Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.03 No.10 - Octobre 2001
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Numéro thématique - Automne 2001
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Les rapports sociaux sur Internet: analyse sociologique des relations sociales dans le virtuel
Sous la direction de Jean-François Marcotte
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Articles
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Le "chat": un vecteur de lien social?
Par Hugues Draelants

      L'avènement d'Internet, nouveau territoire électronique conduit actuellement à l'émergence de nouvelles formes de sociabilité, en rupture radicale avec les cadres spatio-temporels traditionnels. Nous désirons contribuer quelque peu à mettre cela en évidence, à travers cet article traitant d'un point de vue sociologique du fait social communément désigné par les internautes sous le vocable anglo-saxon de "chat". Ce terme, dont l'équivalent français est "messageries en direct[1]", recouvre une utilisation particulière du réseau Internet aujourd'hui largement répandue. Nous définissons le chat comme une conversation sous forme écrite, en temps réel[2], avec éventuellement un grand nombre de personnes en simultané et par l'intermédiaire du Web ou d'un logiciel adapté (un des plus célèbres et répandus étant sans doute IRC). Ce dispositif socio-technique de communication médiatisée par ordinateur (CMO) offre à l'internaute un nouvel espace d'interaction sociale permettant le développement de relations sociales originales et aboutissant dans certains cas seulement, comme nous le montrerons, à la création de lien social.

      La pratique du bavardage par Internet, activité a priori éminemment solitaire, permet en effet assez paradoxalement, la création de lien social entre les participants. L'ordinateur, contrairement à la radio ou à la télévision, traditionnellement vus comme des média de masse, est un médium individuel. Mais l'avènement d'Internet change quelque peu cette donne: bien que l'on soit toujours seul derrière son écran, il est possible, en pianotant sur son clavier, d'interagir, par le biais de la technique, avec d'autres individus connectés.

      Toutefois, si l'introduction d'une nouveau dispositif technologique dans la vie quotidienne est susceptible de produire des changements dans la vie sociale de ses utilisateurs à travers l'introduction de nouveaux types de relations sociales, cela n'est rendu possible que par une transformation du médium de communication lui-même par les chatteurs, qui se le réapproprient et le modifient en introduisant des éléments et des logiques d'utilisation non prévues initialement par les concepteurs. En ce sens, il n'existe pas de déterminisme simple entre la sphère technique et la sphère sociétale, les rapports d'influence que ces sphères entretiennent l'une avec l'autre doivent être pensés sur le mode de l'interaction réciproque. Ce qui implique d'étudier l'usage qui est fait des techniques par les acteurs sociaux.

      Ceux-ci ne manquent pas de continuer à créer[3], notamment en inventant un langage, un code commun de communication composé de signes, de smileys, d'abréviations, d'acronymes... afin de pallier au cadre particulier de l'interaction textuelle du chat. Ce cadre d'interaction peut être qualifié de "décontextualisé" par rapport à une discussion en face à face classique. Formellement, lorsque l'on discute dans un "chat", toute l'information disponible pour attribuer du sens à la situation est uniquement véhiculée par des caractères saisis sur un clavier. Ce médium basé sur une communication textuelle peut être caractérisé par l'étroitesse de sa bande passante. C'est-à-dire que ce qui passe par le chat, pour reprendre la distinction célèbre (P. Watzlawick, et ali., 1972), n'est que la communication digitale[4], toute la communication analogique, qui est propre en pratique, à toute communication non-verbale: la posture, la gestuelle, les regards, les mimiques, l'intonation, le rythme et la succession des mots,... est absente de ce cadre d'interaction. Dès lors, via l'invention d'un langage qui leur est propre, les chatteurs réintroduisent en fait une part d'oralité dans leurs communications, ils se dotent de possibilités communicatives supplémentaires et limitent les éventuelles erreurs de cadrage. Les erreurs de cadrage sont ce que Goffman désigne par une croyance à la fois erronée et spontanée portant sur la manière de cadrer un événement proche. On apprécie incorrectement ce qui se passe. Les ambiguïtés, indéterminations et incertitudes en sont des exemples. Dans les chats, le cadre décontextualisé est propice au surgissement de malentendus et de quiproquos en tous genres plus fréquemment que dans les interactions face à face traditionnelles. Pour essayer de remédier à ce genre de problème les chatteurs vont utiliser, par exemple, des smileys qui indiquent comment interpréter une phrase qui pourrait être interprétée à double sens. Une question ou une réplique qui risquerait comme telle de provoquer l'offense, sera suivie d'un smiley sourire " :) ", indiquant par là qu'il faut interpréter les dires sur le ton de l'humour plutôt que de prendre la phrase au pied de la lettre.

      Ces éléments langagiers inventés dans ces groupes de discussion et partagés par les habitués, lorsqu'on y adjoint la présence de micro-rites, de normes, de comportements à suivre[5] dans ces salons virtuels de discussion afin de s'y intégrer, tout cela contribue à l'émergence d'une certaine culture. Nous entendons par là, dans un sens actionnaliste, que la culture compose un ensemble de solutions mises au point par des acteurs afin de résoudre des problèmes rencontrés. Culture, qui comme on le sait contribue elle-même à la création de lien social, puisque la culture parmi ses multiples fonctions, exerce une fonction d'association et de reconnaissance réciproque. Elle fabrique du lien social. Le "Je" de chaque individu s'inscrit toujours de façon latente dans un "Nous", un groupe, un ensemble social. Ce qui représente précisément ce qu'une culture délimite toujours. Notons que cette culture du chat, nécessite un apprentissage (rapidement acquis) développant une compétence de communication, la découverte initiale d'un chat ne manque en effet jamais de décontenancer le nouveau venu.

      Du lien social, il s'en crée aussi, au sein des chats, de manière plus évidente, plus visible, par les nombreux contacts que nouent et entretiennent les individus entre eux, qui aboutissent à de nouvelles connaissances, parfois amitiés ou même rencontres amoureuses ainsi qu'à la formation de petits groupes. Les individus se forment ainsi des petits réseaux sociaux personnels. Le chat est donc un lieu de sociabilité[6]. Un ensemble de pratiques particulières peut ponctuer la vie du groupe et mettre en évidence l'intensité des liens de sociabilité: des fêtes, des rites diversement élaborés et formalisés. Ce sont essentiellement des rites interpersonnels de présentation et de bienvenue, mais également des rencontres occasionnelles des chatteurs dans la réalité. Les échanges s'actualisent en effet de manière régulière en dehors du chat, en groupe ou de manière plus informelle sur l'initiative de quelques correspondants.

      Mais tous les individus se rendant dans les canaux de discussion ne sont pas pareils, leurs motivations sont plurielles. Si certains sont en recherche plus ou moins consciente de lien social, c'est le cas de ceux attirés par la simple convivialité de discussions informelles ou par le sentiment d'appartenance à un groupe, d'autres détournent l'usage initialement pensé par les concepteurs et premiers utilisateurs du médium. Ils emploient le chat comme une plate-forme de drague voire de cybersexe, ressentie comme sûre, en raison de l'anonymat ayant un effet désinhibiteur sur leurs comportements. D'autres encore, exploitent cet anonymat permettant l'impunité, pour se livrer à des jeux antisociaux afin de perturber le bon déroulement de l'interaction. Ces deux dernières logiques d'action ne créent, bien entendu, pas de lien social, puisque les individus qui les pratiquent ne cherchent pas à s'intégrer au groupe, ni à susciter des rencontres. Elles relèvent, nous semble-t-il, d'une logique de socialisation. Le chat apparaît pour ces acteurs, quasi exclusivement adolescents, comme une scène, sur laquelle il est possible de tester certains comportements risqués, sans que ces activités soient couplées des conséquences habituelles qu'elles ne manqueraient pas d'entraîner en dehors du cyberespace. (Par exemple une riposte musclée face à des insultes ou une gifle en retour d'un comportement de drague intempestif...)

      D'autre part, la pratique du chat a ceci de particulier: elle est évolutive. On ne chatte pas de la même manière à tout moment. Les personnes évoluent, leur façon d'utiliser les canaux de discussion va se transformer en conséquence. Intégrer une analyse diachronique permet d'aider à la compréhension de notre objet. A cette fin nous employons le concept de carrière. La notion de carrière est utilisée pour montrer que se produisent généralement des mouvements entre différents stades. Nous avons en effet été frappé lors des analyses de nos interviews, combien on pouvait reconstruire de nombreux discours selon une temporalité binaire: un avant et un maintenant. Ces deux périodes structuraient de manière récurrente les expériences personnelles du chat. C'est ce qui nous a laissé penser que la notion de carrière pourrait s'appliquer parfaitement à l'étude des chatteurs, et fournir une clé de compréhension intéressante. Au fil du temps, des changements dans la pratique du chat se notent donc: certains types de chatteurs ne se satisfont plus de contacts médiatisés par ordinateur. Après avoir fréquenté des personnes longuement via le chat, certains éprouvent le besoin de rencontrer l'autre réellement, de passer à un autre mode de communication, de "passer au-delà de l'écran". Ces chatteurs, cherchant à "se débarrasser de l'écran et du clavier", appartiennent essentiellement au type " recherche d'appartenance à un groupe" et au type "rencontre amoureuse". Autre évolution notable de la pratique du chat: celle-ci n'est pas constante et semble évoluer en régressant avec le temps. Une certaine lassitude s'installe chez le chatteur. Après l'engouement éprouvé lors d'une première période de découverte du chat, beaucoup se désimpliquent petit à petit et pratiquent moins fréquemment. Pourtant, on ne peut exclure une possible augmentation du nombre d'heures, certaines personnes se restreignant en raison du coût élevé des communications téléphoniques. La connexion à Internet par le câble étant appelée à se généraliser, cela pourrait dès lors inciter ces personnes à ne plus limiter leur usage du chat. Parmi les personnes dont la pratique du chat va s'amenuisant, nos résultats montrent qu'elles gardent généralement un contact avec le canal, pour maintenir les relations créées (à condition de s'être fait des relations), ne fut-ce que pour saluer, donner un signe de vie. Une troisième modification importante dans le comportement des chatteurs s'observe par une sorte de clôture du réseau de connaissances formé. Une fois intégré à un réseau d'amis sur le chat, on se limite à entretenir des échanges avec ces personnes et moins avec d'autres, moins avec les nouveaux, on ne recherche plus, activement du moins, de nouveaux contacts. Et souvent, lorsqu'on ne voit pas d'amis connectés en même temps que soi, on ne chatte pas. Cela s'applique surtout aux personnes recherchant dans la pratique du chat la convivialité ou l'appartenance à un groupe, mais pas celles motivées par la perspective de rencontres amoureuses ou de drague...

      Mentionnons que la carrière se manifeste également souvent par une évolution entre les divers types d'utilisation du chat. Souvent les nouveaux se servent du chat comme un terrain de jeu, dans une logique de socialisation, mais évoluent ensuite assez rapidement vers un des autres types. Ce type de pratique apparaît en effet typiquement transitoire. Le cas de l'individu ayant recours au chat dans l'espoir de provoquer une rencontre amoureuse peut évoluer comme nous l'avons constaté parfois vers la recherche d'appartenance à un groupe, une fois l'âme soeur trouvée...

      En conclusion, il nous semble que ce qui se crée dans les chats est bel et bien du lien social. On se retrouve donc, selon nous, face à une nouvelle forme de sociabilité, en regard des moyens traditionnels de rencontres que sont le voisinage, l'école, le travail... Des individus, qui sans ce médium, et selon toute probabilité n'auraient jamais pu se rencontrer, peuvent maintenant se côtoyer et se connaître par l'intermédiaire d'Internet. Toutefois nous sommes encore loin du "village planétaire" prophétisé par Marshall McLuhan. D'aucuns tendent à oublier avec un peu de complaisance les "e-inégalités" qui sont aujourd'hui criantes et les barrières sociales bien présentes encore sur le réseau mondial. Les clivages se dessinent entre jeunes et vieux, instruits et moins instruits, citadins et ruraux, personnes disposant de revenus élevés et celles en situation de précarité. Dès lors, l'homophilie, c'est-à-dire la tendance pour les amitiés à se former entre des individus socialement proches, garde donc en grande partie sa pertinence comme concept sociologique pour caractériser les relations qui s'établissent par Internet.

      De plus, on l'a vu, on rencontre de multiples logiques d'action parmi les individus pratiquant le bavardage sur Internet et un même individu peut évoluer d'une logique à une autre. Parmi celles-ci, on constate l'existence de comportements anti-sociaux. Il n'existe donc pas de réponse simple et univoque à la question de la création de lien social via le chat. En insistant sur la pluralité des usages, sur leur évolution temporelle, nous désirons modestement complexifier les représentations sur le chat, qui trop souvent est réduit à une seule de ses facettes. Au final, en porte-à-faux avec les visions journalistiques réductrices, nous espérons que cet article[7] contribuera de quelque manière à dissiper, ou tout le moins, à relativiser les visions extrêmes du phénomène, qu'elles soient positives ou négatives. Nous espérons dès lors que les schèmes d'intelligibilité présentés ici feront sens pour le lecteur et contribueront à nuancer la vision portée sur les nouvelles technologies et les impacts sociaux qui en découlent.

Hugues Draelants

Notes:
1.- L'expression est peu usitée, raison pour laquelle nous préférons employer le mot "chat", connu des francophones comme des anglophones.
2.- Pratiquement, un certain "lag" ou temps d'attente entre le moment de saisie du message et son apparition à l'écran des destinataires peut toutefois subsister.
3.- Contre l'image classique de l'utilisateur passif, simple réceptacle.
4.- Communication composée quasi exclusivement de mots et donc propre à l'écrit.
5.- Cf. ce que l'on appelle dans le jargon de l'internaute la "netiquette" et la "chatiquette".
6.- Ce qui n'exclut toutefois pas qu'il puisse être aussi le lieu d'actes asociaux comme nous le verrons par la suite.
7.- Ce papier synthétisait une série de résultats obtenus au terme d'un long travail de réflexion et de recherche et ayant fait l'objet d'un mémoire de fin d'études: Hugues Draelants, Le "chat": analyse sociologique d'un dispositif socio-technique de communication médiatisée par ordinateur, Mémoire de fin d'études, Université Catholique de Louvain, 2000. (non publié) Pour les personnes intéressées, je me ferai un plaisir de leur envoyer par courrier électronique une version complète de ce mémoire.
Références bibliographiques:

Draelants, Hugues. Analyse sociologique d'un dispositif socio-technique de communication médiatisée par ordinateur, Mémoire de fin d'études, Université Catholique de Louvain, 2000.

Goffman, Erving. "La présentation de soi", t. 1 de La mise en scène de la vie quotidienne. "Le sens commun", Paris, Éditions de Minuit, 1973.

Goffman, Erving. Les rites d'interaction, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974.

Goffman, Erving. Les cadres de l'expérience, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991.

Watzlawick, Paul, Helmick Beavin, Janet et Jackson, Don D. Une logique de la communication, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points Essais, 1967.

Notice:
Draelants, Hugues. "Le "chat": un vecteur de lien social?", Esprit critique, vol.03 no.10, Octobre 2001, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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