Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.05 - Mai 2002
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Compte rendu critique
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"Le Nouvel Esprit de Famille - Enquête tri générationnelle"
Par George Bertin

Ouvrage:
Attias-Donfut Claude, Lapierre Nicole, Segalen Martine. Le Nouvel Esprit de Famille - Enquête tri générationnelle. (Paris, Editions Odile Jacob, 2002).


     Martine Segalen et son équipe viennent de faire paraître chez Odile Jacob une enquête sur la famille qui vient paradoxalement à la fois heurter les idées reçues et marquer un véritable tournant dans le rapport, forcément empreint d'affectivité, que nous entretenons à la question familiale.

     Déjà, en 1991, Henri Leridon (INED) nous avait renseignés sur l'évolution des formes familiales: monoparentalité, divortialité, nuptialité plus tardive, recomposition familiale, cohabitation, déclin de la fécondité dont il faisait remonter l'origine avant mai 1968, en 1964, très exactement, lisant dans les courbes démographiques une inflexion alors décisive quand l'indicateur conjoncturel passant de 1964 à 1975 de 2,9 enfants par femme à 1,9, la proportion de naissances hors mariages allait passer de 1965 à 1989, de moins de 6% à 28%. Ces changements, estimait-il alors, allaient entraîner des conséquences sur la structure des familles et sur celle des ménages.

     Plus récemment (1994), le même insistait sur le fait que le mariage n'était plus une nécessité sociale, la vie de couple commençant le plus souvent avant lui, les transformations de la vie familiale en Europe de l'ouest s'alignant peu à peu sur un modèle suédois moins répandu dans le sud Méditerranéen.

     Toutefois, l'enquête INSEE 2001 nous indique que les naissances connaissent, depuis deux ans, en France, un boom inédit depuis vingt ans (774 000 naissances) tandis que le taux de nuptialité était de nouveau à la hausse (305 000 mariages) et la nuptialité des femmes augmentant de manière significative (1,9 en 2001 contre 1,73 il y a cinq ans) tout en observant un recul des âges de la maternité (au-dessus de 30 ans). Le taux de divortialité atteint, lui, 38,9%.

     C'est dire si ce travail d'enquête réalisé en deux séquences (1992 enquête quantitative et 1996 enquête qualitative) rencontre aujourd'hui notre intérêt en nous faisant mieux cerner les modèles sous-jacents à l'oeuvre.

     Réalisée à partir de l'interrogation de 1999 individus appartenant à la génération dite "pivot" (personnes nées entre 1939 et 1943) et complétée par celle de la génération précédente (1271 "vieux") et de celle des "jeunes" (1493), l'investigation, qui s'interroge sur les permanences et les ruptures du modèle familial, fait apparaître, en particulier les résultats suivant:

     La famille en tant que solidarité intermédiaire reprend force et vigueur tout en connaissant une réelle évolution dans son climat affectif du fait de la transformation de l'image du père, désormais perçu comme moins autoritaire. En revanche, la transmission entre les générations ne s'est pas rompue, et les auteurs observent de nombreuses continuités familiales.

     Ainsi, à titre d'exemple, l'éducation repose désormais sur des modèles assouplis, moins autoritaires, l'éducation donnée à chaque génération étant plus simple. On observe là une plus grande proximité entre les générations "pivot" et "jeunes" alors que les "vieux" forment de ce point de vue une classe à part. Ceci apparaît (pages 30 et 31) comme une discordance observée dans les jugements portés, à chaque génération, sur l'éducation reçue (styles éducatifs). Et les auteurs d'insister: "le tournant est pris par les membres de la génération médiane qui font figure d'innovateurs ayant adopté des modèles d'éducation plus souples à l'égard de leurs enfants alors qu'eux-mêmes avaient été éduqués plus sévèrement". Et d'indiquer que cette coupure constatée n'empêche nullement la solidarité.

     Pour eux, le changement dans les normes éducatives vient de la mobilité sociale: ceux qui ont mieux réussi que leurs parents ayant rompu avec les modèles reçus alors que ceux qui sont restés au même niveau que leurs parents affirment une continuité du modèle éducatif, les femmes ayant toutefois plus tendance à rompre si le modèle est autoritaire. L'éducation est un motif de désaccord quand est mis en cause l'éducation des enfants: 74% des vieux manifestent un désaccord avec la génération pivot dont ils contestent les méthodes tout en préservant les liens.

     Soit, les continuités disparaissent entre la première et la troisième génération en observant toutefois un compromis dans la gestion du double héritage du couple parental, les femmes entraînant volontiers leur conjoint dans les changements. L'enquête confirme les observations de Baudelot et Establet qui constatent que les enfants des français ont été plus attachés que les autres au couple autoritaire et que Mai 68 a marqué une rupture sans toutefois que les générations coupent pour autant les ponts.

     Dans le domaine de la réussite sociale, la génération aînée s'en est mieux sortie que ses parents et moins bien que ses enfants, les jeunes marquent une certaine incertitude devant l'avenir quand la jeunesse comme état tend à s'allonger. 59,3% des vieux jugent leur réussite sociale supérieure à celle de leurs parents, 59, 9% des pivots également et ils ne sont que 32,6% à la troisième génération, 41,9% l'estimant inférieure.

     La responsabilité parentale s'étend de ce fait aujourd'hui à 4 générations comme l'indique le souci de l'avenir manifesté par les jeunes tandis que l'autopositionnement social, et c'est une des surprises de l'enquête, est référé à 3 générations tout en variant selon les secteurs de l'économie: la mobilité sociale est plus grande du grand-père au petit-fils chez les agriculteurs alors que les ouvriers manifestent une stabilité plus forte. D'où l'influence importante de la position du grand-père sur la position du petit-fils, les fils d'ouvriers ayant par exemple plus de chances d'être cadres s'ils ont un grand-père col blanc. La mère joue aussi un rôle important sur la position des filles, les femmes étant plus avantagées dans leur cursus que leurs mères et les mères étant plus positives quand elles jugent l'ascension sociale de leur fille en référence à elles-mêmes.

     L'enquête confirme enfin les mutations de l'identité sociale des sexes, les femmes étant désormais une référence sociale en offrant comme les hommes des modèles d'identification. Accomplissement de soi et réussite de sa vie sont désormais plus valorisés comme le capital culturel que la simple réussite matérielle.

     Sont encore explorés au long des 294 pages de l'ouvrage la montée des nouvelles normes, les codes relationnels, l'adaptation des conduites aux nécessités ou intimations du lien familial, la nature des conflits intra familiaux comme l'analyse des trajectoires sociales de leurs membres.

     La famille demeure, concluent les auteurs, vecteur de transmission et canal de changement. Et il est tout à fait intéressant de voir comment les auteurs, nonobstant le fait qu'ils appartiennent, par leurs implications dans la cité savante, à la nomenklatura sociologique de l'Etat éducationnel (CNAV, CNRS, Université), nous invitent à réviser les concepts trop étroits de la famille communément adoptés depuis Durkheim en ouvrant la voie à de nouvelles définitions quasiment post modernes: "famille entourage", "front de parenté", "entre nous", en nous invitant à penser de nouveaux espaces interactifs. C'est le mérite de cet ouvrage d'avoir perçu que cet espace se construit dans un dialogue entre générations. Sans négliger d'explorer, par exemple, les formes de l'amour conjugal ou la maturité filiale, les auteurs nous proposent ainsi un véritable bilan des changements sociaux et familiaux depuis 3/4 de siècle.

     Car concluent-ils, la famille ne va pas de soi, elle exige un travail incessant et doit trouver en permanence les bons réglages, respecter les distances, ajuster les cultures familiales assumer les confrontations, renouveler les solidarités. Demeure, comme invariant, la force de l'esprit de famille (p.276).

     A tout le moins, cette enquête ouvre en effet des perspectives sur les transformations à venir et, si la notion d'imaginaire familial est éludée, dans la mesure où sont prises en compte les notions d'identité collective, de mémoire expressive, c'est bien à une mise en perspective de l'espace symbolique de la famille, tel que ses rituels le véhiculent, que se livrent les auteurs d'une entreprise dont on ne peut que saluer le caractère abouti et qui invite à la réflexion sociologique.

George Bertin

Notice:
Bertin, George. "Le Nouvel Esprit de Famille - Enquête tri générationnelle", Esprit critique, vol.04 no.05, Mai 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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