Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.06 - Juin 2002
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Compte rendu critique
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Une utopie de la raison, essai sur la politique moderne
Par Georges Bertin

Ouvrage:
Wunenburger, Jean Jacques. Une utopie de la raison, essai sur la politique moderne. Paris, La Table Ronde, Contretemps. 2002. 239 pages.


     Après sa Philosophie des images (PUF 1997), Jean Jacques Wunenburger nous livre ici un très intéressant travail de réflexion sur l'idée même de raison politique et de ses effets dans notre monde moderne.

     Constatant, avec tant d'autres, l'impuissance dans laquelle se trouvent nos sociétés à reconquérir la sphère du politique, le plus souvent discréditée, vilipendée, désertée, Jean Jacques Wunenburger, qui laisse les penseurs médiatiques à leurs talents d'imprécateurs, se penche avec la précision et la finesse dans l'analyse dont il est coutumier, sur les causes réelles et sérieuses de la déréliction unanimement constatée du politique.

     Le problème, énonce-t-il, ne vient-il pas du fait que nos institutions, dont la République contractuelle et laïque est en quelque sorte le paradigme, ont été construites à la période moderne par les penseurs de la vie politique à la manière dont les scientifiques construisent leur objet naturel "en inventant un bel artefact"(p.10)?

     Or, et l'auteur se réfère ici à Gaston Bachelard, la science a été contrainte de se doter d'épistémologies néo-rationnelles, post cartésiennes: "le principe d'identité a dû faire place à certains usages du principe de contradiction, la causalité linéaire a dû s'emboîter à l'intérieur de causalités complexes, multidimensionnelles et rétroactives", ce qui remet en cause le principe même d'une objectivité devenue plus faible, relativiste.

     La rationalité du politique en subit inévitablement le contrecoup, débarrassée qu'elle se trouve de l'obsession de la pureté, thème également présent chez Jacques Ardoino, analysant les relations entre altérité et altération[1].

     Jean Jacques Wunenburger, dès lors, nous conduit au travers des formations politiques qu'il analyse avec une grande érudition: la Cité Antique, l'Âge d'Or, la République de Platon, les communautés mystiques, l'autorité royale et monarchique, les modèles utopiques de Thomas More à Mao Tse Toung, via Campanella et les socialistes utopiques. Il nous montre alors à chaque fois l'oscillation continuelle auxquelles elles se livrent entre Mythe et Raison, entre les figures du pouvoir et celles du religieux.

     Ainsi, le genre utopique, né en 1517 avec Thomas More, a tenté de mettre en oeuvre un dispositif optique assurant la transparence des parties et facilitant la vision panoramique et intégrale de la Cité, le "solaire y devenant l'emblème de la vertu" (p.121) car "l'utopiste est avant tout celui qui attend d'un regard à l'intensité éblouissante le pouvoir d'éclairer l'humanité".

     La Société Moderne, fondée sur le contrat n'échappe pas à ce parti pris, les nouvelles rationalités proclamées: univocité, transparence, solidité, fonctionnalité, contribuant à disqualifier les représentations du politique. Dans cette perspective, le Maître et la Loi, figures du pouvoir rationnel, s'imposent aux consciences individuelles quand le panoptique est omniprésent.

     Et Jean Jacques Wunenburger de nous interroger: la loi impersonnelle émanée des Lumières est-elle toujours le meilleur garant de la liberté des citoyens quand "l'obéissance du sujet moral et du citoyen relève d'une soumission totale de la nature empirique à un ordre moral auquel il ne saurait désobéir"? (p.151), sorte d'idéalisation de la Loi sacrée analogue à celle des religions de la Révélation. Mais, souligne l'auteur, suffit-il qu'une injonction de l'Etat soit tenue pour légitime pour qu'elle soit effectivement exécutée?

     Conduisant alors sa réflexion autour de l'examen de ce dilemme de l'Egalité et de la Liberté, Jean Jacques Wunenburger nous rappelle que l'idéal de paix civile fondée sur le contrat, devenu la référence privilégiée de la philosophie moderne se trouve en fait déjà préfiguré dans le mythe antique de la généalogie des premières sociétés qui seraient passées d'un âge prématuré de violence néfaste à un ordre juridique marqué par la Loi (p.185). Cette figure mythique et évolutionniste de la paix, qui dévoile clairement les présupposés d'une tradition de rationalisation philosophique dominante, présuppose une opposition entre:

  • Nature et Culture,
  • Instinct et Institution,
  • Mal et Bien,

neutralisant l'instance belliqueuse par l'instance pacifiante (p.187).

     Alternativement, le mythe de l'Âge d'Or n'interprète pas la paix "comme une forme historique née d'une émancipation à l'égard d'une nature mauvaise, mais se confond d'emblée avec une nature originelle tenue pour sacrée".

     Enfin, une troisième approche figurative de la paix se rencontre pour l'auteur dans le mythe religieux monothéiste qui a trait à la fin des temps (eschatologie).

     On voit comment et combien ces grandes images conditionnent notre être-ensemble et l'on pourrait s'attacher, en reprenant la grille de lecture que nous propose Jean Jacques Wunenburger, à interpréter, par exemple, les discours électoraux, comme les positions nationales et internationales des leaders politiques.

Il n'en reste pas moins que notre idéal de démocratie, hérité des Lumières, qui a permis d'émanciper la sphère du politique de celle du religieux, doit être aujourd'hui interrogé sauf à constater de plus en plus les nombreux effets de retour du refoulé social et culturel émanant de groupes de pressions ou d'influences du religieux de plus en plus actifs dans la société civile.

     Dans la mesure où décroît le mythe de la volonté générale rationnelle, s'ouvre en effet le champ pour une redécouverte de ce que Jean Jacques Wunenburger nomme les "nouvelles normes communes d'une autoproduction collective". Castoriadis parlait, lui, d'institution imaginaire de la société et définissait le politique comme "une activité collective et réfléchie et lucide, visant l'institution globale de la société[2]".

     Se pose désormais pour l'auteur la question du maintien de l'opposition moderne entre démocratie et religion, de la possibilité et de la légitimité d'une pluralité de voies de réalisation de l'idée démocratique (p.202), soit d'en appeler à une nouvelle alliance du religieux et du politique. L'auteur interroge à ce sujet les modèles américains et juifs comme le catholicisme de Jacques Maritain.

     Suggérant l'institution d'une instance interprétative qui serait le lieu où, dans l'individu, le privé et le public se rejoindraient, Jean Jacques Wunenburger, à l'âge herméneutique auquel nous sommes parvenus, opte pour une dénonciation des système idolâtriques (le communisme et le libéralisme) qui ont marqué le vingtième siècle, également orientés l'un et l'autre à la recherche de satisfactions matérielles. Et d'en montrer les effets dans le rétrécissement des idéaux, des buts et voies de la réalisation de chacun tandis que la sphère publique se déclare impuissante.

     Fac à l'épuisement du politique comme modèle symbolique, lequel débouche soit sur le scénario de la décadence soit sur celui du sursaut existentiel et transcendantal, le remède se trouve, pour l'auteur, dans la restauration d'une souveraineté politico-religieuse au sens instauratif du terme.

     Cet ouvrage qui s'inscrit dans le droit fil des réflexions du précédent sur la restauration du mode de pensée symbolique, nous en livre ici une application d'autant plus convaincante que les événements du 11 septembre au cours desquels on a vu dans un même mouvement les fous d'Allah et le président des États-unis d'Amérique se réclamer de la pensée religieuse, nous invitent, de façon pressante, à revisiter nos catégories politiques.

Georges Bertin

Notes:
1.- Ardoino Jacques, Education et Politique, Paris, Anthropos, 1999, 2ème éd.
2.- Castoriadis Cornélius, Figures du pensable, les carrefours du labyrinthe, VI, Paris Le Seuil, 1999, p.129.
Notice:
Bertin, Georges. "Une utopie de la raison, essai sur la politique moderne", Esprit critique, vol.04 no.06, Juin 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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