Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.02 No.12 - Décembre 2000
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Numéro thématique
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La recherche qualitative: objectivité et subjectivité en sociologie
Sous la direction de Jean-François Marcotte
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Articles
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Objectivité et savoir contextuel. L'illusion ontologique de la théorie pure.
Par Arnaud Saint-Martin

      Tirant idéalement leur positivité d'une mise à l'écart méthodique de l'objet qu'elles se donnent pour tâche d'élucider dans ses différents modes d'être, une large partie des sciences anthroposociales se conforment à l'idéal réaliste des "sciences de la nature". Construit sur une ontologie fondamentale, en l'occurrence l'"objectivité", distanciant l'objet de connaissance du sujet connaissant, le savoir de ces disciplines au statut épistémique problématique a quelque chose d'imparfait, d'incomplet, tant le monde qu'elles tentent d'appréhender est d'une infinie complexité. L'objectivité, critère légitimant une certaine démarche scientifique, au creux d'une certaine conception de la science, n'est pas un concept unidimensionnel, puisque sont combinées diverses acceptions du terme. Seront discutés trois axes de lecture, cernant grosso modo les différents enjeux cerclant ce problème de sociologie de la connaissance scientifique.

      En premier lieu, l'objectivité définit un terrain ontologique sur lequel va se bâtir une relation originale entre le sujet et l'objet. Cette structuration cognitive, au creux de la matrice explicative de ces disciplines a fortiori scientifiques, fondant un rapport ontique au monde, c'est à dire un mode d'appréhension spécifique du monde phénoménal, que la science occidentale pense saisir dans son hypothétique objectivité, est le terreau sur lequel elles vont se déployer. La distantialité ainsi structurée détermine un mode de présence aux choses, au monde, que la science moderne institue en tant qu'unique et véritable démarche scientifique. On se souvient de la remarque de J. Habermas dans La technique et la science comme "idéologie"1, critiquant la méthode husserlienne de la "réduction phénoménologique", pensée comme processus de révélation raisonnée et pure de l'essence invariable, transempirique et structurelle des choses (eidos), sachant que cette exploration transcendantale des phénomènes finalement une "utopie" réaliste consistant naïvement à considérer que l'objet agitant la conscience intentionnellement dirigée vers lui, peut être touché sans médiation subjective, sans irruption de l'intérêt du chercheur objectivant tel phénomène, chose restant en dernière analyse indépassable. La prétention à dire la vérité sans intervention subjective dans les sciences anthroposociales est un pari sur la nature de la découverte du monde, et finalement, ceci dévoile une forme d'engagement ontologique, inscrivant historialement le sujet chercheur dans un contexte mondain délimitant une structure ontique indexée dans le temps et dans l'espace. Ces réflexions ne sont certes pas innovantes puisque viennent pointer l'ontologie de Heidegger et la critique habermassienne de la connaissance scientifique. Mais il paraît nécessaire de rappeler que le chercheur s'engageant dans cette démarche consistant à se délier de l'objet qu'il vise intentionnellement, reste une illusion ontologique, dans le sens où le sujet connaissant est pénétré structurellement par l'objet qu'il pense mettre entre parenthèses.

      En deuxième lieu, les sciences anthroposociales, dans cette vaste taxonomie épistémologique scandant des champs d'activité scientifique, occupent une place ambiguë et confuse, liée fondamentalement au terrain phénoménal qu'elles prennent pour objet. En suivant les pérégrinations foucaldiennes, dans Les mots et les choses2, énonçant historiquement la trame sociétale du savoir des sciences humaines, on s'aperçoit rapidement que ces "formations discursives", délimitant un réservoir socio-cognitif de connaissance, construites sur une positivité objectivante, ne sont pas indépendantes d'un certain regard moderne sur le monde, l'assujettissant rationnellement dans un contexte social de domination sur la nature et sur l'homme? objectivés, mis à l'écart rationnellement. La méthode objective prend dans ce cas un sérieux coup, dans sa volonté sous-jacente d'instrumentaliser rationnellement le monde. Participant à ce large procès historique "désenchantant" un monde dépourvu de sens (cf. le concept initié par Weber), impliquant une technisation de la communication, un calcul intéressé dans le cadre de l'action, une domination technocratique fondée en raison, les sciences anthroposociales, malgré ce fantasme humaniste et ce pseudo sentiment d'universalisme, dont elles estiment être les heureuses messagères, sont des entités discursives modernes loin d'être objectives, au grand dam des penseurs revendiquant fièrement leur paternité et leur empire sur elles? le spectre de Durkheim plane au dessus d'un savoir qu'il a façonné avec une impressionnante autorité. Cette dimension praxéologique du savoir, dont la fonction cachée serait la transformation, ou plus modestement, l'action sur le monde, met en scène une subjectivité loin d'être perdue dans des considérations objectivistes la désincarcérant de son objet. Alors la méthodologie qui légitime positivement leur statut de discipline scientifique est bien l'envers de cet idéal du détachement et de la connaissance désintéressée. Touchant à un "monde de la vie" fait de sens, d'imprévision, d'incertitude, le chercheur ne peut que comprendre ce qu'il peut faute de mieux penser comme étant la vérité. Bien que la méthode objective ait suivi les dogmes réalistes des sciences empirico-analytiques, ces sciences de la nature pleinement immergées dans l'illusion de la théorie pure désindexée historiquement, elle reste herméneutique lorsqu'elle tente d'apporter des conclusions, jamais indifférentes, aux constats empiriques qu'elles conçoivent comme objectivement fondés? chose bien entendu plus problématique qu'il n'y paraît, les données expérimentales étant évidemment sélectionnées, débusquées, manipulées, etc., par le chercheur. L'objectivité n'est ici qu'une façade ayant pour fin apparente une légitimation scientifique d'énoncés appréhendant le réel sociétal, plus embrouillé qu'une nature "dénuée" de sens. La méthodologie objective croyant masquer la subjectivité du chercheur achoppe sur une aporie constitutive de leur positivité : les sciences anthroposociales sont condamnées à n'être que des connaissances fragmentaires jamais libérées d'un certain contexte socioculturel engendrant leur être.

      En dernier lieu, réfléchir sur le statut épistémologique de ces savoirs objectivistes à quelque chose de péremptoire, sachant que trancher sur la nature positive de ceux-ci implique presque normalement la formation d'une épistémologie normative, traçant entre les connaissances des frontières épistémiques fondées en "droit" sur le critère transhistorique de la vérité, dans l'optique kantienne des conditions idéales de création d'une connaissance vraie et valable. Mais dans le cas présent, il s'agit préférablement de penser ce processus de justification scientifique accompagnant la présentation des savoirs de ces sciences, révélant une légitimation et une acceptation normée de leur positivité, aussi problématique soit-elle. Pour quelles raisons ces sciences de l'humain se sont-elles conformées à cet idéal de la théorie pure?, que partagent des savoirs convertis à l'illusion de l'accession immédiate et désubjectivée à l'objet de connaissance. La méthode objective, renvoyant dans les basses sphères de la vulgarité du sens commun la subjectivité du chercheur, pourtant élément heuristique dans cette quête de sens qu'est la démarche herméneutique, fait-elle de ces sciences anthroposociales des sciences à part entière? Fort des développements précédents, valorisant une relation ontologique sujet/objet déterminée contextuellement, soulignant une implication pratique, dans le cadre d'une histoire moderne de ces savoirs, je ne peux voir celle-ci que comme étant une entreprise de conformisation au modèle de scientificité des sciences de la nature, "objectif" et pensé comme "vrai", impliquant un système d'intérêts particulier, bien qu'une telle supposition soit évidemment en partie caricaturale. L'objectivité, sous couvert de recherche raisonnée de la vérité immanente aux sociétés humaines, devient un argument idéologique? dans le sens d'une système représentationnel partagé par les membres d'un groupe déterminé?, construit sur une vision moderne du monde, sur fond d'ontologie et d'inscription historique du savoir.

      Ces assertions que j'ai très promptement exposées sont d'une importance capitale, compte tenu de la nature conflictuelle des débats entourant la réflexion sur l'être de ces sciences, à l'heure du constructivisme relativiste et du rationalisme critique. La question, en filigrane de mes remarques sûrement polémiques, peut en fait se résumer à cet énoncé : les sciences anthroposociales qui font leur le concept d'objectivité, dans ses différentes acceptions? ontologique, méthodologique et épistémologique?, sont dépendantes d'une séquence civilisationnelle déterminée, sans néanmoins s'y réduire. La question surgissant de cette affirmation soulève un paradoxe irritant pour l'épistémologie de ces disciplines a fortiori scientifiques: que dire du statut épistémique des connaissances anthroposociales objectivées par la méthode dite "objective" et considérées comme étant vraies car soumises à des tests de vérification objectifs?, sachant que l'objectivation est par essence une décontextualisation et une mise à l'écart de l'objet de connaissance et que cette même démarche d'objectivation est indexée socio-historiquement, sans pour autant relativiser ou marginaliser ce savoir et la démarche le produisant, restant au niveau discursif bien spécifiques. Il serait faux de jeter aux oubliettes ces savoirs, dans le cadre étroit d'une orientation relativiste? qu'il est de bon ton de valoriser actuellement, mode vouée à buter sur l'impasse philosophique qu'elle façonne perfidement, à savoir cette prétention universaliste à statuer sur des savoirs relatifs?, aussi intéressés soient-ils, en raison de leur engagement, étant conscient du fait qu'ils gardent une "valeur de vérité", en tant que témoignages intelligents et a minima authentiques d'une certaine vison du monde, par essence toujours réductible à un moment donné. Cette tension au creux de l'exercice de la recherche dans les sciences anthroposociales implique une réflexion sur l'être de ces sciences, condamnées à l'incomplétude et à la partialité? bien que contrôlée. Et l'enjeu réel de cette réflexion reste la pensée de la valeur de connaissance des formations discursives croyant légitimement fonder leur positivité sur le socle théorique de l'objectivité. La théorie pure, confondant l'objet de connaissance et le sujet connaissant, sans médiation intéressée ni subjectivité, est, et c'est une thèse critique engagée philosophiquement que je fais mienne, une utopie, une pensée sans lieux, pourtant à l'origine de l'architecture des sciences modernes. Entre l'objet visé par la conscience et la conscience elle-même seconstruit une interaction essentielle, l'intentionnalité? que des philosophes pensaient résolument maîtriser?, dont l'occurrence n'est jamais détachée d'intérêts de connaissance déterminés spatio-temporellement, contre la croyance erronée en l'appréhension "directe" des phénomènes mondains, naturels et/ou humains. La subjectivité est toujours là, en deçà des prises de positions théoriques, des constats empiriques, des procédures analytiques, mettant à mal la certitude de chercheurs prétentieux et immodestes, pensant leur être et leur activité comme étant excentriques par rapport au monde phénoménal dont ils font ontologiquement partie, en tant que sujets historiques.

Arnaud Saint-Martin

Notes:
1.- Habermas J., La technique et la science comme "idéologie", Paris, Gallimard, coll. Tel., 2000, 211 p. Notamment le chapitre intitulé "Connaissance et intérêt", pp. 133-162. Pour des explications plus précises sur ce thème, voir le classique ouvrage Habermas J., Connaissance et intérêt, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1997, 383 p.
2.- Foucault M., Les mots et les choses, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1999, 400 p.
Notice:
Saint-Martin, Arnaud. "Objectivité et savoir contextuel. L'illusion ontologique de la théorie pure.", Esprit critique, vol.02 no.12, Décembre 2000, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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