le moment aux représentations que le professionnel a de la réalité institutionnelle locale. Dans cette dynamique, le projet institutionnel semble n'être que le résultat d'une "juxtaposition ou d'addition" de conduites. Cela amène souvent à un manque de cohérence, donne une impression de progression en ordre dispersé ou discontinu et conduit, notamment dans les conversations ordinaires, à une grande insatisfaction chez les différents personnels. Tout ceci souvent dans un climat conflictuel où viennent s'ajouter divers problèmes interpersonnels et intergénérationnels, des luttes de légitimités, des situations de conflits avec la hiérarchie, etc. Situations qui se traduisent parfois par un important absentéisme professionnel et donc la nécessité d'assumer, pour d'autres, le ou les surplus de travail. Les problèmes de gestion du temps de travail entraînent aussi des sentiments de fatigue, des gênes personnelles liées au changement des horaires, un sentiment d'être dépassé et perpétuellement tendu. Autre sentiment présent, celui de ne plus pouvoir s'extraire de ce milieu; ce qui peut aboutir à un désinvestissement progressif dans les différents fonctionnements et/ou projets. Enfin, ces conduites protéiformes sont fortement conditionnées par les pathologies et/ou handicaps présents et leur possible aggravation, régression ou plus forte dépendance liées au vieillissement des personnes. Ce dernier postulat demande toutefois à être nuancé, j'ai pu observer que le travail de prise en charge n'a souvent pas ou peu intégré les modifications comportementales dues à l'âge. Il faut souligner ici que parmi l'ensemble des messages étudiés, ni l'âge, ni le vieillissement des personnes, en tant qu'ils accentuent les difficultés de prise en charge, ne sont retenus.

     Seconde problématique, malgré la diversité des pratiques, les agents recherchent une unité, un sens qui permet de trouver in fine un accord pour travailler "en paix" et assurer la pérennité des différents fonctionnements. Pour qu'une institution d'accueil puisse fonctionner, en dehors d'une simple gestion des équipements humains et non-humains, il faut que ses agents s'accordent consciemment ou inconsciemment - au-delà de leurs différences et différends - sur une certaine définition des orientations et pratiques professionnelles. Exercer une fonction médico-éducative, c'est aussi assurer, entre autres, une permanence, une continuité de pratiques qui limitent la mise en oeuvre de stratégies de justification et/ou d'épreuves de professionnalité. Si les agents rejettent généralement, dans les conversations courantes et dans les rhétoriques de légitimation, la définition optimiste et lénifiante des MAS qui fait d'elles le symbole et le couronnement de la prise en charge des adultes lourdement handicapés, ils élaborent des pratiques qui leur permettent d'agir et de fonctionner ensemble, même sur le mode de l'apparence, pour éviter les épreuves. Celles-ci se fondent souvent sur l'apparente "prévisibilité" des prises en charge (les personnes handicapées on les connaît bien) et se transforment à la longue en automatismes voire en "prêt à penser" organisationnel et fonctionnel aboutissant parfois à l'inhibition de l'action. Tout concourt ainsi à produire un "allant-de-soi institutionnel" où chacun est "naturellement" à sa place dans un ordre de choses que personne ne souhaite in fine remettre en cause. Ceci ne peut que renforcer l'idée que l'on se fait communément des MAS qui sont souvent synonymes de mouroirs, d'hospices, d'asiles qui accélèrent la progression de ces personnes vers un état de déficience, de dépendance accrue.

     Au terme de notre démarche de recherche, j'ai pu vérifier que ce ne sont pas tant les définitions légales ou statutaires des institutions d'accueil ou du travail médico-éducatif, les pathologies des personnes et/ou leur vieillissement qui sont en cause mais bien comme l'énonce Patrick Boumard (1989), "les pratiques internes d'élaboration de l'institution telle qu'elle se manifeste au quotidien, avec ses codes, ses règles implicites, ses rites et ses systèmes de pouvoir". En fait, les institutions d'accueil de type MAS fonctionnent avec et imposent leurs propres systèmes de représentations et de références.

Ethnographie d'une pratique professionnelle

     Initier et réaliser une ethnographie institutionnelle comme démarche d'analyse interne a donc de bonnes chances de déboucher sur une expertise participative au service d'une démarche d'évaluation interne des pratiques. Elle nous oblige à penser, sous un angle différent, le concept même de "prise en charge". C'est là sa principale richesse et en même temps, sûrement, son plus grand "handicap" car cette démarche si elle représente un véritable enjeu atteint rapidement ses limites. Ainsi, sa mise en oeuvre - qui s'apparente à un dévoilement des pratiques professionnelles se fonde d'abord sur une volonté institutionnelle émanant des responsables, des décideurs ou donneurs d'ordre. Ceux-ci suspectent souvent une entreprise de remise en cause de leur légitimité ou une évaluation trop critique des fonctionnements. Elle se fonde ensuite sur une implication personnelle des agents du quotidien. Ces derniers pensent souvent qu'il est impossible de quantifier ou de qualifier une activité comme la leur, de la transcrire et/ou de la décrire tout en déplorant qu'on ne leur accorde que trop rarement la parole. Par ailleurs, ce type d'expertise fait appel à une démarche méthodologique dont l'enseignement n'est pas encore "courant" dans les instituts de formation en travail social. Elle est souvent réalisée par des travailleurs sociaux - en poursuite d'études dans différentes disciplines des sciences humaines - qui éprouvent généralement beaucoup de difficultés à légitimer et faire reconnaître les travaux et évaluations qu'ils proposent sur leurs pratiques auprès des décideurs et/ou auprès de la communauté scientifique. Il en est de même de leur statut de praticien-chercheur. Par ailleurs, cette démarche méthodologique n'est pas aisée et demande beaucoup de rigueur.

     Ainsi, l'utilisation du carnet de bord - équipement indispensable pour fixer les expériences des agents comme celles du chercheur - (im)pose deux contraintes majeures: la régularité de la transcription et la mesure de l'implication et/ou du rôle du chercheur. Pour la première, j'avais opté, dans ce travail, pour une prise de notes au jour le jour au cours de différentes séquences de prise en charge et/ou de temps de discussions collectives (lever, toilettes, repas, transmission des consignes, situation de crise...) dans un cahier comportant sur la page de gauche les observations brutes (les points abordés dans une réunion, les prises de parole...) et sur la page de droite mes commentaires "à chaud" sur ce qui venait d'être dit ou observé ("c'est toujours les mêmes discussions", "untel est encore revenu sur ce problème", "le directeur n'a apporté aucune réponse"). Cette régularité est souvent difficile à maintenir, le praticien-chercheur a parfois l'impression d'omettre des éléments importants, de se répéter au jour le jour. Surviennent aussi des phases de découragement dans lesquelles le carnet n'est plus rempli. Pour ce qui concerne l'implication dans un agir professionnel lors d'une recherche (vs comment garder le recul ou la distance nécessaire pour "rester chercheur") il s'agit là d'une question récurrente bien connue dans l'abondante littérature des techniques d'enquête en sciences humaines. En situation d'observation participante complète (posture qui indique un degré d'engagement du chercheur dans l'activité observée, Lapassade, 1991, p.37) cette question cependant se pose avec moins d'acuité. En effet, j'étais depuis longtemps membre effectif de ce groupe professionnel, je participais déjà à l'ensemble des pratiques "du dedans" mais surtout je visais clairement, par cette description et cette analyse des fonctionnements institutionnels, une transformation de ces derniers. Ce que d'aucuns apparentent aussi à une démarche de recherche-action ou de socioanalyse.

     En outre, une des difficultés majeures de ce travail réside dans l'exploitation et l'analyse des informations et des données recueillies. En effet, la description des pratiques professionnelles doit se faire à partir d'un corpus construit, travaillé et analysé tout au long du travail de prise en charge. Cette collecte est donc, essentiellement, le fruit de multiples rencontres et interactions dont les formes devront être progressivement catégorisées pour servir de base à l'analyse et/ou au diagnostic. Il faut aussi maîtriser la nature à chaque fois particulière des formes et intentions de communication orales et écrites. Par ailleurs, c'est un truisme de dire qu'il est impossible de recueillir toutes les représentations et rhétoriques dans et sur un fonctionnement institutionnel et/ou des pratiques professionnelles surtout auprès des personnes handicapées mentales vieillissantes. Elles sont innombrables, riches de complexité et montrent l'extrême difficulté d'avoir une prise sur les réalités internes de ce type d'institution d'accueil. Tout se passe comme si, chaque personnel, dans ses pratiques de prise en charge, invente en quelque sorte sa propre histoire, son savoir-faire et son "savoir-être avec" la personne handicapée mentale vieillissante. Par ailleurs, on peut observer qu'une institution donnée est toujours liée à un fonctionnement donné, particulier, voire sans équivalent. Chaque groupe (ou équipe) coconstruit, souvent et simplement en y adhérant, des sous-fonctionnements qui, s'ils prennent de l'importance, deviennent dans les "mondes restreints" de l'institution, un fonctionnement "universellement reconnu" défiant ou prévenant toute critique ou expertise.

Conclusion

     Le lecteur aura remarqué que les apports de l'école sociologique de Chicago - et la technique de l'observation participante et l'utilisation de documents personnels, officiels qui la caractérisent - constituent la référence théorique et méthodologique centrale de cette démarche. La posture d'investigation décrite ici répond aussi à cette préoccupation centrale de l'interactionnisme symbolique qui postule que: "ce que l'on recherche n'est pas "déjà là", à titre d'une hypothèse préformée, mais doit émerger dans et par le processus de la recherche". (Lapassade, 1991, p.60).

     Dans cette démarche, les catégories d'analyse ne sont pas établies telles des normes ISO permettant de mesurer les constantes d'une prise en charge institutionnelle dite de qualité; elles doivent d'abord émerger au cours du travail d'analyse interne. La multiplication de ces démarches d'observation participante et d'élaboration des "savoirs locaux" permettrait d'une part de mieux appréhender une réalité difficile en identifiant au jour le jour, les besoins et demandes pour une gestion coconstruite des projets institutionnels et d'autre part, la confrontation de ces derniers à un niveau interinstitutionnel et la systématisation de recherches sur les fonctionnements institutionnels. La mise au jour de ces pratiques dans plusieurs institutions du même type permettrait, enfin, de commencer la construction d'une véritable "praxis" de la prise en charge des personnes handicapées mentales vieillissantes. Cette praxis des professionnels du quotidien ne devrait pas aboutir à un catalogue (forcément incomplet) de situations de prises en charge locales ou à des luttes de distinction mais au contraire permettre une gestion professionnelle des savoirs locaux et la mise en oeuvre d'une véritable expertise participative (au sens où l'emploie Jean-Yves Trépos, 1996).

     Reste à trouver ceux ou celles qui initieront cette nécessaire mise au jour.

Vincent Meyer

Références bibliographiques:

Boumard, P. (1989), Les savants de l'intérieur, Paris, Armand Colin.

Brandého, D. (1991), L'usure dans l'institution, Rennes, ENSP.

Hess, R. (1989), Le lycée au jour le jour, Paris, Méridiens Klincksieck.

Lapassade, G. (1991), L'ethnosociologie, Paris, Méridiens Klincksieck.

Leveratto, J.M. (1991) "La co-construction de la réalité professionnelle au quotidien: faire l'éducateur", in Connexions (57).

Trépos, J.Y. (1996), La sociologie de l'expertise, Paris, Presses universitaires de France.


Notice:
Meyer, Vincent. "Les enjeux et limites de l'élaboration du savoir local: le cas de la prise en charge institutionnelle des personnes handicapées mentales vieillissantes", Esprit critique, vol.04 no.07, Juillet 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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