Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.01 No.02 - Décembre 1999
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Editorial
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Méga-législation et micro-juridiction
Par Jean-François Marcotte

      Il y a quelques semaines, une étrange loi est entrée en vigueur dans la ville où j'habite! Il s'agit d'une loi sur la cueillette des ordures ménagères, et en cela, il n'y a rien de spécial. Mais, pourquoi cette loi est-elle si particulière? Voyez-vous, cette loi décrit des paramètres stricts à respecter et énumère les objets qu'il est proscrit de jeter! Il est interdit de jeter tout objet qui est potentiellement recyclable: papier, coeur de pomme, bouteille de vin,... et j'en passe! En soi, la vertu est bonne, le recyclage des objets peut contrebalancer tout le gaspillage de la société de consommation. Là où ça dépasse les bornes, c'est qu'il y ait une loi pour veiller au respect de la vertu. Mais, ce n'est pas tout, on ne peut pas jeter nos ordures dans n'importe lequel sac! Le sac à ordure doit respecter un format bien précis! Il est interdit de mettre le sac de vidange au chemin avant l'heure indiquée pour chaque quartier de la ville. Mais, ce n'est pas encore terminé, une brigade d'inspecteurs a été engagée pour sillonner les rues afin de vérifier l'application de cette loi. Ce qui veut dire que toute personne peut recevoir une contravention pour avoir jeté une feuille de papier, pour avoir utilisé un sac trop petit ou pour avoir mis le sac au chemin quelques minutes avant l'heure permise!

      Mais qu'est-ce qui ne fonctionne pas ici? D'abord, nous sommes face à une "méga-législation", c'est-à-dire un système de règles qui dépasse largement la capacité de chacun à connaître toutes les règles qui régissent son comportement. On affirme souvent que dans les sociétés traditionnelles et non spécialisées, chaque personne partage et maîtrise l'ensemble du savoir de sa communauté. Avec la spécialisation des métiers et la complexité des sociétés industrielles, le citoyen n'est plus en mesure de connaître l'ensemble des savoirs de sa société. J'apporte le terme "méga-législation" pour signifier une étape contemporaine où chaque citoyen ne sera plus en mesure de maîtriser l'ensemble des lois qui régissent son comportement. Même si un citoyen passait sa vie entière à lire les milliard de pages des textes juridiques, il ne saurait rattraper les nouvelles lois qui s'ajoutent chaque jour. Et là, je ne parle même pas de l'accessibilité aux textes de lois... En effet, dans bien des cas, il en coûte quelque chose pour obtenir une copie des textes de lois. Une personne pauvre n'aura donc jamais les moyens de connaître les règles qui régissent son propre comportement. De toutes façons, personne n'a le temps de lire ces règles!

      Il existe donc une distinction entre la vertu et la loi que les officiers de la justice ne semblent plus comprendre. Pourquoi les comportements d'une majorité d'individus sont généralement légaux malgré cette "méga-législation"? Et pourtant, ces individus n'ont pas lu les textes de lois! C'est que chaque citoyen agit en société grâce à un système de référence intériorisé, un système de valeurs, une vertu, une conscience sociale! Il ne faut jamais perdre de vue que c'est par la conscience sociale que chacun entre dans un équilibre social et non parce qu'un système juridique gère des lois pour s'assurer que chacun respecte le bon sens! Je ne dénonce pas l'existence d'un système juridique mais plutôt la décadence des officiers juridiques qui ont perdu de vue cette distinction entre le système normatif spontané et le système juridique officiel.

      Ce qui m'amène à parler d'un troisième aspect de la question, la mouvance du système législatif. Non seulement le code juridique est trop vaste pour que chacun puisse le connaître, mais en plus, le système législatif se transforme à un rythme démesuré. Chaque jour, de nouvelles lois s'ajoutent pour s'assurer que chacun agit correctement. A chaque fois qu'un comportement est proscrit, c'est qu'il y avait des personnes qui posaient ce geste. Alors, à chaque fois qu'une nouvelle loi fait son apparition, une certaine proportion d'individus s'aperçoit que les comportements acceptés hier, ne le sont plus aujourd'hui. Cette mouvance législative déstabilise profondément le citoyen, qui finit par remettre en question la rationalité des lois. Des lois apparaissent et d'autres disparaissent! La confiance en ce système juridique, supposément partagé, ne devient qu'une pure abstraction qui n'a plus de sens pour l'individu. Toutefois, les mesures coercitives se multiplient pour s'assurer du respect de ces règles. Imaginez la frustration grandissante de chaque citoyen, atomisé, qui n'a plus les moyens de s'organiser pour lutter contre ce système qui s'adresse à lui directement.

      Et enfin, j'arrive au quatrième aspect de la question, la "micro-juridiction" ou, un système juridique qui se positionne sur les moindres gestes quotidiens des citoyens. Le système juridique tente d'ajouter des lois face à tous les comportements possibles. Les lois se rapprochent du détail, de la vie privée des citoyens. Il s'agit, de mon point de vue, d'une tendance antidémocratique dans les sociétés contemporaines. Ce système autoritaire permet aux élus de choisir les comportements acceptables pour les citoyens et de leurs imposer. Si nous revenons à notre loi sur les ordures ménagères, aucun citoyen n'a souhaité qu'une telle règle leur soit imposée. Et pourtant, les élus se sont mis dans la position du père qui protège son enfant contre lui-même. Il est bon pour les citoyens de respecter telle règle, alors nous allons ajouter une loi pour leur imposer! Le mandat des élus est de gérer l'État et non de gérer les comportements.

      Et il manque un dernier élément au portrait, qui s'ajoute à cette attitude autoritaire, il s'agit d'encourager les citoyens à dénoncer ceux qui ne respectent pas ces règles futiles. Ce vent malsain se répand rapidement et la pression sur le citoyen devient insupportable. On ne sait jamais qui se cache derrière notre sac de vidange, qui pourrait appeler les inspecteurs des ordures ménagères! Mais, je ne m'étirerai pas plus sur cette question, quoique j'en aurais beaucoup à dire! Pour terminer ce portrait, j'ai envie de conclure en disant seulement la chose suivante. Le phénomène de la pauvreté dans les villes s'accroît à un rythme incroyable, le suicide chez les jeunes augmente désespérément, l'écart entre les riches et les pauvres s'élargit, pourquoi gaspiller de l'argent et des énergies sur un système de surveillance des ordures ménagères!

Jean-François Marcotte

Notice:
Marcotte, Jean-François. "Méga-législation et micro-juridiction", Esprit critique, vol.01 no.02, Décembre 1999, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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