Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.01 No.02 - Décembre 1999
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Du passage à l'an 2000
Par Vincent Aubert

      A un mois du nouvel an, il me paraît incontournable de m'intéresser à ces semaines d'effervescence qui auront précédé le passage à l'an 2000. Certes, il n'est pas indiqué en sociologie de traiter un sujet "à chaud" et de tomber dans les travers de l'événementiel. Il est souhaitable au contraire de prendre tout le recul nécessaire afin d'appréhender au mieux le sujet que l'on souhaite étudier. Pourtant, dans ce cas, les enjeux et les conséquences me semblent si faibles que j'ose transgresser la règle.

      Depuis le premier janvier 1999, les signes du passage vers le nouveau millénaire se sont multipliés, rappelant à chacun la date historique qui s'annonce. De nombreuses villes à travers le monde ont mis en place des compte à rebours égrenant chaque seconde qui nous sépare de l'an 2000 (compteurs visibles de Paris, sur la Tour Eiffel, à New-York sur Time Square) et nul n'est censé ignorer aujourd'hui cet événement. Alors Pourquoi cet engouement pour un passage si bref vers un avenir peu prometteur de changements radicaux? La réponse se trouve dans l'importante valeur symbolique de cette date.

      En effet, c'est elle qui cristallise toutes les représentations d'un concept toujours plus présent dans notre société: celui de la modernité. Pour Georges Balandier, la modernité révèle le travail d'une société et d'une culture, elle exprime les contradictions d'une époque, les tensions et les éclatements qu'elle génère[1]. Les traces culturelles développées au cours de ce siècle d'une certaine idée de la modernité attendue vers la fin de ce millénaire sont nombreuses: romans, films, peintures, etc. Généralement, celle-ci a pris la forme d'une forte avancée technologique. A l'approche de l'an 2000, les hommes devaient avoir conquis l'espace, dompté la nature tout en vivant en harmonie avec elle, être parvenus à instaurer une paix mondiale, à éradiquer la pauvreté et la maladie et être soulagés de nombreuses tâches physiques par des machines qui seraient à leur service. Certains écrivains ont, quant à eux, imaginé une société bureaucratique et totalitaire dont l'oeuvre la plus connue est sûrement 1984 de Georges Orwell.

      Aujourd'hui, on peut observer le décalage entre ces "prédictions" et la réalité que nous connaissons: le piétinement de la conquête spatiale, l'accroissement de l'effet de serre, la multiplication des guerres ethniques, un fossé de plus en plus important entre riches et pauvres, les ravages causés par le virus du sida que l'on ne parvient pas à éliminer... En fait, ce futur imaginé par tous ces auteurs, et à travers eux par une bonne partie de la société, fait déjà partie de notre passé si l'on s'en réfère à notre calendrier. Le futur imaginé a pris du retard et ne correspond plus à l'idée que l'on pouvait s'en faire. Aussi, actuellement, on cherche à faire apparaître les diverses avancées technologiques, faute de mieux, pour estomper les frustrations de n'être parvenu à créer une société idéale à l'aube du 21ème siècle.

      Le symbole de la modernité en cette fin de siècle est le développement d'internet, outil présenté comme un moyen de communication capable de relier tous les hommes de la planète mais qui ne concerne encore qu'une infime partie de la population mondiale et qui ne résoudra aucun des problèmes fondamentaux auxquels chaque société est confrontée.

      Aujourd'hui, société moderne est devenue synonyme de société rationnelle. Pour Jean Baudrillard, la logique de la modernité se manifeste d'abord sous les aspects de la rationalité instrumentale, de l'efficacité de la production, la progression accélérée des sciences et des techniques, le développement systématique des forces productives, la recherche d'un asservissement toujours plus poussé de la nature. Cette logique s'accompagne d'une logique des organisations et de la puissance qu'elles exercent sur l'homme moderne.

      D'une part, l'Etat bureaucratique informatisé renforce ses interventions, d'autre part, à l'extérieur de l'Etat, les organismes effectuant la production et assumant les fonctions de service répondent à la concurrence accrue et aux contraintes de la conjoncture par le recours à des nouveaux équipements techniques et des procédures de gestion toujours plus rationalisés.

      Les appareils bureaucratiques se multiplient et se complexifient, le phénomène bureaucratique devient massif[2]. Par la suite, elle renforce l'emprise des pouvoirs par le contrôle de l'information et des médias, par les messages de la publicité et de la propagande, par les effets de modes fabriquées qui gouvernent la production culturelle. La rupture avec la société traditionnelle, où les croyances religieuses prédominent semble consommée. On loue la rationalité économique sous la forme du libéralisme, on ne s'intéresse quasiment plus à la religion chrétienne en oubliant que l'an 2000 est celui de 2000 ans de christianisme et on présente la religion musulmane comme dangereuse et rétrograde qui par son influence sur certaines sociétés les maintient dans un état de sous-développement dans différents domaines. Les médias se sont souvent intéressés aux sectes millénaristes qu'ils présentent comme des groupuscules terrorisés par le passage à l'an 2000 qui devrait, selon elles, marquer la fin du monde. Les comportements de ces sectes et leur crainte irrationnelle d'une simple date est dénigrée, souvent raillée par des médias qui présentent cet événement comme une fête et l'entrée dans une ère de modernité sans cesse en développement. Pourtant dans leur cas, cette même peur du passage à l'an 2000 est sensible mais prend une forme différente. Elle se cristallise sous une autre forme: celle du "bug" de l'an 2000 (plus de 20000 site y sont consacrés sur internet). On y retrouve les mêmes composants que chez les sectes décrites plus haut. Une certaine forme de fin du monde est crainte: l'arrêt de nombreux ordinateurs qui gèrent l'énergie, les transports, les machines sensées remplacer l'homme dans de nombreuses tâches serait susceptible de provoquer le chaos et de ramener la société à la situation dans laquelle elle se trouvait au début du siècle. C'est de la modernité, symbolisée par l'informatique que pourrait venir le déclin de notre société. La méfiance envers la modernité réapparaît de manière sous-jacente. Elle ne s'affiche pas ouvertement car elle caractérise une société rétrograde et frileuse.

      Ce bond en avant, cette recherche de la modernité de façade nous ramène sans cesse au passé. En politique, la ré-émergence des extrémismes dans de nombreux pays d'Europe est devenue une réalité ; certains partis affichant un retour à la tradition ont pu trouver un public espérant retrouver des valeurs menacées. Ils se basent sur une structure proche de celle du messianisme, qui, par la simplification annule la complexité, l'incertitude et le méconnu, pour raviver l'adhésion et le consentement et diffuser la croyance en la réussite.

      On peut également rencontrer ce phénomène de retour au passé à travers la production musicale par exemple. Actuellement, de nombreuses chansons qui ont connu un succès commercial important il y a quelques années sont reprises, remixées et présentées comme des formes modernes de création musicale. Ici, peut-être plus encore que dans d'autres domaines, l'affirmation de Godbout "quand la modernité s'affiche, c'est qu'elle cache le vide"[3] se révèle juste.

      Ainsi, on peut observer tantôt une volonté d'avancer vers le nouveau millénaire en poursuivant l'aventure de la modernité, tantôt un repli sur les valeurs du passé qui forment un cocon confortable et connu.

      Ce double mouvement d'"élan" et de "freinage" est symptomatique d'une société hésitante qui, à l'heure des bilans, cherche à se prouver qu'elle est parvenue à un stade qu'elle souhaitait atteindre et qui ose fièrement faire face à son avenir. Elle ne parvient cependant pas à se projeter plusieurs années en avant. En ayant occulté tout ce qui n'est pas immédiat, en appréhendant le temps dans l'instant et l'inachèvement, la modernité actuelle a fait une large place à l'éphémère. Cette recherche de l'éphémère dans son paroxysme aboutit à un instant extrêmement bref: la seconde qui nous fera basculer dans le nouveau millénaire. La création d'une histoire linéarisée, irréversible, qui masque toute ligne de développement différente et qui est propre à la modernité a désenchanté le passage à l'an 2000. Chacun sait aujourd'hui qu'aucun changement fondamental de la société ne se produira rapidement et malgré la grande fête qui s'annonce, une certaine frustration sera probablement réelle au matin du premier janvier.

Vincent Aubert

Notes:
1.- Georges Balandier, "Le Détour: pouvoir et modernité", Fayard, Paris, 1985.
2.- Jean Baudrillard, Article "Modernité", Encylopaedia Universalis, Edition de 1968.
3.- J. Godbout, dans la revue Possible (Montréal), "En quête de la Modernité", 8.3., 1984.
Notice:
Aubert, Vincent. "Du passage à l'an 2000", Esprit critique, vol.01 no.02, Décembre 1999, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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