Esprit critique - Revue électronique de sociologie
-----
Accueil Information Archives Collaborer Aide
-----
-----
Vol.04 No.03 - Mars 2002
-----
-----
Compte rendu critique
-----

Science de la science et réflexivité
Par Arnaud Saint-Martin

Ouvrage:
Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, éd. Raisons d'agir, 2001.

      La science, c'est-à-dire le "champ" et la connaissance scientifiques, est le dernier objet du cours dispensé par Pierre Bourdieu au Collège de France (2000-2001), dont Science de la science et réflexivité est la version publiée[1]. La sociologie et les "sciences" des sciences étant depuis le début des années 80, et de manière plus ostensible à la suite de la mémorable "Affaire Sokal"[2], un champ de recherche dynamique, très à la mode, et surtout largement controversé (notamment sous l'impulsion de la "nouvelle sociologie des sciences"[3] - expression qui désigne essentiellement le "programme fort" de David Bloor, l'anthropologie latourienne des pratiques scientifiques), le professeur se devait d'intervenir plus officiellement, de présenter sa vision sociologique du monde des scientifiques.

      Dit avec rapidité, on peut distinguer dans cet ouvrage deux thèmes plus ou moins corrélés: d'une part, Bourdieu analyse, après avoir fait un intelligent état des recherches sur la science, le fonctionnement social du champ des sciences de la nature[4], les spécificités de l'"habitus scientifique", les propriétés singulières de la connaissance scientifique. D'autre part, il propose une sociologie des sciences sociales, et plus spécialement une sociologie de la sociologie, qui le conduit à "socioanalyser" avec lucidité et ironie sa propre trajectoire intellectuelle et scientifique.

A la recherche des "conditions socio-transcendantales de la connaissance". Du rationalisme réaliste.

      En s'inscrivant dès le départ dans la tradition épistémologique "réaliste"[5], Bourdieu renvoie dos-à-dos le réductionnisme sociologiste (de Bloor) et la "vision sémiologique du monde" (de Latour et Callon) pour lesquels la connaissance scientifique est respectivement une narration historique historiquement hyperdéterminée et/ou un texte dont il s'agirait d'interpréter philologiquement les signes ou la rhétorique. Défini par le processus de dépersonnalisation, d'universalisation, de départicularisation, le fait scientifique construit, critiqué et évalué collectivement, n'est pas une émanation idéologique et/ou une fabrication culturelle génétiquement ancrées à un surdéterminant contexte historique de production: la science a notamment pour propriété de "transcender" les particularismes locaux. Mieux, la connaissance scientifique est "l'ensemble des propositions qui ont survécu aux objections" (Bourdieu, 2001, p.163). La vérité scientifique, toujours provisoire et falsifiable, "produit" de l'activité socio-cognitive de "véri-fication", est par conséquent d'autant mieux garantie que le champ scientifique est autonome, détaché des contraintes (économiques, politiques, idéologiques) qui pèsent généralement sur lui - et cette indépendance serait aujourd'hui grandement mise en danger, la science (ou plutôt les institutions scientifiques) étant une "instance de véridiction" (pour parler comme Foucault) légitime, sollicitée par différents acteurs (industriels, organisations politiques, etc.). Dégager ce que le sociologue appelle les "conditions socio-transcendantales de la connaissance", c'est tenir compte de la logique inséparablement épistémologique et sociale de la construction des faits scientifiques: "la science est une construction qui fait émerger une découverte irréductible à la construction et aux conditions sociales qui l'ont rendue possible" (Bourdieu, 2001, p.151). Et afin que cette poursuite de la vérité ne soit parasitée par des phénomènes aussi triviaux que l'intérêt ou la quête de reconnaissance subjective, la communauté scientifique édicte un certain nombre de règles comportementales (l'auteur parle d'un "sur-moi collectif"), de normes de discussion, constitutives de l'"habitus scientifique". On gère rationnellement les différends par l'argumentation (par la "force du meilleur argument"), le dialogue, la confrontation systématique des expériences[6]. Munie des instruments propres à l'analyse stucturale-génétique, le sociologue s'essaiera à "ouvrir" ce que certains nomment la "boîte noire", celle des agents scientifiques, du "sujet connaissant", l'"inconscient transcendantal" du scientifique en action, générateur de pratiques et de perceptions - tout ceci dans l'optique d'une théorie dispositionnaliste de l'action. Et la mise en relation (structurale) des habitus permet de donner au champ scientifique, conçu en tant que système de positions, toute sa cohérence structurelle.

      L'inventaire des spécificités de l'habitus scientifique n'est pas anodin: dans le contexte politique contemporain, il paraîtrait nécessaire d'en appeler à ce genre de principes d'action, de justification et de réflexion: il faut soutenir, contre les irrationalistes, les faussaires de la science, et toutes les manifestations de tartuferie intellectuelle ou parascientifique, une certaine "vigilance épistémologique".

L'autoréflexion socioanalytique comme préalable à une critique du champ sociologique.

      L'application critique des thèses socioanalytiques sur le "champ sociologique" est certainement le moment le plus discutable (dans un sens positif) du livre. Non sans circonspection, je livrerai ici mon interprétation de cette sociologie clinique de la sociologie.

      C'est un fait qu'une lecture même distraite d'ouvrages comme Homo academicus ou les Médiations pascaliennes atteste largement: Bourdieu fût toute sa vie durant littéralement obsédé (si ce n'est torturé) par l'exigence de réflexivité (réflexe) qu'invitent très idéalement à accomplir l'ethos et l'habitus scientifiques. Le passage dans lequel il retrace sa trajectoire intellectuelle à l'intérieur du champ social de la sociologie française est à cet égard édifiant. Toujours sur le qui-vive, le sociologue s'est sans cesse hasardé aux difficultés de l'auto-analyse (devenue avec le temps une véritable "méthode d'investigation", entre structuralisme et psychanalyse à la Bachelard), traquant dans chacune de ses paroles la moindre trace de prégnants déterminismes et biais sociaux.

      La sociologie de la sociologie révèle par l'objectivation les relations qu'entretient le sociologue avec son habitus, système de dispositions enraciné socialement et historiquement. Aussi, le cas clinique "Bourdieu" est un objet privilégié pour le socioanalyste Bourdieu: des campagnes béarnaises aux prestiges et gratifications symboliques qu'offre le statut éminemment convoité de professeur au Collège de France, en passant par les rencontres de la rue d'Ulm, le "sujet Bourdieu" est le produit et, oserais-je dire, l'"héritier" d'une époque, "miraculé" de l'école républicaine, d'institutions méritocratiques, etc. Les prises de position théoriques (le rejet des philosophies essentialistes, l'engagement rationaliste) et politiques (l'empathie ressentie envers les "dominés", la lutte contre l'absolutisme néo-libéral) sont l'"expression" (presque prévisible) d'une position occupée à l'intérieur du champ académique, d'un habitus prédisposant le "sujet Bourdieu" à "dire non" - comme disent les journalistes à court de formules. La socionanalyse est un travail de réintégration critique dans la dynamique des rapports de force dans le milieu des sciences sociales d'un itinéraire scientifique: Bourdieu est démystifié. Et pareille autocritique est louable. Les détracteurs envieux qui voyaient (et voient encore) le sociologue comme un "gourou" imbu de ses pouvoirs autocratiques n'ont bien sûr pas lu cet effort de mise en perspective auto-analytique d'une vie académique dévouée notamment à la cause scientifique. Nul pessimisme dans cette évocation très pédagogique. La déconstruction rationnelle des éléments d'une existence singulière a certes au premier abord quelques chose de "désespérant" (on a souvent à tort parlé d'un penchant au "fatalisme" chez Bourdieu), les traits de personnalité et le génie d'un esprit que l'on croit naïvement uniques étant banalisés et désubstantialisés, rattachés aux systèmes de contraintes sociales qui limitent une action pré-déterminée. Mais on touche là ce qu'il y a d'"essentiel" dans la vie sociale du sujet social: la personnalité est entièrement pénétrée par le social, l'agent est "actualisé" par la société. La sociologie, ou plutôt la socioanalyse, est ce moment critique durant lequel cette "action" est lucidement appréhendée - et rien n'est plus "libérateur" que cette appréhension.

Conclusion. Une "sainte colère".

      Ce petit article ne prétend pas résumer Science de la science et réflexivité. Les quelques éléments précédemment présentés ont pour heureuse conséquence de stimuler une toujours saine (auto-) réflexion sociologique. Enfin, de façon personnelle, je retiendrai de ce livre la vivifiante relecture de la nouvelle sociologie des sciences et des tendances "radicales chics", déjà épinglées dans Prodiges et vertiges de l'analogie scientifique[7] par le très bourdieusien Jacques Bouveresse (Bourdieu parle justement de la "sainte colère" de son camarade de lutte anti-doxosophe): l'analyse caustique de la catégorie poreuse des "sociologues-philosophes" qui, pour mieux parader dans les salons et accroître leur souvent illusoire réputation, aiment à jouer avec les étiquettes (allodoxia), est juste et aide à détruire bien des prétentions controuvées.

Arnaud Saint-Martin

Notes:
1.- Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, éd. Raisons d'agir, 2001.
2.- Je renvoie le lecteur que la polémique intéresse au numéro thématique d'Esprit Critique (vol.03 no07, juillet 2001).
3.- Michel Dubois, La nouvelle sociologie des sciences, Paris, PUF, 2001.
4.- L'auteur n'aurait peut-être pas été complètement en accord avec ce dualisme des sciences, lui qui revendiquait, dans le prolongement de l'épistémologie à la française (Bachelard), une continuité entre les sciences.
5.- Le "réalisme" ainsi entendu repose sur la prémisse (transcendantale) suivante: il existe une vérité anhistorique (un Monde des Idées) que la Science doit, par approximations successives, concevoir. La vérité est "correspondance" ou coïncidence entre les énoncés scientifiques et la réalité telle qu'il y va de son être. La version la plus achevée de cette théorie est le "rationalisme critique" de Popper, qui réhabilite la métaphysique platonicienne.
6.- Cette politique de la recherche a d'ailleurs déjà été décrite par Robert Merton - celui-là même dont Bourdieu avait auparavant déprécié l'optimisme (la conception mertonienne des normes et de l'ethos scientifiques apparaissaient alors idéales et bien loin de la réalité des rapports sociaux au sein des laboratoires).
7.- Jacques Bouveresse, 1999, Prodiges et vertiges de l'analogie scientifique, Paris, Raisons d'Agir Editions.
Notice:
Saint-Martin, Arnaud. "Science de la science et réflexivité", Esprit critique, vol.04 no.03, Mars 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
-----
Revue électronique de sociologie Esprit critique - Tous droits réservés
-----