Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.02 No.12 - Décembre 2000
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Numéro thématique
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La recherche qualitative: objectivité et subjectivité en sociologie
Sous la direction de Jean-François Marcotte
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Articles
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La recherche qualitative entre procédures scientifiques d'objectivation et expérience subjective des individus sociaux.
Par Orazio Maria Valastro

1. - Du traitement objectif des subjectivités et des vécus individuels et collectifs par les chercheurs sociaux et les aspirants sociologues.

      1.1. - L'objectivation du sociologue.

      Le devenir des jeunes sociologues dans la recherche sociale et le déploiement des connaissances et des méthodes des sciences sociales dans la pratique sociologique, commence avant tout dans le rapport problématique entre objectivité et subjectivité pendant l'accomplissement du métier et de la profession de sociologue.

      L'objectivité, condition à la fois synchronique, en tant que modèle de la recherche scientifique, et diachronique, affermissement de la recherche scientifique par un processus de procédures adéquates, exige aussi l'objectivation du sociologue. Révéler la subjectivité du chercheur, sa trajectoire sociale, ses motivations et ses ressources individuelles, sa position et ses dispositions à l'intérieur du champ des sciences sociales, sa propre histoire individuelle et son parcours formatif, fait aussi partie des conditions de l'objectivité1.

      Avant de débuter dans la pratique de la recherche qualitative, quand la relation d'enquête impose une autre tension entre le couple objectivité-subjectivité, exprimé par l'effort d'évaluation de notre résistance à l'objectivation des conditions de la relation entre locuteur et interlocuteur, et des leurs multiples effets sur la production du discours2, la capacité d'effectuer une auto-analyse ne peut que consolider l'objectivation du sociologue. Si l'engagement dans la recherche sociale ne doit pas dissimuler les conditions de construction des phases de l'élaboration de l'objet, la recherche qualitative impose davantage de retrouver soi même pour accéder aux vécus des autres.

      1.2. - La méthode autobiographique pour se placer à l'écoute des autres.

      Il devient ainsi nécessaire de développer notre capacité narrative et d'appréhender notre histoire sociale, nous entraîner à nous écouter nous même pour se placer ensuite à l'écoute des autres, ayant conscience de l'interaction dans le dialogue, de la subjectivité découlant de la relation entre l'interlocuteur et son locuteur. Parvenir à l'approche biographique et aux entretiens de tous genres, à leur usage en sociologie et dans la recherche qualitative, nous aide à façonner notre identité de chercheurs et combiner nos individualités avec les procédures d'objectivation de l'expérience subjective des individus sociaux. Ce travail est possible avec un entraînement à l'écoute, dans une approche autobiographique par exemple, réalisé en recherche action et en formation dans le domaine pédagogique3.

      La démarche autobiographique et l'entraînement à l'auto réflexion, comme expérimentation d'un agir professionnel en construction, peuvent engager un regard plus attentif de l'autre en fonction de l'interprétation de notre expérience existentielle globale. Un parcours individuel qui est aussi marqué par des méthodes assimilées conjointement aux aspects émotionnels, affectifs et subjectifs, présents dans les expériences et les cursus formatifs des chercheurs. L'examen de notre propre expérience sociale nous aide à saisir l'autre en tant qu'expérience de vie, ainsi les récits de vie et les histoires personnelles, vérifiées comme processus cognitifs, sont appréhendées comme des accomplissements de la construction et de la représentation du vécu intérieur et extérieur en fonction de la recherche et de l'attribution de significations affectées à ces vécus.

      C'est un parcours formatif et formateur qui traduit davantage la notion de conscience sociale, une conscience que le sociologue doit atteindre, conscience qui n'est point un jugement de valeur mais au contraire c'est une expérience lucide de sa trajectoire personnelle, ses positions et ses prises de positions, et encore sa disposition à considérer les autres en tant qu'expression d'expériences sociales. Il ne faut pas considérer les individus comme des objets, négligeant de conjuguer les pratiques aux individualités.

2. - Peut-on parler d'objectivité des méthodes quantitatives et de subjectivité dans l'approche qualitative de la recherche sociale?

      2.1. - La négation de l'autonomie d'une sociologie qualitative.

      J'ai considéré nécessaire débuter avec ces réflexions autour de la recherche qualitative en sociologie envisageant, avec la perspective kantienne d'un célèbre texte de Windelband4, comment la connaissance est orientée par l'intérêt à connaître de la personne qui la produit. Le couple problématique objectivité-subjectivité, présente ainsi les difficultés qui naissent dans la pratique de la recherche sociale à différents niveaux, à partir du parcours individuel et de la formation des chercheurs.

      En partant de cette perspective ce même auteur a engagé un ancien débat, quantitatif/qualitatif, débat qui ne se pose plus aujourd'hui dans les mêmes termes, surtout en ce qui concerne la conception des lois universelles et nécessaires. L'énonciation d'une distinction entre disciplines qui font recours au quantitatif et au qualitatif, l'opposition entre quantité, comme incontestable évaluation et détermination du réel, et qualité, comme reproduction de la singularité et de l'unicité, a investi et tourmenté depuis toujours les sociologues. La question qui se pose constamment est s'il faut assumer une orientation et une disposition quantitative ou qualitative, une sorte de conduite, de "forme mentis" néopositiviste ou qualitative5.

      Dans le contexte universitaire italien vous pouvez avoir des positions représentatives du développement, dans les sciences sociales, de ce débat orienté aujourd'hui sur la sociologie quantitative et qualitative, sur les méthodes et les analyses quantitatives et qualitatives. Dans un cadre méthodologique, faisant recours au néopositivisme, la sociologie et sa production de connaissance scientifique sont plausibles dans la mesure où sont possibles des procédures de contrôle, ce qui pose un interrogatif sur l'équivalent dans l'analyse qualitative. Suivant ces concepts on parvient à une position de négation de l'autonomie de la sociologie qualitative (6 et 7). Existe une certaine différenciation entre analyse quantitative et qualitative dans d'autres positions, mais elle est conditionnée par une orientation et une approche fortement quantitative8.

      2.2. - L'intégration de l'objectivité dans la subjectivité réflexive.

      Il s'agit bien d'une "forme mentis" que le processus d'autonomisation de la sociologie qualitative a brisé de manière graduelle. Il suffit de penser à la rupture avec les techniques classiques qui construisent l'objectivation9: la construction de l'objet par un modèle codifié, d'abord élaboration d'hypothèses, ensuite procédure de vérification, enfin rectification des hypothèses. Les phases de construction de l'objet ont été ici inversées, le terrain de recherche c'est le départ d'une problématique, ce n'est pas la vérification d'une problématique préétablie. Les entretiens ne sont pas qualifiés ainsi comme instrument de vérification et recueil des données. Les modèles sociologiques, construits par ce renversement des phases de construction de l'objet, s'ouvrent pleinement à l'expérience des individus et à leur subjectivité.

      Cependant, est-il légitime de parler d'objectivité des méthodes quantitatives et de subjectivité de l'approche qualitative dans la recherche sociale?10 Les sciences sociales interviennent dans le domaine de l'authenticité personnelle et dans celui de l'interprétation, il s'agit moins d'une objectivité réaliste comme équivalent d'une vérité historique, et plus d'une objectivité comme interprétation des expériences sociales relatives au contexte social et de la recherche. Il y a intégration de l'objectivité dans la subjectivité réflexive, où les phénomènes sociaux sont modifiés dans les expériences vécues et représentées par les individus.

      L'approche biographique, dans la recherche qualitative en sciences sociales, rend manifeste la subjectivité des acteurs sociaux, leur mémoire individuelle et collective, leurs conceptions et interprétations, leurs projets11, étant d'autre part une orientation partagée par plusieurs chercheurs à échelle internationale. Les précurseurs de cette approche, par exemple le travail monographique de Le Play sur les familles ouvrières en Europe, l'Ecole de Chicago avec l'étude sur les paysans polonais de Thomas W. I. et Znaniecki F, traduit seulement récemment en français, ou encore les oeuvres des conjoints Lewis à partir de la Vida à Les enfants de Sanchez, ont orienté les évolutions postérieures de cette approche, représenté en France par les travaux de Bertaux12.

      2.3. - Les premières études faisant recours aux témoignages personnels et la consolidation de l'approche biographique en Italie.

      Les premières études de Dolci Danilo sur la condition des villes du sud, en particulier sur la condition de ville comme Palerme, le recours aux histoires de vie par Scotellaro Rocco, ses analyses des agriculteurs du sud, vont désigner une première phase dans la compréhension de la culture rurale, ainsi que des problèmes liés aux processus de transformations qui vont marquer la réalité sociale économique et culturelle du sud de l'Italie. La vérification des conditions de validité des méthodes utilisées pour examiner la société, le déploiement de méthodes efficaces pour comprendre la culture rurale, vont marquer ensuite une phase liée aux recherches sociales pour consolider une méthodologie propre aux sciences sociales.

      Au début du processus d'institutionnalisation de la sociologie, les années cinquante, nous avons eu des chercheurs qui s'appelaient sociologues, ayant des parcours académiques et scientifiques différents, agissant pour face à l'exigence de comprendre la condition du sud de l'Italie. Les recherches se sont développées dans un contexte influencé par les community studies, parvenant ces années là des Etats Unis, et la réflexion sur les sociétés du sud considérées comme des systèmes intégrés13. Les études de Tentori Tullio et De Martino Ernesto, anthropologues, dans les années cinquante, et ensuite ceux de Ferrarotti Franco, sociologue, dans les périphéries de Rome, pendant les années soixante.

      Un point de repère fondamental dans la sociologique qualitative italienne a été "histoire et histoires de vie" de Ferrarotti14, en 1981. Un véritable pamphlet sur l'opposition entre méthodologie quantitative et qualitative par rapport aux sciences sociales, définies par leur objet, objet qui pose une question fondamentale. La sociologie n'est pas comparable avec les sciences naturelles, en conséquence on envisage la nécessité de considérer la sociologie comme objet problématique, difficile et tragique en même temps parce que seulement partiellement prévisible. La nécessité d'adapter la méthode avec l'objet de la sociologie soutient le renoncement à l'estimation précise mais trompeuse, caricature du phénomène, immanente photographie d'un particulier de la vie.

      L'histoire de vie renverse un processus historique interprété par des schèmes standardisés dans l'interconnexion de différents aspects de la vie des individus, dans une dimension polyvalente de leur vécu individuel et de groupe. L'individu n'est pas une réalité donnée mais il est la convergence de plusieurs individus, c'est un individu affecté par des tensions et des attentes complexes. Le temps de la vie des individus n'est pas celui du temps historique, il n'y a pas de flux ordonné dans le temps qui n'est pas chronologiquement ordonné, la représentation du passé est plongée dans le présent et l'histoire de vie devient ainsi la capacité d'expérimenter une nouvelle rationalité qui ne se résume pas dans le couple moyens-buts.

      2.4. - La formation des individus entre temporalité et construction de l'identité et les critères de travail dans l'analyse des subjectivités.

      L'approche biographique positionne le chercheur ou la chercheuse sur le même plan de l'objet de recherche, exhortant une interaction et une méthodologie de l'écoute. Se manifeste ainsi une corrélation entre individu et société, qui n'est pas déterminé à priori, dévoilant un individu dans sa capacité de refléter, intérioriser et filtrer le social, proposant une représentation originelle de son expérience sociale. Cette subjectivité est saisie principalement dans la temporalité.

      La temporalité, configurée comme dimension essentielle du social, peut introduire le mouvement dynamique de la réalité sociale en tant que construction mentale, perception sensible et médiation symbolique, comme flux évolutif analysable dans sa temporalité et dans l'ensemble des significations exprimées. La construction de l'identité se réalise ainsi en fonction de la conception de soi même, dans la circularité temporelle de la vie quotidienne, en tant que segment compréhensible considéré par un principe de cohérence. L'identité, en tant que processus, n'est pas une donnée immuable, elle s'établit dans un processus multidimensionnel: la séparation à partir du groupe primaire, l'affermissement et l'autonomie personnelle, l'affirmation et le renforcement de l'identité par le sentiment de l'originalité.

      Les critères de travail dans la recherche qualitative et l'approche biographique doivent considérer, avec la dimension temporelle, l'interaction et l'interprétation. La phase interactive demande un temps considérable pour créer une relation de confiance, fondé sur un rapport de véridicité. L'interprétation, inscrivant l'histoire de vie dans son contexte social, la saisissant dans le contexte qui lui est propre, va isoler ensuite les domaines problématiques tout en les reliant aux différents niveaux du contexte. L'élaboration des hypothèses de travail est développée pour comprendre comment un noeud problématique est vécu, la dimension temporelle renverse la perspective historique dans le récit biographique guidée par la mémoire sélective. Il faut donc comprendre comment fonctionne la mémoire des individus dans l'interprétation d'une biographie, il faut se rapprocher du contexte ayant aussi une vision synoptique de ce même contexte, du travail de la mémoire et de la configuration de l'expérience sociale de l'individu.

Orazio Maria Valastro

Notes:
1.- Mauger Gérard, Pour une sociologie de la sociologie: notes pour une recherche, L'homme et la Société, no.131, pp.101-120, janvier-mars, 1999.
2.- Bourdieu Pierre, Comprendre, pp.903-925, La misère du monde (sous la direction de P. Bourdieu), Seuil, Paris, 1993.
3.- Demetrio Duccio: La ricerca autobiografica come cura di sé e processo cognitivo, rapport présenté au colloque national de l'IRRSAE de la région Lombardia, "Apprendere dalla memoria: il metodo autobiografico nella formazione nella didattica", Milano 9-10 mai 1995; Adulti che ascoltano, adulti che si ascoltano, Animazione Sociale, pp.35-44, août-septembre 1996.
4.- Windelband W., Preludi, Bompiani, Milano, 1947 (traduit de l'allemand, Geschichte und Naturwissenshaft, 1894).
5.- Colombis Alessio, Fuori dal mito: la sociologia "qualitativa" è una forma della mente, pp.179-242, Il sociologo e le sirene: la sfida dei metodi qualitativi (a cura di Cipolla Costantino e De Lillo Antonio), Franco Angeli, Milano, 1996.
6.- Leonardi Franco, Contro l'analisi qualitativa, Sociologia e Ricerca Sociale, pp.3-29, XII, no.35, 1991.
7.- Statera Gianni, Il mito della ricerca qualitativa, Sociologia e Ricerca Sociale, pp.5-26, XIII, no.39, 1992.
8.- Campelli Enzo, Metodi qualitativi e teoria sociale, pp.17-36, , Il sociologo e le sirene: la sfida dei metodi qualitativi (a cura di Cipolla Costantino e De Lillo Antonio), Franco Angeli, Milano, 1996.
9.- Kaufmann Jean-Claude, L'entretien compréhensif, Nathan, Paris, 1996.
10.- Macioti Maria Immacolata, Introduzione, pp.19, La ricerca qualitativa nelle scienze sociali (a cura di Macioti Maria Immacolata),Monduzzi, Bologna, 1997.
11.- De Bernard Maura, Approccio biografico e storie di vita , pp.352-400, Nuovo manuale della ricerca sociologica (a cura di Guidicini Paolo), Franco Angeli, Milano, 1991.
12.- Bertaux Daniel, L'approche biographique: sa validità méthodologique, ses potentialités, pp.197-225, Cahiers Internationaux de Sociologie, LXIX, juillet-décembre, 1980.
13.- Amendola Giandomenico, Lo sviluppo della sociologia tra le altre discipline, pp.101-109, Per una storia della sociologia in Italia: gli anni '50 e il Mezzogiorno (a cura di Costantini Gianfrancesco), Edizioni Scientifiche Italiane, Napoli, 1993.
14.- Ferrarotti Franco, Histoire et histoires de vie: la méthode biographique dans les sciences sociales, Méridiens-Klincksieck, Paris, 1983 (Storia e storie di vita, Laterza, Bari, 1981).
Notice:
Valastro, Orazio Maria. "La recherche qualitative entre procédures scientifiques d'objectivation et expérience subjective des individus sociaux.", Esprit critique, vol.02 no.12, Décembre 2000, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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