Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.02 - Février 2002
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Editorial
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Les bricolages sociologiques. Du pluralisme en sciences sociales
Par Arnaud Saint-Martin

      Laissez-moi introduire deux attitudes stéréotypiques - que je croque lourdement à dessein - affichées par les sociologues de tous bords, empiriquement repérables tant dans les universités que dans le milieu des "professionnels" des sciences sociales: d'une part l'attitude déférente qui consiste à s'agripper fiévreusement au peu de solidité d'une théorie, à révérer pathétiquement l'omniscience d'un maître autocratique (qui y trouve certainement son compte), ou encore à cimenter ses incurables préconceptions, attitude mièvre qui conduit les chercheurs en mal d'amour à persévérer dans l'auto-aveuglement et l'irréflexion[1]. D'autre part, la posture faussement impartiale, apathique et attentiste, qui, au gré des opportunités, s'accommode d'engagements circonstanciés que les prochaines modes intellectuelles, qu'il s'agit bien évidemment de suivre, balaieront aussitôt. Ainsi, deux types de chercheurs s'opposeraient: d'un côté, le chercheur "dur", de l'autre, le chercheur "mou". La sociologie, bon an mal an, sécrèterait donc pratiquement deux démarches antagoniques.

      Cette opposition idéale-typique est franchement caricaturale, j'oserais même dire satirique. J'ai fabriqué ces deux personnages pour mettre en relief un problème à mon sens important, qui concerne la sociologie profondément. Très rapidement dit, la sociologie est depuis ses premiers balbutiements une discipline plurielle composée d'une multitude de courants théoriques rarement compatibles. Néanmoins, la coexistence ou la cohabitation (théorique, politico-idéologique et institutionnelle) de ces derniers au sein de cette même discipline est la plupart du temps problématique, pour ne pas dire chaotique. Ainsi parle t-on couramment de querelles de chapelle, de conflits entre écoles rivales, de tensions académiques, etc. Loin d'être unifiée, cette discipline à prétention scientifique est de part en part éclatée. Mais que penser de cet état de fait conflictuel? Les sociologues sont-ils condamnés à éternellement s'étriper ou pis, à vivre dans l'indifférence généralisée? Peut-on (et surtout doit-on) parler d'une "guerre des sciences sociales"?

      Dans le centième numéro de la florissante revue Sciences humaines consacré au "renouveau des sciences humaines", Jean-François Dortier parlait du "pluralisme" (l'acceptation de la diversité des approches scientifiques) comme d'une "épistémologie implicite, admise par beaucoup aujourd'hui"[2]. La recherche en sociologie s'apparenterait à présent à une forme de "bricolage" hasardeux où le seul principe du "anything goes" prévaudrait. Tous les chercheurs se conformeraient à cet "air du temps" pluraliste qui, soit dit en passant, est la source de dérives peu recommandables (relativisme cognitif). Dans cette optique, les années 90 virent l'apogée des syncrétismes théoriques, la victoire des engagements complaisants, le règne de la débrouillardise et du système D méthodologique. On pique dans telle théorie l'ingrédient qui relèvera tel travail donné. Et bien souvent, à défaut de prendre, la mayonnaise tourne et perd de sa saveur, jusqu'à l'insipidité. Avec docilité (ou duplicité), les étudiants et apprentis chercheurs se plaisent à assembler mollement les morceaux d'un puzzle sociologique dont ils ne parviennent pas à apprécier la totalité (je parle en connaissance de cause!), tant les programmes universitaires leur présentent un savoir morcelé, éparpillé. Une telle hasardisation du travail sociologique n'est pas en soi condamnable et il serait somme toute absurde de dédaigner ces pratiques qui participent finalement de la mise en forme historique de la connaissance sociologique.

      Le tableau dantesque des sciences sociales que j'ai hâtivement esquissé, vite relativisé par une évocation laconique du pluralisme mou, serait-il finalement un peu exagéré? Ces deux attitudes caricaturales sont-elles à ce point risibles? Je ne plaiderai évidemment pas en faveur de partis pris inflexibles et encore moins en faveur d'une fausse neutralité épistémologique, loin de là.

      Je vais maintenant préciser ma pensée. La sociologie, en tant qu'activité réflexive, implique pragmatiquement (et idéalement) une constante problématisation de ses propres fondements épistémiques, une thématisation concertée des problèmes à élucider. Merton, dans un contexte historique tourmenté, a décrit les "normes" de l'ethos scientifique, de la communauté des scientifiques - que l'on peut élargir aux sciences anthroposociales[3]. Il a insisté, peut-être naïvement (est-ce après tout un mal?), sur l'"universalité" des connaissances scientifiques. Ces dernières étant objectives, prétendant à la vérité, on peut juger de leur pertinence indépendamment des courants théoriques auxquels on appartient. En ce qui concerne les sciences sociales, cette vision peut sembler inadaptée (l'objectivité de la connaissance y étant plus difficile à garantir). Malgré cela, contre les relativisations épistémologiques, on peut avancer l'idée que les savoirs sont raisonnablement commensurables. L'écriture de la sociologie étant pratiquement régie par la "norme argumentative du vrai", qui impose aux chercheurs, tous courants confondus, de tenir un discours prétendant aux "conditions de détermination objective du vrai"[4], il est possible d'évaluer, d'après des critères reconnus par tous, la valeur de vérité de telles théories données, ou plus modestement, de telles propositions avancées. Or invoquer, telles des formules magiques, le pluralisme explicatif et l'incommensurabilité des paradigmes (n'est-ce pas en fait un astucieux stratagème rhétorique?), c'est céder au plus regrettable des scepticismes. Refuser, au nom du pluralisme - qui, d'ailleurs, à force d'être convié dans les débats, ne signifie plus grand chose -, cette contrainte du vrai, un des critères de validité du discours à prétention scientifique, est une posture proprement "anti-argumentative", réduisant les adversaires de la "rationalité communicationnelle" à fuir dans des chemins de traverse. Autrement dit, le pluralisme (du type "toutes les approches sont bonnes et se valent") est-il une parade contre cet appel à la problématisation rationnelle des fondements réels de l'activité sociologique?

      Alors que certains se cramponnent avec fougue à des monuments théoriques fermement établis, que d'autres se risquent à singer l'attitude nihiliste prétendument en vogue aujourd'hui[5], à goûter avec nonchalance le pluralisme épistémologique, il paraît plus fécond de faire retour, rationnellement, sur nos partis pris cognitifs, nos élaborations théoriques. Il ne s'agit pas de dénoncer dans cet article les dérives épistémiques et pratiques des deux postures précédemment caricaturées - car là n'est pas la question. Pour finir, je poserai donc la question suivante: au lieu de constater stérilement les soi-disant insurmontables divergences entre approches sociologiques, n'est-il pas préférable et fécond de proposer des normes de scientificité, des critères de validité réglant "universellement" l'activité sociologique (par exemple, la reconnaissance raisonnée de la "contrainte argumentative du vrai"[6])? Certes les méthodes choisies, les "engagements ontologiques" contractés (c'est-à-dire le choix des entités décrites) et encore les présupposés cognitifs peuvent être radicalement différents (un monde sépare l'herméneutique des théories néo-dukheimiennes du fait social), mais l'émetteur d'un discours, dès qu'il prétend à la scientificité, doit impérativement accepter d'être évalué en fonction de critères définissant ce que l'on peut pompeusement appeler la validité discursive. Rien n'empêche ceux pour qui la discussion et la thématisation collective des énoncés scientifiques sont inappropriées de faire de la "littérature intuitionniste" ou de déployer des "interprétations sauvages" de la réalité sociale, entreprises subjectivistes qui ont le mérite de faire sens à des endroits où la théorie sclérosée patine laborieusement - c'est après tout une tâche fort exigeante et difficile.

Arnaud Saint-Martin

Notes:
1.- Dois-je, pour donner un exemple de ces conduites d'auto-duperie, rappeler à quel point la "pensée soixante-huitarde", agrémentée de produits hallucinatoires en tous genres - maoïsme à la sauce sorbonnarde, castrisme parisien, proudhonisme petit-bourgeois, etc. -, a après-coup déçu nombre d'insoumis enclins à avaler tout et n'importe quoi?
2.- Jean-François Dortier, "Les sciences humaines. Une décennie de renouveau", Sciences Humaines, no 100, décembre 1999.
3.- Pour une présentation synthétique des thèses mertoniennes, cf. O. Martin, Sociologie des sciences, Paris, Nathan, 2000.
4.- J.-M. Berthelot, 1996, Les vertus de l'incertitude, Paris, PUF.
5.- Pour une caractérisation (rapide) de ce "nihilisme", je renvoie le lecteur intéressé à mon éditorial du mois de décembre 2001, intitulé "La réflexivité réflexe comme habitus scientifique. De l'engagement critique du sociologue face au nihilisme ambiant".
6.- Critère que les partisans des "théories anarchistes de la connaissance" (à la Feyerabend) et autres relativistes railleront, à n'en point douter.
Notice:
Saint-Martin, Arnaud. "Les bricolages sociologiques. Du pluralisme en sciences sociales", Esprit critique, vol.04 no.02, Février 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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