Esprit critique - Revue électronique de sociologie
-----
Accueil Information Archives Collaborer Aide
-----
-----
Vol.04 No.03 - Mars 2002
-----
-----
Articles
-----

Les réflexivités de l'oeuvre théorique de Bourdieu: entre méthode et théorie de la pratique.
Par Yves Couturier

Résumé:
Réflexivité, réflexivité épistémique, sociologie réflexive, anthropologie réflexive, réflexivité réflexe... Mais que viennent donc faire ces termes dans une sociologie parfois taxée de la plus crasse forme de physicalisme: l'inavouée? Le présent texte expose d'abord une problématisation de la notion de réflexivité puis explore les usages qu'en fait le sociologue. Nous soutenons, qu'outre des considérations méthodologiques premières auxquelles Bourdieu associe la notion de réflexivité, l'auteur déploie une théorie constructiviste du monde social dans lequel divers processus réflexifs se jouent, comme condition pratique de l'efficacité même de la production/reproduction sociale.

La réflexivité comme objet d'étude.

      Le sens commun de la notion de réflexivité se conçoit comme rapport à soi fondé sur l'introspection, puis l'explicitation existentielle de l'implicite dans l'action de l'agent. C'est ce que Schön (1996) nomme la réflexion-en-cours-et-sur-l'action; l'agent efficace explicitera cette réflexion, la modélisera pour en faire émerger positivement le savoir pratique inscrit dans son action. La réflexivité est alors considérée comme l'expérience discursive d'explicitation de l'implicite, d'expression du tacite qui, lorsque systématisé, caractérise la professionnalité dans les métiers professionnels comme le travail social ou le nursing, par exemple.

      À l'encontre de ce sens commun, Eraly (1994) rappelle avec raison que l'action humaine se réalise sur trois plans irréductibles les uns aux autres: le plan irréfléchi, soit le tacite, l'incorporé, le rapport pratique au monde; le plan réfléchi, soit le discursif, la mobilisation de la pensée sur un objet; et le plan réflexif où l'objet de la réflexion est l'expérience de soi. Cette distinction permet d'élucider différents lieux où se loge l'objet focal et d'ouvrir une réflexion sur l'espace sémantique de la notion en titre. La centration de l'agir sur le seul plan réflexif constitue donc une réduction majeure de l'action à sa seule dimension subjective, expériencielle. Même à cet égard, Sartre (1960) rappelle qu'il n'est point besoin d'être conscient de soi pour agir. Les actions humaines sont pour une bonne part tacites, et ce même dans ce qui peut sembler le plus éminemment subjectif, comme aimer ou désirer. Si cette dimension du tacite pose une subjectivité, elle n'exige pas pour autant un Je essentiel abstrait du social. En fait, à l'existentiel correspond tout un système d'existentiaux[1], pour demeurer dans le lexique de ce courant philosophique. On peut lire sous cet angle l'oeuvre de Foucault, selon qui le "mode d'être du sujet" (2001: 132) dans sa forme actuelle est tout empreint d'un souci de soi tout ce qui a de plus réflexif. Le philosophe offre à ce propos un vaste plan de travail en écrivant que "le sujet lui-même, tel qu'il s'est constitué par la forme de réflexivité propre à tel ou tel type de souci de soi, va se modifier. Par conséquent, il ne faut pas constituer une histoire continue du [souci de soi] qui aurait pour postulat, implicite ou explicite, une théorie générale et universelle du sujet, mais je crois qu'il faut commencer par une analytique des formes de la réflexivité, en tant que ce sont les formes de la réflexivité qui constituent le sujet comme tel" (2001, 444). Foucault jalonne ainsi tout un programme de recherche auquel le présent texte compte modestement contribuer par une relecture de la sociologie de Bourdieu. Enfin, en appui sur Boltanski et Thévenot qui nous invitent à développer une "pragmatique de la réflexion" (1991: 425), conviant les chercheurs à considérer la compétence réflexive des acteurs pour reconstruire leur action, nous pensons qu'il faille aussi développer une ethnométhode de la réflexivité, de sorte de développer un savoir de méthode.

Espace sémantique de la réflexivité: une notion floue.

      Chacun ressent l'idée de retour sur soi que suggère le sens commun du terme réflexivité. Pourtant, des connotations diverses y sont associées: dans réflexivité, il y a reflet, réflexion, réflexe, réfraction, réfléchissement (au sens de Piaget, mais aussi au sens d'Althusser), rétroaction, récursivité chez les systémistes, etc. Bourdieu utilise bien avant sa vogue actuelle la notion de réflexivité, en fait depuis ses travaux sur la condition paysanne à la fin des années cinquante, et depuis ce qui allait fonder son oeuvre théorique, soit l'Esquisse d'une théorie de la pratique, où il se réfère notamment au concept d'explicitation réfléchissante (1972: 211). Plus tard, il fera usage de réflexivité réflexe, (1993), d'anthropologie réflexive (Bourdieu, Wacquant, 1992), de sociologie réflexive (1997), de préréflexivité (Bourdieu, Wacquant, 1992: 27), etc., laissant clairement entendre des qualités de réflexivité.

      Sans faire état de la myriade d'usages de la notion de réflexivité en sociologie, écrivons à titre exemplaire que Giddens pose radicalement la question de la réflexivité en en faisant l'une des bases conceptuelles de sa théorie dite de la modernité réflexive ou théorie de la structuration. Entre autres, cette théorie se caractérise par un mouvement réflexif, en va-et-vient, de structuration du social. Pour Giddens, le "structurel" fait référence aux propriétés structurantes qui favorisent la "liaison" (binding) de l'espace-temps dans les systèmes sociaux, à ces propriétés qui permettent que des pratiques sociales similaires persistent dans les étendues variables de temps et d'espace, et qui donnent à ces pratiques un caractère "systémique" (1987: 66). Dans cette théorie, la réflexivité est le mode de reproduction/actualisation/réalisation du social par les pratiques des agents, mais aussi par le travail des institutions qui sont, contre toute attente naïve, tout aussi réflexives que les agents. Ainsi, un mouvement social ou une organisation peut anticiper ses possibles pour nouer futur et passé dans un présent raisonnable. Le projet de Giddens est donc de relier actions et structures en une dualité où le structurel est "à la fois le médium et le résultat non intentionnel des pratiques sociales" (1987: 85). Le concept de réflexivité prend ici toute son importance puisqu'il joue un rôle intégrateur sur le plan conceptuel entre le structurel et les agents. Dans un tel contexte réflexif, l'agent réalise son projet de soi, par une praxis réflexive discursive. Il s'observe agir et se prolonge dans un projet de soi posant le futur comme trait d'union entre le passé et le présent. Son action tient compte des possibles et s'inscrit dans une trajectoire dont il aura été en gros le pilote. Cette réflexivité produit cependant autant d'effets voulus que non voulus. Exemple classique, l'acte de parole permet volontairement la communication tout en reproduisant involontairement la langue. Cette réflexivité de l'action passe évidemment par diverses médiations, tant externes (ex.: les médias) qu'internes. Pour ces dernières, la pluralité des lexiques conceptuels est grande. Soutenons sans plus de présentation que le concept d'habitus dans la théorie bourdieusienne peut se concevoir comme l'une des façons de conceptualiser ses médiations internes, en regard d'autres processus réflexifs relatifs aux champs posant l'aire et la structure des possibles.

      La réflexivité a donc chez Giddens au moins trois dimensions. Elle est en effet discursive, accessible à la conscience discursive et donc inscrite dans le récit des acteurs; elle est pratique, inscrite dans la conscience pratique; puis institutionnelle. C'est la conjonction complexe de ces trois dimensions de la réflexivité qui forme finalement ce que Giddens nomme la modernité réflexive. Quant à sa dimension discursive, celle la plus proche du sens commun, elle ne se réduit pas en une vision essentialiste d'une praxis strictement éthique ou purement rationnelle. Le sociologue anglais insiste sur une séparation analytique entre la conscience pratique et la conscience discursive, rappelant peut-être celle qu'opère Sartre (1985) entre pratico-inerte et praxis. Pour Giddens, le fait que les gens puissent discourir sur leur pratique et que ce discours se réalise dans une conscience discursive qui donne sens aux pratiques a de toute évidence une grande importance. Dans cette perspective, la réflexivité reléguée au sens pratique ne permet pas de s'approcher du double mouvement de structuration du social en modernité avancée, où le discours, médié ou non, acquiert une importance inégalée dans l'histoire. Toutefois, Maheu s'interroge sur la conscience discursive telle que conceptualisée par Giddens: "Le caractère "conversationnel" de l'interaction sociale est-il seul apte à permettre l'appropriation de la réflexivité et son inscription dans une boucle de pénétration discursive de la reproduction et de l'interaction sociale?" (1993: 102). Pour nous, la réflexivité est à la fois inscrite dans les existentiaux et les agir de la communication; elle est donc aussi antérieure ou en-deçà du discours, antédiscursive (Coulon, 1987).

      La réflexivité de Schön (1996), ici considérée comme pôle dans le champ des sciences sociales, se constitue comme praxis d'un sujet réfléchi, si ce n'est rationnel au moins raisonnable, et comme essence d'un sujet en gros capable de s'abstraire du social par son acte réflexif. Il ne réfléchit pas comme le miroir réfléchissant la lumière, mais produit seul sa propre lumière. Les conditions de cette réflexion seront ramenées au statut de contingence à la périphérie d'un sujet essentiel. D'autre part, Bourdieu, ici encore comme pôle, se joue de ce jeu sur les mots en utilisant tantôt réflexivité, tantôt réfraction, puis à l'occasion réflexivité réflexe (1993), pour souligner dans ce dernier cas qu'il y a une réflexivité moins réfléchie, plus réflectivité que retour du sujet sur ses pratiques[2]. Le sociologue tente de saisir le rapport, forcément médié, entre l'agent au coeur de la reproduction sociale et l'acteur en pratique dans la construction sociale. Cet acteur agit en fonction d'un social complexe, mouvant, incertain, ce qui exige une capacité d'adaptation et d'anticipation cognitive et motivationnelle (1972: 206) de la structure des champs dans lesquels il oeuvre. Dans une autre perspective théorique, Livet constate un "empilement réflexif" (1994: 48), qu'il considère comme un ensemble de conditions formelles de reconnaissance des intentions dans les processus de communication, et une "réflexivité par défaut", un "entrelacement des réflexivités" (1994: 249), inscrite dans des processus qui n'exigent pas la seule intention, au sens trivial du terme. C'est précisément au niveau des médiations que nous pensons utile de relire l'oeuvre de Bourdieu.

Les réflexivités dans l'oeuvre de Bourdieu.

      Depuis le début des années 1990, certains constatent un changement radical dans l'épistémologie boudieusienne. Pour une part d'entre eux, il y a reniement d'une sociologie jugée déterministe, pour d'autres il y a quintessence du "bourdivinisme". Il est à noter, d'ailleurs, que l'auteur lui-même énonça des messages divers à ce propos[3]. Ce débat s'illustre notamment par la place que prend la notion de réflexivité dans l'oeuvre de Bourdieu alors que sa sociologie semblait fondée sur des concepts à priori plus déterministes, comme le concept d'habitus. Nous voulons démontrer le lien qui unit selon nous habitus et réflexivité dans l'oeuvre de Bourdieu.

      Comme en toute chose, il est utile de retracer l'histoire des mots. Ainsi, la langue française donne une origine commune à habit et habitude. Le terme habitus provient du verbe latin habere, soit l'une des formes anciennes du verbe avoir. Les dérivés de habere sont d'ailleurs aujourd'hui nombreux dans la langue française, pensons à habit, habitude, habitat, habileté, habiliter. Cette filiation nombreuse permet de saisir une seule dimension à la fois du concept d'habitus, concept qui se veut plus global. Ainsi, le terme habitus réfère à tout ce qu'un individu possède, et qui le fait. Pour reprendre la si précise formule d'Accardo (1979), l'habitus se forme d'avoirs qui se transforment en être. Mais contre une lecture mécaniste de l'habitus, Bourdieu insiste: ce "n'est pas un destin" (2001: 89), comme il n'est pas une sorte de génétique. Il est le médiateur entre l'individu et le champ, entre le singulier et le général, entre le pratique et le symbolique.

      L'habitus conceptualisé par Bourdieu permet de concevoir en effet la production sociale de l'individualité en regard de structures sociales. Il conceptualise le mode opératoire de la production/reproduction sociale à travers ses constituantes singulières, et offre une version pédagogique du sens pratique en regard du véritable concept fondateur de la sociologie de Bourdieu, soit le concept de champ. Les individus occupent une position sociale située topologiquement et historiquement dans un contexte pratique, social, politique, culturel et économique déterminant des lignes de forces quant aux trajectoires et stratégies possibles pour eux. Cet espace social est dynamique, sous tension, et le fruit des différents rapports, dont des rapports de forces. L'habitus tend à pérenniser la position objectivée de l'agent dans l'espace social. Les champs spécifiques dans lesquels il s'inscrit sont à la fois tendanciellement déterminés par le social et dynamiquement produits par les relations qu'établissent les agents, en fonction des possibilités que leur offre leur position sociale. Les différents capitaux que possède l'agent, qu'ils soient économiques ou symboliques, lui permettront de naviguer à vue dans l'aire des possibles délimitée par les structures des champs. L'habitus ne répond donc pas mécaniquement à des stimuli quelconques, reproduisant ipso facto des pratiques et des représentations conformes aux conditions d'origine de sa production. Il offre plutôt des dispositions tendancielles induisant un espace de réponse, en regard de diagrammes de possibilités, dans un champ donné. En fait, plus l'homologie est directe entre conditions de production et conditions de fonctionnement de l'habitus (Dubar, 1995), plus l'aire des possibles est restreinte. À l'inverse, l'absence d'homologie procure un espace de possibles moins contraint, quoique support de tendances. L'habitus est un sens pratique qui a un "effet de renforcement [...] en transmuant l'être en devoir-être" (Pinto, 1974: 58). Le sociologue écrit dans son Esquisse d'une théorie de la pratique à propos des trois modes de connaissance (phénoménologique, objectiviste et praxéologique) qu'ils "n'ont en commun que de s'opposer au mode de connaissance pratique" (1972: 163). La praxéologie que cherche à développer Bourdieu a précisément pour objet le rapport dialectique entre les structures objectivées et les dispositions par lesquelles ces structures s'actualisent réflexivement.

      En fait, cette recherche du dépassement des thematâ fondateurs des sciences de l'Homme que sont le social et le psychique, l'objectivé et le subjectif, parmi d'autres, n'est en rien le propre de l'oeuvre de Bourdieu. En revanche, ce qu'il apporte à cette réflexion est une conceptualisation de la médiation pratique du singulier et du général. Assurer l'accord des dispositions dans un champ donné procède selon nous d'une activité en grande partie réflexive, au sens ici de Giddens, entre un agent et les structures du champ, l'habitus médiant l'appropriation et tendant à produire l'ajustement au social. Il s'agit donc moins de réflexes incorporés que d'ethnométhodes réflexives de lecture et d'ajustement aux possibles, ce que Bronckart et Schurmans nomment, dans une autre perspective, les "propriétés actives et auto-réflexives de la pensée" (2001: 172).

      On observe néanmoins, donc, dans l'oeuvre de Bourdieu un certain retour au concept de réflexivité, notamment à partir de 1992 dans Réponses. Wacquant, co-auteur de ce livre, introduit l'oeuvre de Bourdieu comme une praxéologie sociale faisant le lien entre pratique et social. L'intentionnalité y est d'abord pratique, préréflexive en grande partie. Wacquant écrit que Bourdieu "s'appuie en particulier sur l'idée, chère à Merleau-Ponty, [de] la corporéité intrinsèque du contact préobjectif entre sujet et objet de façon à restituer le corps comme source d'une intentionnalité pratique, comme principe d'une signification intersubjective enracinée au niveau préobjectif de l'expérience" (Bourdieu, Wacquant, 1992: 27). L'agent peut travailler à objectiver le social (et surtout son propre rapport au social) pour éventuellement agir sur les rapports de forces qui y sont à l'oeuvre[4]. Mais c'est surtout aux sciences sociales que Bourdieu s'adresse en rappelant que la réflexivité est d'abord et avant tout "synonyme de méthode" (1993: 904). Wacquant écrit à ce propos que "la réflexivité requiert moins une introspection intellectuelle qu'une analyse et un contrôle sociologique permanent de la pratique [...et elle] ne présuppose pas une réflexion du sujet sur le sujet [...] Elle requiert plutôt une exploration systématique des "catégories de pensées impensées qui délimitent le pensable et prédéterminent le pensé" (Bourdieu, 1982, p. 10) [...] Le retour qu'elle exige va bien au-delà de l'expérience vécue du sujet pour englober la structure organisationnelle et cognitive de la discipline [...] Il s'ensuit que le sujet de la réflexivité doit, en dernière analyse, être le champ des sciences sociales lui-même". (1992: 35.) Pour Bourdieu, la réflexivité n'est donc pas le privilège d'un sujet seul avec son esprit, son regard tourné en lui-même. Il n'y a pas pour Bourdieu de "pensée pensante" (1997: 21), bien que sous l'angle de la méthode ont peut estimer que Bourdieu tente de rétablir une forme de raison pure. Nous pensons plutôt que l'apport du sociologue est tout autre à ce propos; outre le fait que le rationalisme prôné par Bourdieu est historiciste, il rappelle avec beaucoup de force dans son dernier ouvrage (2001) que la réflexivité de méthode[5] est affaire collective. Ce caractère collectif permet selon nous d'éviter une lecture strictement spéculative ou intellectualiste de son oeuvre. Ainsi, le sociologue ne se pose pas en "bourdivin", maître de la mêlée sociologique; il en réfère à la discipline, d'un point de vue disciplinaire[6]. La réflexivité de méthode, comme principe épistémologique collectif, consiste d'abord à l'effort d'objectivation et d'émancipation de ce rapport immédiat au social. La réflexivité de méthode trouve ainsi toute son ampleur dans le travail collectif (1997: 12) en double rupture, d'abord celle de l'objectivation, puis celle de l'objectivation de l'objectivation. Bourdieu est clair: la "réflexivité réformiste n'est pas l'affaire d'un seul" (2001: 178). Ainsi, outre une réflexivité critique (Pinto, 1998: 37), ici en un sens politique, les usages de la notion de réflexivité renvoient explicitement d'abord à l'idée de méthode. Celle-ci, parce qu'affaire collective, s'espère chez Bourdieu comme une réflexivité réflexe s'incorporant à l'habitus scientifique (2001: 174, 220). "Cette réverbération, cette réflexivité n'est pas réductible à la réflexion sur soi d'un je pense (cogito) pensant un objet (cogitatum) qui ne serait autre que lui-même. C'est l'image qui est renvoyée à un sujet connaissant par d'autres sujets connaissants [...]" (2001: 15) qui engage une véritable réflexivité.

      Ainsi peut-on considérer au moins trois niveaux de sens de la notion de réflexivité dans l'oeuvre de Bourdieu. D'abord, la réflexivité, au sens commun du terme, peut se constituer comme habitus réflexif, par exemple pour les pratiques professionnelles dans les métiers relationnels (Altet, 1991), puis il est possible de considérer la réflexivité de méthode, comme condition de scientificité (Bourdieu, 2001), enfin il est possible de considérer l'habitus comme le médiateur de processus sociaux réflexifs, au sens de Giddens (1987).

Les plans de la réflexivité.

      Au terme de l'exercice, il semble nécessaire et nous espérons fécond d'élargir l'usage de la notion de réflexivité pour l'aborder dans toute sa complexité. Pour ce faire, nous concevons, en appui sur Eraly, la réflexivité à travers cinq plans.

  1. Le plan réflexif: où l'objet du réfléchissement en temps réel est l'expérience de soi, de sa propre pratique, souvent dans une perspective praxéologique.
  2. Le plan réfléchi subjectivant: soit le plan discursif, celui de la parole, de la mobilisation de la pensée sur un objet dans une relation affective, dans sa nécessité de produire du sens. Il s'agit de la réflexion au sens commun du terme. Elle ne dissocie pas l'objet de la réflexion de l'expérience de la réflexion.
  3. Le plan réfléchi objectivant: soit le travail d'objectivation, de production d'un logos rationnel, avec sa dimension collective telle que présentée par Bourdieu.
  4. Le plan irréfléchi: soit le tacite, l'incorporé, le rapport pratique et immédiat au monde. Il s'agit de la méthode des ethnométhodologues, dans sa version sédimentaire, et du sens pratique de Bourdieu.
  5. Le plan médié: où il n'y a pas de regard focal; le social produit et se reproduit dans l'interaction des institutions. Il s'agit de la partie institutionnelle de la réflexivité développée par Giddens. Le rapport du sujet à son expérience est alors médié par le mouvement de structuration du social.

      Cette conceptualisation de la réflexivité, celle qui ne se centre pas sur l'individu et ses affects, "réflexivité narcissique dans sa forme post-moderne" (Bourdieu, 1997: 129), pose le rapport entre structurel et individuel. Ainsi, le focus sur l'unique dimension expérientielle de la réflexivité constitue une réduction coûteuse. Cette critique d'une vision réduite de la réflexivité accrédite-t-elle une conception strictement objectivante des pratiques d'un sujet évanescent? Non, et loin s'en faut. "La réflexion [en ce sens réduit] est une intuition aveugle si elle n'est point médiatisée par ce que Dilthey appelait les expressions dans laquelle la vie s'objective" (Ricoeur, 1969: 21). En fait, cette conceptualisation de la réflexivité nous invite à passer de l'existentiel à l'existential. Ricoeur indique en outre la nécessité de "consommer l'échec de l'approche réflexive de la conscience" et de "provoquer un travail de conscience par le moyen d'un travail sur les résistances" (1969: 180). Tout cela met en lumière la nécessité de se sortir de l'immédiateté à laquelle s'agrippent fermement les moments de retour sur soi. À ce propos, Ricoeur écrit qu'une "philosophie réflexive est le contraire d'une philosophie de l'immédiat" et que le travail qui lui semble nécessaire de faire en est un d'analyse des médiations. Et il s'agit bien d'un travail, notamment d'un travail scientifique. "La conscience n'est pas la première réalité que nous pouvons connaître, mais la dernière. Il nous faut venir à elle, et non partir d'elle" (Ricoeur, 1969: 318). Le chercheur peut alors contribuer à l'élucidation de ces résistances, de ces médiations, de ces conditions et systèmes de sens du souci de soi actuel.

Conclusion.

      Au terme de ce texte, il est sans doute à propos de faire acte d'une sorte de réflexivité en élucidant deux de ses limites. D'abord, si nous constatons la vogue de la notion de réflexivité, nous ne sommes pas totalement convaincu de sa véritable fécondité. Par-delà les diverses indexations lexicales que le terme permet, il est probable que la notion n'apporte que fort peu de véritables nouveautés à la réflexion en sciences sociales. En écho à cette première prévention, nous pensons qu'il est possible de critiquer à bon droit Bourdieu sur l'usage non systématique de la notion de réflexivité dans son oeuvre, comme si le terme avait d'abord un usage pédagogique avant d'être conceptuel. Ce faisant, l'application de notre proposition conceptuelle d'une réflexivité en cinq plans ne peut être qu'inférée à l'oeuvre du sociologue, notamment quant au rapport sens pratique/champ. Néanmoins, l'exercice permet de relire l'oeuvre de Bourdieu pour ce qu'elle se donnait comme projet, soit d'élaborer et d'expérimenter une théorie de l'action, entendu comme matériaux d'une économie générale de la pratique. Cette réflexion sur l'oeuvre théorique de Bourdieu vise à favoriser une certaine émancipation d'une lecture fonctionnaliste de cette oeuvre. Si la légitimité de cette lecture peut être soutenue en citant ici ou là l'auteur, nous pensons qu'à l'instar de Corcuff (1995) il faille plutôt considérer la théorie sociologique de Bourdieu comme partie intégrante de la vaste et complexe famille du constructivisme social. Il est d'ailleurs fort probable que nous verrons de plus en plus s'effectuer de telles réflexions croisées à propos d'une sociologie qui, de toute façon, a toujours aimé les chemins de traverse. Là se trouve sans nul doute l'un des legs parmi les plus précieux que nous laisse Pierre Bourdieu.

Yves Couturier

Notes:
1.- Par existentiaux nous entendons les conditions de possibilité de l'existence. Ces existentiaux forment sans doute des objets d'étude parmi les plus fascinants.
2.- La réflexion est également une fonction du miroir, éventuellement du miroir idéologique d'Althusser (1970), mais Bourdieu (1972: 251) critique fortement cette perspective mécaniste en soulignant l'importance de la réalisation par des médiations pratiques de ces éventuels reflets.
3.- "La sociologie était un refuge contre le vécu... Il m'a fallu beaucoup de temps pour comprendre que le refus de l'existentiel était un piège... Que la sociologie s'est constituée contre le singulier, le personnel, l'existentiel..." Entendu puis cité par DeGaulejac (1992) lors d'une communication de Bourdieu en 1991.
4.- Bourdieu va plus loin: "la réflexivité critique peut [...] apporter non seulement un surcroît de connaissance, mais aussi quelque chose comme un commencement de sagesse" (1997: 80).
5.- Wacquant, dans l'introduction de Réponses, utilise le concept de réflexivité épistémique.
6.- Le lecteur ou la lectrice critique pourra sans doute nous concéder assez facilement sur cette question de la position estimée prétentieuse de Bourdieu. Il ou elle pourra cependant rétorquer, d'un point de vue qui serait celui de la psychologie ou de la linguistique, par exemple, que la prétention de la sociologie à la position critique est aussi objet à caution. Nous estimons à ce propos que Bourdieu interpelle surtout les siens, sorte de modestie scientifique. Mais nous pensons aussi que si la sociologie n'a pas une position qui la pose hors du champ scientifique, nous estimons qu'elle a, avec l'histoire et la philosophie, cette caractéristique d'étudier des objets sociaux, dont la science, qui l'autorise à questionner certaines prétentions à la scientificité.
Références bibliographiques:

Accardo, Alain (1979). Initiation à la sociologie de l'illusionnisme social, Paris, Éd. du Mascaret.

Altet, Marguerite (1991). "Les dispositifs d'analyse des pratiques pédagogiques en formation d'enseignants: une démarche d'articulation pratique-théorie-pratique", dans Blanchard-Laville, C. & D. Fablet. L'analyse des pratiques professionnelles, Paris, L'Harmattan: 11-26.

Althusser, Louis (1970). "Idéologie et appareils idéologiques d'État (notes pour une recherche)", dans La pensée, (151): 3-37.

Boltanski, Luc et Laurent Thévenot (1991). De la justification: les économies de la grandeur, Paris, Gallimard.

Bourdieu, Pierre (1972). Esquisse d'une théorie de la pratique, Genève, Droz.

Bourdieu, Pierre (dir.) (1993). La misère du monde, Paris, Seuil.

Bourdieu, Pierre (1997). Méditations pascaliennes, Paris, Seuil.

Bourdieu, Pierre (2001). Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d'agir.

Bourdieu, Pierre et Loïc WACQUANT (1992). Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil.

Bronckart, Jean-Paul et Marie-Noël Schurmans (2001). "Pierre Bourdieu - Jean Piaget: l'habitus, schèmes et constructions du psychologique", dans Lahire, Bernard (dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, Paris, La découverte: 153-178.

Corcuff, Philippe (1995). Les nouvelles sociologies, Paris, Nathan.

Coulon, Alain (1987). L'ethnométhodologie, Paris, Presses universitaires de France.

DeGaulejac, Vincent (1992) "La sociologie et le vécu", dans Revue internationale d'action communautaire, 27 (67), 15-20.

Dubar, Claude (1995). La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin.

Eraly, Alain (1994). "L'usage de la psychologie dans le management: l'inflation de la "réflexivité professionnelle", dans Bouilloud, J-P. & B.-P.Lécuyer. L'invention de la gestion. Histoire et pratique, Paris, L'Harmattan, 135-159.

Giddens, Athony (1987). La constitution de la société, Paris, Presses universitaires de France.

Livet, Pierre (1994). La communauté virtuelle. Action et communication, Combas, Éd. de l'éclat, 303p.

Maheu, Louis (1993). "Postmodernité et mouvement sociaux. Une lecture critique de la position d'Anthony Giddens", dans Audet, M. et H. Bouchikhi (dir.), La structuration du social et modernité avancée. Autour des travaux de Anthony Giddens, Sainte-Foy, PUL: 93-128.

Pinto, Louis (1974), "La théorie de la pratique", La pensée: 54-76.

Pinto, Louis (1998). Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, Albin Michel.

Ricoeur, Paul (1969). Le conflit des interprétations: essais d'herméneutique, Paris, Seuil.

Sartre, Jean-Paul (1985). Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard.

Sartre, Jean-Paul (1960). Esquisse d'une théorie des émotions, Paris, Hermann.

Schön, Donald (1996). Le tournant réflexif, Montréal, Éd. Logiques.

Notice:
Couturier, Yves. "Les réflexivités de l'oeuvre théorique de Bourdieu: entre méthode et théorie de la pratique.", Esprit critique, vol.04 no.03, Mars 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
-----
Revue électronique de sociologie Esprit critique - Tous droits réservés
-----