Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.07 - Juillet 2002
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Numéro thématique - Été 2002
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La recherche en travail social
Sous la direction de Hervé Drouard
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Articles
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Recherche en travail social et imaginaire
Par Georges Bertin

Résumé:
L'exercice quotidien du Travail social lorsque l'on veut le regarder dans une distance/présence, est le plus souvent marqué par l'implication de ceux qui sont à la fois ses critiques et ses acteurs, et ce à partir des mêmes lieux et temps d'exercice puisqu'un grand nombre de recherches produites sur le Travail Social le sont par ses propres acteurs. Les travailleurs sociaux en recherche active ne sauraient, de plus, faire l'économie des dimensions imaginaires de l'exercice de leur action. Celle-ci, dans ses dimensions implicatives, est, en effet, à la fois en prise sur une actualité incontournable 'Loi sur l'exclusion, Politiques de la Ville pour la France...), et une culture affirmée, quasi clanique, qui lui confère une position spécifique dans le champ. Elle fait à la fois sa force et sa fragilité. Dans cet article nous nous proposons de travailler sur ces bases les catégories de l'intervention sociale que nous mettrons en rapport avec les particularités vécues de ses acteurs lesquelles nous paraissent marquées par un imaginaire activant et leurs capacités projectives et l'institution de pratiques également vécues comme instituantes. Ce faisant, nous interrogerons les postures du Travail social dans ses modifications prévisibles sur le champ social.


"Les changements décisifs ne marchent pas au pas de l'oie".
(Gilbert Durand).

     Si nous observons, ces temps-ci, de nombreux efforts souvent méritoires de compréhension des réalités du Travail Social, il nous faut bien constater que ses définitions fonctionnelles, aujourd'hui monnaie courante, ne prennent pas en compte un Imaginaire du Travail Social, principalement culturel, puisant ses images, à chaque moment de son exercice latent ou élaboré, dans un stock fini et intemporel de figures inconscientes. Il est, de fait, pluralitude faite de la "tigrure" constitutive du sujet humain (Durand, 1980) et participe de la réhabilitation de l'imaginaire, de ce vieux fanatisme de l'humain qui exaltait André Breton (1988).

     C'est en effet, pour nous, d'abord, de regard qu'il s'agit dans l'exercice quotidien du Travail Social et l'on peut, de ce fait, se demander s'il élabore ses concepts sur des images ou encore si les concepts que ses acteurs développent dans leur exercice ne sont que des rationalisations d'images préformées. Ce rapport au regard, en ses diverses assomptions historiques, justifie pour nous d'une culturanalyse, au sens d'Edgar Morin (1984), donnant lieu à des comparaisons pour y repérer à la fois des constantes et des dynamismes.

Les rapports du Travail Social et de l'Imaginaire sont, en effet:

  • d'actualité, ils participent d'une mutation de l'esprit contre les savoirs clos et fragmentaires, de la révolution radicale du Nouvel Esprit Scientifique (Connes et al., 2000). Ils dissolvent le rapport Objet/Sujet, sont dialectiques, poiëtiques (Barbier, 1997), explorant les mythologies à l'oeuvre lorsque se rencontrent l'individu et le collectif. Le rapprochement effectué par les travailleurs sociaux dans leur pratique entre diverses zones contiguës du savoir, psychologie et sociologie, et encore ethnographie, histoire, géographie sociale..., aboutissent, de fait, à la création d'une zone mitoyenne d'échanges et de conflits. Le Travail Social y est effort compréhensif et opératif à la fois, et nous semble orienté dans le sens de l'aspiration à l'unité d'une anthropologie sociale appliquée prenant en compte le phénomène humain dans toutes ses composantes. Une telle approche postule en effet un sujet humain un et indivisible, toutes les disciplines concernant l'homme dans son histoire et dans la société étant intimement liées et le Travail Social acquiert, comme heuristique, une fonction irremplaçable: celle de créer une variété d'espèce au sein des Sciences humaines qui contribuerait, si elle était reçue en tant que telle, tant soit peu à décentrer les points de vue trop monolithiques, verticaux et linéaires des disciplines plus instituées. Ces points de vue sont de fait:

  • sans cesse résurgents car procédant d'un Imaginaire pulsionnel, social ou collectif, sacral ou religieux et de fait interprétables à plusieurs niveaux de sens:

a) synchronique et cela relève d'une démarche anthropologique,

b) diachronique, et le projet politique du Travail Social y peut être atteint grâce aux catégories de l'analyse diacritique.

     L'un et l'autre niveaux étant en interaction pour éclairer le sens de notre vie, de nos actions, car, "il n'y a qu'une science des hommes dans le temps, écrivait Marc Bloch (1965), et qui sans cesse a besoin d'unir l'étude des morts à celle des vivants."

Essai de culturanalyse du travail social

     "Nous aspirons à une sécurité dans nos relations, mais rien n'existe au monde qui se puisse appeler sécurité, nous devons nous rendre compte que la sécurité n'existe dans aucune de nos relations, que rien n'est permanent dans le monde psychologique" (Krishnamurti, 1967, p.136).

De façon courante, les chercheurs s'attachant à définir le Travail Social le situent le plus souvent en tant que système de connaissances très fonctionnelles en raison même de la luxuriance de ses préoccupations pratiques. L'on pourrait ainsi soutenir comme paradoxe que les poètes, par exemple, ont parfois approché les phénomènes qui nous intéressent de façon plus pertinente que la plupart des spécialistes du sujet.

     Ainsi André Breton (1988, p.388): "mon attention, en proie à une sollicitation traite la pensée adverse en ennemie... Il n'est point de conversation où ne passe quelque chose de ce désordre" et encore: "rétablir dans sa vérité absolue, le dialogue, en dégageant les interlocuteurs des obligations de la politesse?"...

     Mieux qu'une recherche expérimentale, impuissante à gérer nos thématiques de recherche, outre le fait qu'elle ne parvient souvent, laborieusement, qu'à illustrer moins encore qu'à vérifier, - le mot n'ayant ici aucun sens dans la mesure où l'Imaginaire est prépondérant-, il nous faut nous tourner vers ce que les poètes ont perçu en fulgurance et d'instinct, par une opération mentale de nature synthétique. Dans la mesure où les poètes sont, comme les travailleurs sociaux au coeur des influences du milieu social, ils réactivent, peut-être plus que les autres individus, les intimations d'ordre bio-psychique qui émergent de leurs interactions avec les partenaires rencontrés dans leur perception des réalités instituées, au carrefour de ce que Gilbert Durand (1979) a nommé le trajet anthropologique.

     S'il est courant d'opposer la rigueur de l'approche rationaliste, laquelle engendre des perturbations évidentes dans les milieux observés, à l'approche policée des conventions sociales, force nous est de constater qu'au coeur de toute recherche en Travail Social, est présente la notion de conflit, à la fois moteur et outil, du fait même que l'on touche à des phénomènes vitaux.

     "De la vie en nous à la vie hors de nous, écrivait déjà le philosophe Emmanuel Mounier (1946), des conflits sont inévitables. de multiples discordances affrontent les buts conscients de l'individu, les buts de l'espèce, ceux de l'univers et ceux des autres individus."

     Après cela que l'on se pose la question des techniques, des réseaux et des effets de la communication dans le champ du social, cela ne peut que sembler légitime, il n'empêche qu'en aucun cas, ce type de réflexion ne saurait être constitutif d'approches soucieuses de ne pas se cantonner aux pré notions.

     Résumant ses analyses sur le célèbre Roman de la Rose, Jean-Charles Payen (1976, p.10) écrivait: "le mal procède de l'avoir et point de l'être, de la possession naît la fraude, la police et l'armée, l'argent a pourri l'homme, le mensonge permet la séduction mais le paradis demeure accessible pour ceux qui sont parvenus à se désaliéner". Le discours sur l'étude littéraire rejoint, ici, dans sa vérité, celui qui porte sur les relations humaines et sociales.

     Ainsi, Jacques Ardoino (1975) parle d'une "intelligence du désordre qui se fait souvent apologie de la subversion". Pour acteurs et partenaires, pris dans un même mouvement, le Travail Social est nécessaire à la conquête de l'autonomie car il favorise le développement de l'esprit critique dont on attend une moindre complaisance à la répression, à l'aliénation, ou à l'inversion des rapports de production qui est le véritable objet d'un tel apprentissage. N'est-il pas, in fine, quête du paradigme perdu de la nature humaine, de la parole perdue, lorsque l'on constate "que ce qui meurt partout, ça n'est pas la notion d'homme, mais une notion insulaire d'homme retranché de la nature et de sa propre nature" (Morin, 1973). Quel travailleur social n'en fait pas quotidiennement la cruelle expérience?

     A cet exercice, nous nous livrons déjà par le simple fait de nous interroger.

     Et, si, comme le pensait également Payen (1976), "le savoir affranchit celui qui le pratique", cet effet de transformation de nos êtres n'est-il pas, au fond, ce que tend à atteindre toute recherche sociologique et psychosociologique sur les pratiques du Travail Social.

     Dans notre répugnance à nous l'avouer, nous en jouons en créant un mur quasi imprenable de faux semblant? Et le travailleur social n'est-il pas, toujours porté à ériger la lucidité en principe d'occultation.

     A côté des partisans de l'Ordre qui se retrouvent dans la complaisance aux impératifs de l'organisation, par ailleurs également objet d'études, le Travail Social ne doit-il pas se donner mission de mettre l'accent sur les anti systèmes, sur l'irrationnel, sur l'affectivité et la turbulence des groupes sociaux; ce faisant, ne tendrait-il pas, quasi ontologiquement, à l'adoption, pour lui-même, d'un statut de système culturel global? On pourrait s'en assurer en observant ce qu'il met en jeu, et ce qu'il donne à voir de lui-même successivement, sous plusieurs points de vues puisque, aussi bien, il apparaît dans notre pays à travers plusieurs constellations de chercheurs.

1) D'abord, "lieu de rencontre de l'individu et de sa culture, lieu de rencontre de la parole sociale, point où celle-ci s'étudie" (Lapassade, 1970), n'est-il pas aujourd'hui lui-même une culture qui pour être marginale n'en est pas moins réelle et partagée dans la mesure où son message assume presque toujours une subversion?

2) Il est ensuite un système de codes, de signes linguistiques qui le traversent et lui donnent une certaine couleur. Elle n'appartient d'ailleurs qu'à son propre champ de références, au carrefour de plusieurs préoccupations et de différentes disciplines, dans le conflit suscité par l'articulation commande institutionnelle/demande des sujets concernés.

3) Il est aussi lui même un système social, une forme/figure qui se donne aujourd'hui comme telle après s'être taillé son domaine à coups de serpe dans le champ social et culturel et notamment, mais pas uniquement, universitaire tout en restant toujours, avec quelque élégance, à sa marge.

4) Enfin, il est vécu au quotidien par des milliers de gens, les publics du Travail Social, ses acteurs, avec des variantes presque indescriptibles, tant elles sont ramifiées et ce, d'autant plus que dans chaque individu, habite une société, celle de ses personnages imaginaires, des héros qu'il admire, des idéaux qui l'animent.

Le travail social: une culture

     Sur le plan scientifique, le Travail Social est un corpus de savoirs paradoxaux, comme le fait remarquer Jean-Pierre Deconchy (1989) faisant observer, à propose des sciences humaines, que tout savoir scientifique ne peut être marqué par la singularité des situations alors que c'est précisément sur ces singularités là que travaillent les acteurs sociaux, qu'il n'est dépendant ni de celui qui connaît, ni de l'objet connu, ni du site culturel et social où il est produit, alors que c'est précisément sur ces terrains et particularités là que portent les efforts d'interprétation des travailleurs sociaux.

     Cependant, force nous est de constater, ne serait-ce que par l'analyse des productions culturelles sans cesse grandissantes des milieux du Travail Social, de la prolifération des écoles, qu'une nouvelle Culture est née à l'horizon des années de la contestation qui ne cesse, y compris dans notre pays, de se répandre, de subir des transformations.

     Si la psychanalyse avait pour ambition d'apporter la peste au nouveau monde, il est probable que le Travail Social, en tant que savoir constitué mais peut-être aussi tout à la fois en tant que méthodologie d'intervention, apporte aux Sciences humaines et sociales un parti pris de liberté certes jamais définitivement acquis mais indispensable à la mise en oeuvre de toute tentative de connaissance fondée sur la réalité de la nature humaine, laquelle est en permanence et totalement soumise aux influences de son entourage, aux liens créés par chaque individu, quand il a pris la peine de s'assurer que ceux-ci étaient libres. Ils constituent le facteur fondamental de la transformation des individus et des sociétés... Curieusement, alors que ce constat a été depuis longtemps formulé Outre Atlantique notamment dans les cercles d'études de l'Ecole de Chicago (Coulon, 1989), nos mentalités cartésiennes, plus frileuses, n'ont cessé de ce côté- ci de cultiver une certaine défiance vis-à-vis de ses postures critiques et impliquées, alors que tout l'enjeu du devenir de ces méthodologies consiste justement à travailler cette critique et ces implications. Georges Herbert Mead faisait ainsi, dans la première partie du vingtième siècle, de la posture pragmatique développée au contact notamment des réalités du Travail Social une philosophie de l'intervention sociale.

     Entre Haut et Bas, Passé, Présent et Futur, Communicable et Incommunicable, Vie et Mort, Imaginaire et Réel, Individu et Collectif, entre l'Un et le Multiple, entre le pôle auto et le pôle hétéro, n'est-il pas dans la nature même du Travail Social, comme ensemble d'ethnométhodes charnières (Coulon, 1987), de faire le point, (au sens maritime de l'expression), sur les capacités des individus et des groupes à gérer leur socialité en fonction des influences qui président à l'adoption de leurs choix culturels et politiques, de leurs inscriptions sociales? Et ceci est sans doute le fait même des énoncés culturels.

     Mieux ou plus complètement, le Travail Social est confronté aujourd'hui, car cela ne peut qu'intéresser son objet, à des systèmes philosophiques et idéologiques, aux influences des découvertes de la psychologie et de la psychanalyse, à celles des milieux et des communautés de base, à l'histoire des peuples qui affectent également profondément les systèmes d'interaction et leurs conditionnements économiques. Il n'échappe pas à certains terrorismes cognitifs ou économicistes.

     Pourtant, il peut difficilement faire l'économie du concept de globalité ce qui nous paraît fonder assez exactement la notion de système socioculturel et sa recherche d'une finalité est indissociablement liée à l'existence de son "champ anthropologique ". " Faire " dans le Travail Social, c'est, nécessairement, se donner les moyens d'une anthropologie appliquée aux situations rencontrées, sauf à scotomiser le réel, à se couper de ce qui fait justement les spécificités qu'a dégagées le Travail Social dans la manifestation de réseaux interactifs.

     Et précisément, la Culture spécifique au Travail Social, n'a t-elle pas pour finalité de provoquer ou, à tout le moins, d'élucider la rencontre des sociocultures: celles des individus en présence, celles des groupes dans leurs confrontations, celles des communautés, dans leur rapport antagoniste aux sociétés, et celle de ces divers niveaux d'appréhension dans leur interaction?

     Comprendre les phénomènes plus spécifiques des groupes sociaux rencontrés dans nos pratiques, n'est-ce pas reconnaître la prégnance du symbole comme moyen privilégié d'interprétation, d'où, prendre parti pour une herméneutique si, comme le pense Paul Ricoeur (1969), "la Culture est faite de toutes les procédures par lesquelles l'homme échappe, sur le mode imaginaire, à la situation sans issue de désirs qui ne peuvent être supprimés ni satisfaits".

     C'est, au- delà des questions de fonctionnement et de dysfonctionnements des collectifs concernés, se poser véritablement des problèmes de nature anthropologique même si le prisme privilégié d'observation est celui des groupes humains, lesquels sont objets/sujets d'anthropologie. C'est refuser d'éluder la question du changement social et culturel dont les méthodologies psycho-sociales nous ont appris à reconnaître l'opportunité comme questionnement lorsque le travailleur social se trouve, du fait de sa capacité et de sa technicité à intervenir, (- à venir entre -), en position de révéler le sens, de faire circuler la parole entre les diverses composantes des groupes sociaux et les niveaux d'organisation des institutions.

     Il est en effet intermédiaire entre l'individu isolé et ses représentations imaginaires s'originant dans le psycho-affectif et la société globale non moins porteuse de significations imaginaires sociales: idéologiques, économiques, politiques.

     Il "intervient" de ce fait sur la question des pouvoirs, de leur recouvrement par les individus, les collectifs institutionnels, les contre-pouvoirs "étincelles, selon le mot de Gérard Mendel (1978), d'une "anti-misère politique" dont l'Institution constitue le lieu de l'expression le plus courant.

     Appliquée au Travail Social, l'anthropologie ne saurait se laisser réduire à une seule dimension. La différence entre le maniement des méthodologies des diverses "tribus" de travailleurs sociaux provient peut-être plus des champs jusqu'alors choisis que de leurs projets de connaissance qui nous semblent bien proches dans la recherche de l'universalité de la nature humaine en ses diverses épiphanies.

     "En effet, pour citer à nouveau Emmanuel Mounier (1946), c'est l'élan personnel tout entier, uni à un élan collectif, qui dans l'univers global se cherche des sphères d'épanouissement, et non pas seulement des moments de satisfaction...".

Signes extérieurs de richesse du travail social

     Dans une société qui ordonne ses schèmes de références au paraître (Debord, 1993), lequel tient souvent lieu d'étalon-valeur, étudier le système des signes du Travail Social, se poser la question de ses valeurs, c'est se poser celle de ses langages, de ses codes et il est intéressant de citer sur ce point l'approche constructiviste.

     Celle-ci assume la réalité sociale comme matière à interpréter. Elle résume en elle-même un système symbolique surdéterminé par l'univers des signes, depuis que nous sommes passés pour reprendre l'expression de Gilbert Durand, du symbolique au sémiotique.

     R. Ghiglione (1986, p.102) insiste sur les aspects constructifs de la communication qualifiée par lui de persuasive quand elle a pour but, sur la base d'une prise en compte du statut social, de produire un changement d'opinion chez les sujets-cibles, récepteurs supposés et rendus entièrement passifs, comme privés de parole. Cependant, lui-même prend en compte les capacités d'activité du sujet, cognitivement actif et en arrive à proposer des arguments venant battre en brèche la thèse du schéma unidirectionnel mais avec des changements d'opinion plastiques, c'est-à-dire que le sujet revient à sa position première. Il en arrive même à proposer un contrat de communication en répondant à la question: "qu'est-ce que communiquer?" et reconnaît que cette réalité se construit à l'aide des systèmes de signes, en acceptant un certain nombre de principes:

pertinence: les intra-locuteurs ne se reconnaissent comme interlocuteurs qu'à partir de la reconnaissance de leur compétence linguistique,

réciprocité: l'intra-locuteur peut être considéré comme un inter-locuteur,

contractualisation: du fait d'accommodements successifs, les partenaires en présence reconnaissant les règles des échanges,

influence: axé sur les enjeux.

     De ce fait, communiquer c'est "co-construire une réalité à l'aide d'un système de signes, en mettant en oeuvre une mécanique interlocutoire qui vise à assurer- dans le respect des règles et principes - par le jeu des validations interlocutoires: tout d'abord le passage d'une situation potentiellement communicative (définie par le partage d'enjeux) à un contrat de communication effectif, et ensuite le bon déroulement du contrat de communication." (Ghiglione, 1986).

     Interrogé de cette façon, le Travail Social reconnaît dans ses structures les difficultés qu'il éprouve à définir son champ, il a ses chapelles et ses académies, ses marginaux et, déjà, ses mandarins, mais ce qui nous semble plus important, il définit également ses formes instituées en fonction de ses modalités d'intervention, des techniques qui concourent à son objet. D'un côté, il apparaît que l'expérimentation semble possible mais dans la limite où les variables lui échappent le plus souvent sauf à créer artificiellement des situations de laboratoire, à la mise en oeuvre d'un jeu de variables. On illusionne de ce fait nombre de chercheurs en Travail Social en leur laissant penser qu'ils auraient capacité à manipuler des variables, dans un système de recherches hypothético-déductif. Le critère de scientificité revendiqué par les instructions officielles de préparation aux diplômes ne repose-t-il pas sur une mystification s'il concerne des procès expérimentaux?

Travailler l'implication

     Pour nous, nous ne pouvons penser la question de la recherche en Travail Social en dehors des catégories de l'implication, celle des chercheurs engagés dans les phénomènes décrits. Le courant de l'analyse institutionnelle y a puissamment contribué et Jacques Ardoino (2000) va jusqu'à émettre l'idée que l'implication est le nouveau nom de la compréhension, ce qui légitime du même coup à la fois les méthodologies de l'intervention institutionnelle, toujours cependant ordonnées à une commande sinon à une demande, et celles de la Recherche-Action, pour nous Action-Recherche, qui va postuler la place éminente du sujet-observant au coeur des phénomènes sociaux. C'est de sa praxis[1] que le chercheur tire le sens des situations rencontrées et peut intervenir.

     Au carrefour, tel Hermés, le messager des dieux, de la Modernité et de l'Archaïque, le Travailleur social agit, d'abord, sur et avec ce matériau symbolique qu'est le langage mais la spécificité de son approche provient de sa posture dans la mesure où sa parole a valeur d'agir et que les formations socioculturelles auxquelles il est confronté sont bien elles aussi dans cet ordre. Il doit tenir compte à la fois du fait que les conditions institutionnelles de la recherche influent grandement sur la recherche elle-même et du caractère indexical de chacun des faits rencontrés. D'où, il rend compte de l'objet de sa recherche en même temps que de sa propre démarche au moment où il construit le sens.

     Le travailleur social, dans les groupes, dans ses études et interventions à la jonction des champs du culturel, du social et du psychologique, ne peut manquer le rendez-vous qu'il a avec l'histoire à la fois par le medium de l'intersubjectif, déjà potentiellement actualisable en raison même des productions imaginaires qu'il sécrète, et parce qu'il institue des modèles alternatifs, contribuant à lutter contre l'aliénation, provoquant la transformation des institutions par l'émergence des figures de l'Imaginaire social qui sont, pour reprendre l'expression de Castoriadis (1975): "présentification de sens".

Vécu du travail social

     "Il faut dans le visage de l'homme considérer le mythe, la fête, la danse,le chant, l'extase, l'amour, la mort, la démesure, la guerre."

     Le sociologue Michel Maffesoli (1988, p.124), du fait de ses objets d'études, est sans doute l'un des chercheurs contemporains qui a le plus mis l'accent sur la vie quotidienne, a réfléchi sur la contemporanéité, l'anthropologie du présent.

     Il n'est pas innocent de constater que l'une des recherches sans doute aujourd'hui les plus fécondes quant à la mise en cause du statut de la recherche en Travail Social provient d'un chercheur extérieur à ce champ, démonstration s'il en était encore besoin, de la nécessité dans cet entre deux où se situent de telles recherches transdisciplinaires de parler simultanément plusieurs langages disciplinaires sauf à ne plus faire de recherche dans ce champ.

     L'Imaginaire de la vie quotidienne tient, dans ce schéma, une large place et le travailleur social atteste par sa prolifération tant de sa propre vitalité que de l'intensité des besoins qui le font naître et profiter, puisqu'il vit essentiellement des problèmes des autres, en est un épiphénomène. Il prolifère comme co-existant à cette effervescence.

     Comme les psychosociologues contemporains, Michel Maffesoli (1988) reconnaît l'existence d'un inconscient collectif qui sert de matrice à la multiplicité des expériences, rejoignant là Jacques Ardoino (2000) lorsqu'il émet l'opinion que "l'activité imaginaire infiltre constamment notre réalité quotidienne pour la structurer en lui donnant sens." Cette réalité de l'Imaginaire n'est pas sans influer grandement l'activité des travailleurs sociaux, pourvu qu'ils acceptent de la reconnaître. Il leur appartient, de fait, de contribuer, chez eux comme avec leurs partenaires, à transformer les logiques monorationnelles partout prévalentes, les visions du monde et allant de soi communément admis, en logiques à "N" dimensions, en réhabilitant le tiers, pour contribuer à enrichir la fonction critique d'une véritable intelligence des conflits, des contradictions, de la reconnaissance des différences.

     Selon que l'on sera plus proche des méthodologies inspirées par la psychanalyse, on mettra plus l'accent sur le fonctionnement groupal inconscient, et Didier Anzieu en a modélisé les analyseurs: illusion groupale, imago, fantasmes originaires, lesquels s'ordonnent à l'histoire des sujets et à leurs capacités projectives; d'autres encore travailleront plus sur l'ici et le maintenant, c'est l'immense constellation des néos-groupes avec leurs avatars sexo-relaxo-corporels, d'autres encore considéreront l'interaction des sous systèmes entre eux (posture systémique originée par l'école de Palo Alto).

     D'autres encore, accordent une place primordiale à la question du corps, à la fois lieu de significations et de refoulement, Jacques Ardoino (1999) a largement décrit les visions qui sous entendent les mises en scène contemporaines du corps à l'oeuvre dans les situations rencontrées par les travailleurs sociaux:

"- corps façonné et sophistiqué par l'organisation sociale à des fins de production et de reproduction

- corps fétichisé, marchandise et bien de consommation,

- corps fantasmé, lieu de projection des fantasmes privés comme des mythes sociaux" (Ardoino, 1999).

     La plupart des travailleurs sociaux ont pourtant fait le pari de prendre au sérieux une société d'organisations et d'organigrammes et s'efforcent d'en faciliter le fonctionnement, de la version "cercles de qualités" à la japonaise, dont on commence à s'apercevoir qu'elle ne résout rien, via les démarches qualité, à celles plus "hard" mais aujourd'hui quasiment tombée en désuétude après les enthousiasmes post soixante-huitards pour l'intervention institutionnelle qu'elle soit mâtinée de néo-reichianisme (Mendel et la sociopsychanalyse) ou plus inspirée des concepts anarcho-syndicalistes (socianalyse institutionnelle). Georges Lapassade a fort bien décrit ces émergences et leurs méthodes, concluant que la synthèse des courants potentialistes et institutionnalistes devait être élaborée par la pratique, par la recherche-action, ce qui est également le projet de Max Pagés (1966) appelant à la maîtrise de l'une et l'autre dimensions.

     S'il est vrai que ces théories et leurs tentatives de mise en pratique ont marqué d'une façon indélébile la recherche dans ce champ, il semble que leurs apports fondamentaux commencent maintenant à être complétés, si ce n'est discutés, par une nouvelle génération de chercheurs qui ont fait une démarche quelque peu inverse dans la mesure où ils viennent à la théorie à partir de leur pratique. Les travailleurs sociaux ont largement contribué à ce courant proprement instituant lorsqu'ils tentent la conjugaison personnelle de la solitude et de l'expérience de la solidarité (Pagès, 1966).

     Cette modification de posture, (dans le cas précédent, les chercheurs allaient sur le terrain intervenir en faisant l'expérience de leur théorie), devrait avoir comme effet de repenser les méthodes et outils du Travail Social au service du développement d'une plus grande lucidité des praticiens devenus chercheurs sur la base de leur implication, réelle, historique (au sens où ils sont bel et bien des acteurs historiques qui modifient les situations rencontrées au moins autant qu'ils sont modifiés par elles) et non construite si nous voulons éviter selon la belle expression de Jean François Gomez (1999), que "le dogme chasse la vie".

     Nous avons bien conscience que dire cela, c'est poser, dans ce champ aussi, la question du désir, seul ressort du monde, écrivait André Breton.

     Mais n'est-ce pas déjà une autre histoire?

Georges Bertin

Notes:
1.- A distinguer ici des pratiques, la praxis est de l'ordre des finalités, de l'institution et du politique, (niveau praxéologique), les pratiques sont référées à l'organisation, au programme, aux méthodes et combinatoires, restent de l'ordre du pratico-inerte si elles ne sont pas ordonnées au projet, à la visée.

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Notice:
Bertin, Georges. "Recherche en travail social et imaginaire", Esprit critique, vol.04 no.07, Juillet 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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