Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.03 No.12 - Décembre 2001
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Editorial
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La réflexivité réflexe comme habitus scientifique. De l'engagement critique du sociologue face au nihilisme ambiant
Par Arnaud Saint-Martin

      C'est un fait qu'il faut admettre: l'air du temps, l'atmosphère cognitive contemporaine, est empli de vide, un insondable et funeste vide. Dans un flamboyant essai joliment intitulé Eloge de la sociologie ou la fécondité du néant[1], Pierre-Jean Simon livre une interprétation radicale et polémiste de ce "nihilisme" ambiant, loin de la pensée molle et neurasthénique des néo-libéraux et autres apôtres de la postmodernité. Cette brillante réflexion a le mérite de rappeler quelques axiomes de la pensée sociologique qu'on a tendance à oublier tant ils semblent être d'indicibles truismes. Très brièvement exposé, la sociologie, contre le "naturalisme social" et les réductionnismes biologiques qui font de l'homme un animal déterminé par les seules lois de la nature (ce fantasme éthologique), s'apparente à un "artificialisme social", parce qu'elle conçoit les sociétés humaines en tant que productions purement "humaines", c'est à dire "artificielles", constructions contingentes et historiques, dont les modes d'organisation, les conventions et les canons normatifs sont relatifs et périssables. Autrement dit, "l'histoire des hommes n'étant faite que par eux-mêmes", la sociologie se représente le social, ou plus précisément le "monde historique-social-culturel", en tant qu'il est pour ainsi dire autosuffisant et auto-produit, écartant par là les spéculations métaphysiques et les garanties religieuses (du type l'homme est d'essence divine). Les hommes sont tributaires d'une destinée qu'ils façonnent, inventant des manières d'être ensemble maniables dans le temps. La thèse majeure de la sociologie, qui invite à faire de la "sociologie sociologiquement", est donc, après Marx et Durkheim, celle de la "production sociale du social"[2].

      Avec beaucoup de finesse, l'auteur tire les conséquences de cette conception artificialiste du social. En toute logique, si toutes les règles et les lois n'ont de valeur et de sens qu'une fois intégrées dans tels contextes normatifs donnés, alors "tout est bon", tout est relatif. Pire, par extension, s'il n'y a plus de principe transcendant ni de garant abstrait (Dieu, la Nature, la lutte des classes, etc.) pour légitimer de droit et universellement les pratiques, alors, "tout est permis" et c'est là le règne du nihilisme si bien décrit par Dostoïevski. C'est vrai, on est en droit d'être sceptique et relativiste si l'on suit jusqu'au bout le raisonnement sociologique ainsi entendu. Mais en aucun cas il s'agit pour le sociologue de cautionner cet état de fait. Bien au contraire, c'est sur la base de cette argumentation que se fortifie le savoir du sociologue-critique. Vacciné contre les certitudes de foi et les dogmatismes, ce dernier envisage les sociétés humaines en tant qu'elles sont auto-produites, et donc est à même de montrer que l'ordre social inique, que les puissants et les dominateurs en tous genres aiment à naturaliser pour mieux le perpétuer à leur avantage, est le seul résultat de rapports sociaux de force et de systèmes de représentations collectives. Ici la sociologie devient dénonciation et critique de l'ordre arbitrairement établi, au nom des valeurs de la démocratie dont elle est un des porte-voix: "Elle est lutte incessante contre les prénotions de sens commun, les préjugés, les mythologies, les idéologies..., dénonciation de toute la fausse monnaie des rêves dont, selon la formule de Mauss, se paient toujours les sociétés"[3]. Pour conclure, Simon propose une définition "démocratique" du nihilisme, rationnel et raisonnable, comme "sagesse négative", "philosophie immanente de la démocratie"[4]. Opposé aux manifestations anti-démocratiques, c'est à dire tout ce qui entrave le dialogue, la pensée libre, la sociologie "nihiliste" (nihilisme minimal), est armée pour faire face aux formes hard et soft du nihilisme contemporain.

      Cet ouvrage a quelque chose de revigorant. Les librairies sont par trop infestées par ces manuels de prêt-à-penser, ces livres vantant les bienfaits de la soft ideology[5]. Assumons, avec tout ce que cela peut comporter de risques et de difficultés, notre tâche de critique de l'ordre social. C'est j'en conviens un vieux projet, une grandiose utopie. Mais je ne vois pas quelle est l'"utilité" d'une sociologie contemplative et bassement descriptiviste, ce qu'elle peut apporter à la cité, si ce n'est la satisfaction narcissique d'occultes chercheurs cloîtrés dans leur morbide tout d'ivoire. La sociologie telle que Simon la définit, artificialiste et "constructiviste" (quel vilain mot!), est par essence critique. Dans son dernier ouvrage Science de la science et réflexivité, Pierre Bourdieu plaide notamment en faveur d'une "objectivation du sujet de l'objectivation", pour une "réflexivité réflexe constitutive de l'habitus scientifique du sociologue"[6]. Derrière ce vocable enflé dont seul le maître a le secret, c'est toute la problématique de l'engagement politique du sociologue qui surgit. L'esprit critique est, alors que miroitent les pathologies d'une époque tristement nihiliste, une attitude qu'il faut absolument adopter, et d'autant plus lorsque l'on prétend être sociologue. Une éthique négativiste qui décrit positivement les injustices des sociétés humaines et assume pleinement la fragilité du système politique qu'elle défend et représente, tel est le programme que j'ai l'honneur de soumettre à nos lecteurs.

      Cette opinion circonstanciée et personnelle, épistémologiquement normative, est à bien des égards partiale mais j'assume avec joie les conséquences de cette position engagée et engageante. Parce que dès aujourd'hui, il s'agit de réenchanter le savoir sociologique.

Arnaud Saint-Martin

Notes:
1.- P.-J. Simon, Eloge de la sociologie ou la fécondité du néant, Paris, PUF, 2001.
2.- P.-J. Simon, ibidem, p.30-31.
3.- P.-J. Simon, ibidem, p.39.
4.- P.-J. Simon, ibidem, p.97.
5.- F.B. Huyghe, P. Barbès, La soft-idéologie, Paris, Ed. Laffont, 1987.
6.- P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, éd. Raisons d'agir, 2001, p.174.
Notice:
Saint-Martin, Arnaud. "La réflexivité réflexe comme habitus scientifique. De l'engagement critique du sociologue face au nihilisme ambiant", Esprit critique, vol.03 no.12, Décembre 2001, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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