Esprit critique - Revue électronique de sociologie
-----
Accueil Information Archives Collaborer Aide
-----
-----
Vol.03 No.10 - Octobre 2001
-----
-----
Numéro thématique - Automne 2001
-----
Les rapports sociaux sur Internet: analyse sociologique des relations sociales dans le virtuel
Sous la direction de Jean-François Marcotte
-----
Articles
-----

Technosocialité et irrationalismes postmodernes: analyse d'une notion molle
Par Arnaud Saint-Martin

      Parler de l'Internet est d'emblée une chose délicate lorsque l'on choisit de ne pas célébrer, à la manière des aficionados de la "cyberculture", ses vertus communicationnelles ou son prétendu projet de civilisation. Élaborer ne serait-ce qu'une esquisse de critique revient à passer aux yeux des doctrinaires de cette nouvelle "religiosité" composite pour un "technophobe" impénitent, un promoteur désespéré des relations de face-à-face, d'une société désormais abîmée. Sans tomber dans le terrorisme anti-Internet consistant à nier, au nom d'un certain idéal mièvre de la communication tangible, l'intérêt de cet outil souvent utile, il paraît malgré tout nécessaire, à l'heure d'une certaine radicalisation du néolibéralisme et d'une maximalisation des principes du nouveau capitalisme, de démystifier un minimum cette idéologie de la "virtualité" que l'Internet véhicule indolemment. Aussi un constat s'impose: sur les façades colorées et expressives des sites de la toile miroitent les fantasmes et les mauvais génies d'une époque perturbée, de sociétés modernes avancées confrontées à leurs propres paradoxes. Traiter l'Internet en tant que symptôme de ces pathologies modernes n'est certes pas sans conséquences. Le sociologue n'est pas un thérapeute; il se contente d'ausculter, avec le peu de moyens dont il dispose, les manifestations étranges qui se donnent à voir hic et nunc. Mais à la vue de cette espèce de surenchère rhétorique accompagnant l'exaltation de cette soi-disant révolution culturelle que constituerait la cyberculture, force est de constater que cette nouvelle société virtuelle et le système de croyances qui la soutient sont à bien des égards superficiels et creux. Ne pas voir à quel point cette utopie en germe est pour une part fabriquée par les industriels du divertissement et autres marchands du temple, c'est se voiler la face, refuser la réalité d'une virtualité aussi aveuglante que séduisante. Dans Le culte de l'Internet, P. Breton analyse très bien les ressorts de cette croyance, syncrétisme culturel et cultuel eu égard duquel il s'agit d'être un tant soit peu vigilant[1]. La société de l'information, ce n'est pas l'éden que les campagnes sauvages de marketing des grandes firmes multinationales et les entreprises de la "nouvelle économie" nous vendent sans cesse. La concorde universelle connectant les internautes n'est après tout qu'une fiction: la toile n'unit pas les esprits mais les nombrils, elle est la source d'eau que les narcisses boivent à satiété, jusqu'à l'ivresse.

      Dans ce court article qui me vaudra à n'en point douter les foudres des zélateurs du Web, je souhaiterais discuter la notion de "technosocialité" proposée par un certain courant "sociologique" postmoderne. Je fais ici référence à un numéro thématique de la revue postmoderniste Sociétés dans lequel des auteurs, parmi lesquels figurent notamment E. Morin et J. Baudrillard, discutent spécialement cette "notion" (on ne parle évidemment pas de concept, la notion étant sémantiquement plus souple, permettant des contorsions théoriques avantageuses quand l'analyse conceptuelle vient à démasquer l'insignifiance des mots)[2]. A la lecture de ces différents articles, on peut dire grosso modo que les lignes interprétatives et les points de vue convergent puisque est avancée une "définition" relativement homogène de la technosocialité. Elle serait le propre des communautés "virtuelles", de la cyberculture, de la cybersocialité, de toutes les manifestations paradigmatiques de la civilisation technologique, ce qui la structure sociologiquement. Ainsi, pour E. Morin, l'ère sociétale qui se préfigure donne à repenser la dialectique entre le réel et le virtuel, le réel et l'imaginaire[3]. L'interactivité que la technologie viabilise rend possible une monstration des "potentialités de la multi-personnalité"; les réseaux électroniques soutiennent une forme d'"éclatement" protéiforme de l'identité subjective. Visiblement moins euphorique que les théoriciens et "acteurs" de la cyberculture, Baudrillard décrit, dans un style toujours très personnel (on ne s'appesantira pas sur la rhétorique baudrillardienne, allusive et pseudo-théorique, que les métaphores douteuses et les néologismes para-scientifiques surchargent continuellement), ce nouveau réel: "Pour moi, toute cette question entre dans la ligne de l'hyper-réalité. La virtualité est la dernière étape de cette simulation hyper-rationnelle du monde. Le virtuel est le passage à une réalité absolue, à une forme de perception opérationnelle du monde, pertinente en ce qui concerne les moyens de communication de masse, mais plus encore, elle est ce qui met fin à la réalité ou à l'illusion du référent et du sensible"[4]. Le "processus de virtualisation" induit un nouveau rapport au monde, une sorte de déréalisation de l'extérieur, une virtualisation de l'intérieur (les jeux de langage baurdillardiens, derrière leur apparente consistance sémantique, cachent souvent une vacuité théorique assez désarmante pour le profane). D'autres auteurs, membres du CEAQ[5], commentent la socialité postmoderne avec plus d'enthousiasme. Par exemple, A. Lemos idéalise la réappropriation (ou la "violation") sociale des technologies de la communication, qui favorise l'"esthétique", la "reliance" et la convivialité, inventant une existence personnelle proprement "artistique", à l'opposé des carcans identitaires "positivistes" et "rationnels" de la modernité désenchantée[6]. F. Casalegno parle du "cyber-espace" comme d'un "méta-territoire" où se forment des communautés de personnes soudées par l'interactivité, dans un temps magique réenchanté, qui soutient l'éclosion d'une "unité" hybride, entre "hommes, machines, réseaux et sociétés"[7]. Toutes ces idées ont le mérite de reprendre les mêmes mots, de proposer une "vision du monde" plutôt cohérente, qu'il s'agit maintenant de critiquer.

      Dans une optique critique et analytique, j'ai déjà eu l'occasion de présenter dans un article pour Esprit critique (rédigé en collaboration avec M. Quinon) cette sensibilité théorique que la "sociologie formiste" de M. Maffesoli représente le mieux. Selon l'auteur, nous basculerions contemporainement en "postmodernité". Alors que l'épistèmê moderne s'affaiblit et "sature", un nouveau "sens esthétique" naît, souterrainement et contre le "moralisme intellectuel"[8] - je sais par expérience que mon texte sera compris comme "moraliste" et indignement rationaliste (je ne pense pas d'ailleurs que le terme "rationaliste" soit foncièrement un gros mot, bien au contraire!), mais en rien cela ne tarit la validité de mes thèses[9]. Cet esthétisme scelle le retour jubilatoire de Dionysos (le festif, l'orgiaque), du vouloir-être-ensemble, du baroque, du frivole, du carpe diem, dont les pratiques ordinaires telles les communications en temps réel sur l'Internet seraient des exemples probants[10]. La "socialité", c'est donc cette force "mystérieuse" et empiriquement inscrutable qui nous ferait tenir ensemble, véritable "colle sociétale" qu'il serait vain d'essayer d'observer à l'oeil nu tant elle opère "en profondeur". Et cette socialité "se forme" d'une façon inédite lorsqu'elle cimente le réseau des relations virtuelles entre internautes: elle devient "technosocialité". De la postmodernité, Maffesoli ne donne qu'une seule définition, au demeurant équivoque et analytiquement confuse: c'est la "synergie" de l'archaïsme et de la technologie. La technosocialité, c'est la force "reliante" de cette époque ré-enchantée, libérée du joug du finalisme rationnel. Ces quelques idées étant grosso modo résumées, passons un instant à une critique de leurs fondements théoriques et empiriques. Il ne s'agit pas ici de faire le procès du postmodernisme[11] mais plus simplement d'énoncer quelques méprises et mécompréhensions que cette perspective sociologique réputée en vogue axiomatise ambigument.

      Soit, l'Internet serait le lieu privilégié de cette technosocialité. Les sites de la toile où s'affichent souvent de façon ostentatoire les personnes (cf. les pages personnelles où il est d'usage de dévoiler toutes les facettes de sa personnalité, quitte à verser dans un exhibitionnisme nombriliste), à partir desquels se composent des cyber-communautés, seraient les traces concrètes de cette force secrète et obscure. Néanmoins ce constat semble plus qu'embrouillé. Pire, les présuppositions postmodernistes sur la socialité reposent moins sur une réalité sociale factuelle (on m'objectera certainement que la postmodernité n'a que faire de la réalité, subsumée par l'ordre de la virtualité déréalisante où, comme le dit E. Morin, le réel n'existe qu'à partir du moment où l'"imaginaire" le rend consistant[12]) que sur un univers théorique et rhétorique dans lequel se complaisent nombre de chercheurs, très éloigné de ce qu'éprouvent pratiquement les sociétés qu'ils croient élucider en connaissance de cause. Faisant oeuvre sociologique, sommes-nous en définitive obligés, dans le but de rendre compte rationnellement de ces prétendus "nouveaux" modes d'organisation sociale, de faire appel à une ontologie du social ou à une métaphysique de l'attraction sociétale, à céder à un irrationalisme inconvenant aux antipodes de la pensée rationnelle? Je pense que le principe de la socialité et a fortiori de la technosocialité est une supposition ad hoc qui ne fait sens que très figurément et n'a pas de réelle consistance empirique. Agissant en deçà des formes sociales, on me répondra que je ne peux par principe la cerner objectivement. La socialité habite mon corps et mon esprit, elle commande mes relations avec autrui, sans jamais se dévoiler. Une telle orientation est plus que confortable et permet dès le départ d'immuniser de toute critique sérieuse les postmodernistes. Je suis dans l'erreur parce que j'ai le malheur de penser que la sociologie analyse les faits objectivement visibles. Le rejet postmoderne de l'empirisme et de la dialectique de la preuve conduit irrémédiablement à forger un savoir isolationniste piégé par les illusions de la certitude de foi. Parce que la critique des fondements théoriques et empiriques de la notion de technosocialité sera fatalement vitupérée et raillée par les socialitologues internetomanes, qu'elle sera à coup sûr taxée d'invectives anti-positivistes et anti-rationalistes, elle sera ipso facto désarmée. Seulement, je ne pense pas que les acteurs de la modernité avancée (A. Giddens) ressentent cette fusion consensuelle; point de communautarisme à l'oeuvre dans l'Internet mais un semblant de société fondée sur le contrat (et souvent sur la carte bancaire). Si les internautes parle de "tribus" et de "cyberculture", ils le font en vue de rationaliser et de justifier leur activité. Le "cyber-espace" est une pseudo-réalité socialement construite, une croyance vulgaire postmodernisée. C'est un fait, la technophilie a tendance à irradier les esprits monocordes des postmodernistes. Englués dans une critique de la modernité dont un auteur comme Habermas a bien montré les apories[13], fustigeant les valeurs des Lumières qui prétendent soit dit en passant à l'universalité (qu'on se le dise, la vérité et l'objectivité sont transhistoriques et en rien ne sont réductibles à la seule modernité philosophique[14]), ces derniers sont réduits à célébrer doctement une réalité qu'ils imaginent. Et à la manière des prophéties auto-réalisatrices des économistes, cette société virtuelle germe çà et là parce que les acteurs séduits par cette vision métaphysique du monde y adhèrent faute de mieux. Les mondes sociaux qui réalisent quotidiennement cette utopie technologique doivent, afin de se sentir exister en tant que tel, trouver une garantie idéologique, un support cognitif justifiant leur activité concrète. Le postmodernisme sociologique est cet instrument de légitimation culturelle. Pour finir, la technosocialité, c'est une notion molle, le produit frelaté d'une soft ideology conservatrice qui trouve dans les techniques de l'information un moyen de jargonner, au risque de dire n'importe quoi. Contre les thaumaturgies pseudo-théoriques et les incantations métaphysiques postmodernes faisant de l'être-ensemble artificiellement promu par les seigneurs de l'Internet et leurs sujets candidement asservis un cyber-espace démocratique où tout le monde aurait également droit à la parole et à la monstration de soi, je plaiderais de préférence en faveur d'une réflexion critique apte à cerner ce qui se joue réellement au coeur de cette pseudo-virtualité, par-delà les attitudes dogmatiques et les fantasmes romantiques.

      Le ton de cet article est j'en conviens quelque peu emporté. Je ne souhaite assurément pas déclarer la guerre au postmodernisme, bien au contraire. Il s'agit plutôt de tordre de cou à toutes les attitudes dogmatiques et idées reçues qui tendent à soustraire les postmodernistes à l'impératif de la discussion et de la justification, se bornant à remettre en cause ad personam leurs adversaires. Or, à aucun moment les notions de technosocialité et de cyberculture n'ont été justifiées dans le numéro de Sociétés précédemment exposé, c'est bien là le signe d'une "clôture paradigmatique"[15] et d'un repli pathétique d'un courant théorique sur lui-même, d'une orthodoxie peu réjouissante.

Arnaud Saint-Martin

Notes:
1.- P. Breton, Le culte de l'Internet, Paris, La Découverte, 2001.
2.- "Technosocialité", Sociétés, De Boeck Université Éditeur, no 51, 1997. Numéro disponible sur le site Internet du CEAQ.
3.- Entretien sur la Cyberculture avec Edgar Morin, par Federico Casalegno et André Lemos, op.cit.
4.- Entretien avec Jean Baudrillard, par Juremir Machado Da Silva, op.cit.
5.- Le CEAQ (Centre d'étude sur l'actuel et le quotidien) est un centre de recherche en sciences humaines et sociales fondé par Balandier et dirigé par M. Maffesoli, détaché de l'Université Paris V-Sorbonne.
6.- A. Lemos, "La cyber-socialité", op.cit. On reviendra bien entendu sur ces stéréotypes interprétatifs relatifs à une certaine critique péremptoire de la modernité.
7.- F. Casalegno "Le cyberespace; un nouveau territoire pour interagir dans un temps magique", op.cit.
8.- M. Maffesoli, Aux creux des apparences, Paris, Le Livre de Poche, 1990.
9.- Comme pour fuir la discussion, les postmodernistes aiment à attaquer ad hominem les critiques d'où qu'ils viennent.
10.- M. Maffesoli, "Préface", Sociétés, De Boeck Université Éditeur, no 51, 1997.
11.- Je renvoie à l'article de M. Quinon paru dans Esprit Critique sur le colloque du CEAQ dans lequel est plus précisément discutée la sociologie formiste et postmoderniste.
12.- Entretien sur la Cyberculture avec Edgar Morin, par Federico Casalegno et André Lemos, op.cit.
13.- J. Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988.
14.- Le postmodernisme est évidemment le promoteur invétéré d'un relativisme sceptique.
15.- La notion est de M. Quinon.
Notice:
Saint-Martin, Arnaud. "Technosocialité et irrationalismes postmodernes: analyse d'une notion molle", Esprit critique, vol.03 no.10, Octobre 2001, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
-----
Revue électronique de sociologie Esprit critique - Tous droits réservés
-----